Révolution
et
« Critique de la dissociation-valeur »
Robert Kurz *
La « Critique de la dissociation-valeur » (Wert-Abspaltungs-Kritik), qualifiée en France de manière plus étroite de « Critique de la valeur » (Wertkritik), est avant tout une triple rupture dans la théorie marxienne du capital, avec Marx et au-delà de Marx. Elle est d'abord on le sait, une relecture originale, serrée, philologique du Marx de la théorie du capital, dans la filiation critique et au-delà, de ce qui avait été engagé par le courant allemand (évidemment inconnu en France) de la « Neue Marx Lekture » de Hans-Georg Backhaus et Helmut Reichelt, avec la volonté très clairement de reconstruire de nouveaux fondements radicalisés pour une nouvelle critique de l'économie politique. Elle attaque donc bien en amont d'une simple rupture dans la théorie de la révolution (comme s'y cantonnent les théories post-marxistes, post-prolétariennes ou communisatrices françaises). Du moins, cette triple rupture dans la théorie du capital a pour conséquence une rupture (en cascade) dans la théorie même de la révolution à laquelle veut contribuer ce courant. Même si en réalité les niveaux ne sont pas si dissociés que cela, puisque les premiers textes des revues « Marxistische Kritik » [Critique marxiste] en 1986 puis de « Krisis » à la fin des années 1980, sont bien entendu un mélange indissociable de rupture à la fois dans la théorie du capital et de rupture dans la théorie de la révolution. De manière absolument sans rapport (dans le contenu théorique comme dans la forme) avec ce qu'avaient pu faire dans les années 1970 Jacques Camatte et la revue post-ultragauche « Invariance », Kurz, Lohoff, Klein, Trenkle, Scholz et leurs amis vont rompre dans la théorie du capital, par l'abattage systématique de toutes les vaches sacrées du marxisme traditionnel, notamment celles qui constituent encore aujourd'hui le panthéon ossifié de la théorie marxiste de la révolution et du prolétariat, et le spasme ritualisé des derniers débris du vieux mouvement ouvrier. Et Kurz note que bien du travail théorique déjà engagé (et non traduit) au sein de notre courant, reste à faire pour reconstruire une théorie/pratique de la révolution pour le XXIe siècle qui puisse aller au-delà de la synthèse sociale capitaliste et de la forme sujet moderne. En France, avec une grande diversité de points de vue, la revue « Sortir de l'économie » tente depuis 2007 d'ouvrir quelques uns de ces chantiers dans cette direction.
On le sait, l’objet principal des réflexions autour du courant de la « Critique de la dissociation-valeur » est d’abord et prioritairement de « décentrer » et d’« approfondir » la théorie du capital en la fondant sur de nouvelles bases, en la faisant passer du Marx exotérique au Marx ésotérique, et au-delà, en laissant de côté des pans entiers de l’œuvre de Marx, et ce non dans la volonté de restituer un « vrai Marx » (indéniablement le marxisme traditionnel est fidèle à une part véritable de l'oeuvre de Marx), mais afin de reprendre uniquement ce qui semble aujourd’hui intéressant pour refonder une théorie critique du noyau du capitalisme. Pour cerner le « noyau » de la Wertkritik, on pourrait en effet distinguer trois niveaux essentiels de rupture avec l’ancienne théorie marxiste-traditionnel du capital (on pourrait également noter d’autres niveaux de rupture dans la théorie du capital pour la Wertkritik : l'abandon du matérialisme historique, le dépassement du subjectivisme et de l'objectivisme, l'abandon d'une lecture classiste et sociologiste du noyau du capital, une théorie originale de la forme sujet moderne, la critique en soi du travail, des Lumières, etc.). Premier niveau, un décentrage qui a pour caractéristique principale, de placer la critique du fétichisme de la marchandise « au centre de son approche théorique »[1]. Ce décentrage est ainsi de venir en amont de la survaleur, du salaire, de l’exploitation, de la propriété privée des moyens de production, des classes et de leurs luttes, pour attaquer sur l’analyse de la forme-valeur et de la structure de la marchandise à partir des catégories anonymes de base – marchandise et travail abstrait, valeur et argent. Et montrer que c’est cette analyse de la forme-valeur avec sa critique catégorielle qui nous permet d’interpréter le capitalisme dans ce qu’il a de plus caractéristique : le fétichisme non pas comme mystification (interprétation classique dans le marxisme traditionnel) mais comme phénomène réel, cette inversion réelle (et non une simple représentation) entre sujet/objet, valeur d’usage/valeur, fonctionnaires et fétiche, etc., pôles constitués par le rapport même du capital. Une des ruptures essentielles est donc celle-ci :
« A son niveau le plus profond, le capitalisme n’est donc pas en réalité la domination d’une classe sur une autre, mais le fait, souligné par le concept de fétichisme de la marchandise, que la société tout entière est dominée par des abstraction réelles et anonymes. Il y a des groupes sociaux qui gèrent ce processus et en tirent des bénéfices – mais les appeler ‘‘classes dominantes’’ signifierait prendre pour ‘‘argent comptant’’ les apparences. Marx ne dit rien d’autre lorsqu’il appelle la valeur le ‘‘sujet automate’’ » (A. Jappe, « Aliénation, réification et fétichisme de la marchandise », ibid., p. 77).
Ce premier niveau de la critique des catégories/formes capitalistes fétichistes et destructrices va aussi avec l’affirmation d’une méthode originale de la spécification historique (théorie originale de la rupture donc entre la société capitaliste et les sociétés non capitalistes - inexistence de l'économie dans ces dernières), avec l’important point de la critique de l’approche historico-logique du premier chapitre du « Capital » (voir Anselm Jappe dans « Les Aventures de la marchandise », Denoël, 2003) : les catégories de Marx sont-elles celles à la fois de sa genèse historique et de sa genèse logique (une fois que le capital est déjà à lui-même son propre présupposé-posé par son existence même), ou est-ce que Marx dès le départ du livre parle des catégories dans un monde où déjà le capital constitue la totalité sociale (des catégories donc de son fonctionnement logique) ? Deuxième niveau de la rupture, c’est la théorie de la dissociation-valeur autour de Roswitha Scholz qui n’est même plus un décentrage au sein de la théorie du capital (d’un Marx exotérique à un Marx ésotérique se réduisant à la portion congrue), mais une nouveauté théorique fondamentale et même un dépassement de la critique de la valeur (Wertkritik) qui n’est plus désormais explicative de la totalité sociale (un recueil des articles fondamentaux de Scholz paraîtra en 2015 ou 2016). Le troisième niveau, est la reformulation de la théorie de la crise comme limite interne absolue du capital (au niveau de la masse de valeur), au-delà de « l’anecdote » de la baisse tendancielle du taux de profit, et au-delà de ce qu'ont pu en dire Rosa Luxemburg, Henryk Grossmann et Paul Mattick. L'ouvrage à paraître en mai 2014, d’Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, « La Grande dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l'Etat ne sont pas les causes de la crise » (Post-éditions, 2014) sera la première présentation approfondie en France d'une de ces théories « Wertkritik » de la crise (mais au sein du courant il y a également des débats et des polémiques sur cette question, avec des différences aujourd'hui très nettes entre les groupes Krisis et Exit par exemple, si bien que cet ouvrage ne représente que le point de vue de ses auteurs).
Vous trouverez ci-dessous un court extrait de R. Kurz (1943-2012) sur la question de la révolution, paru en français dans son recueil « Vies et mort du capitalisme. Chroniques de la crise », (Lignes, 2011, pp. 166-170, traduction par Olivier Galtier, Wolfgang Kukulies et Luc Mercier). Plus largement, sur la thématique de la révolution au XXIe siècle, on pourra par exemple se reporter à trois textes encore non traduits de Robert Kurz : un premier texte qui aborde plutôt la thématique de la critique du paradigme traditionnel de la lutte des classes dans les marxismes et la position de Marx là-dedans (texte de 1989), deux autres textes enfin qui abordent la thématique de la nature du politique/et de l’Etat dans la théorie du courant Wertkritik, et par là, la critique du vieux concept de révolution. Bonne lecture.
Clément Homs
- 1989: Der Klassenkampffetisch. Thesen zur Entmythologisierung des Marxismus. (gemeinsam mit Ernst Lohoff) In: Marxistische Kritik. Nr. 7, Verlag Marxistische Kritik.
- 1994: Das Ende der Politik. Thesen zur Krise des warenförmischen Regulationssystems. In: Krisis. Nr. 14, Horlemann Verlag.
- « Die Unselbständigkeit des Staates und die Grenzen der Politik. Vier Thesen zur Krise der politischen Regulation ». Titres et inter-titres de ce dernier texte :
Non-autonomie de l’État et limites de la politique. Quatre thèses sur la crise de la régulation politique.
1. Marché et État, économie et politique, comme pôles du même champ historique
2. Les fonctions économiques de l’État moderne
[1] Anselm Jappe, « Aliénation, réification et fétichisme de la marchandise », in A. Cukier, V. Charbonnier, F. Montferrand, « La réification : histoire d'un concept critique », La Dispute, 2014, p. 81.
Pourriez-vous définir un concept de révolution qui romprait avec le fétichisme et avec la vie quotidienne totalement soumise à la reproduction du capital ?
Robert Kurz : Le concept de révolution est connoté historiquement par le paradigme de la Grande Révolution française, par le paradigme de la série des révolutions bourgeoises du XIXe siècle et des révolutions de la « modernisation de rattrapage » à la périphérie du marché mondial au cours du XXe siècle (Russie, Chine, tiers-monde). Dans ce contexte, la révolution se limitait à la forme politique de la prise de pouvoir et, en ce qui concerne le XXe siècle, à l’étatisation des catégories capitalistes. De ce point de vue, le concept appartient à cette période de l’histoire qui a vu s’imposer le travail abstrait, la logique de la valorisation et le rapport moderne entre les sexes. Sa carrière semble donc terminée. Dans les restes du marxisme comme dans l’idéologie mouvementiste, la révolution ne joue plus aucun rôle en tant qu’acte de bouleversement politique. Mais c’est là jeter le bébé avec l’eau du bain. En remisant le concept de révolution sans même l’avoir examiné, la gauche n’a fait que ratifier sa soumission à la forme d’existence capitaliste fondée socialement sur les classes moyennes.
Ce concept de révolution limité à la politique, Marx l’a critiqué dès ses premiers écrits. Pour lui, la révolution sociale représente une autre qualité qui, en même temps que le rapport-valeur et la forme-marchandise, abolit la forme politique qu’est l’étatisme. Toutefois, chez lui, comme plus tard chez Lukács, ce bouleversement prend encore la forme de la révolution prolétarienne. Or, précisément, ce paradigme reste bloqué au niveau du concept de révolution politique. Quand on atteint la limite interne de la valorisation, la question de la révolution se pose de façon nouvelle et différente, au-delà de l’ontologie du travail abstrait : elle se pose en tant que rupture avec la synthèse sociale[1] dominante sous les formes de la valeur et du rapport capitaliste entre les sexes. Cette synthèse sociale n’est rien d’autre que la forme spécifique de socialisation au sens d’une totalité négative qui, elle aussi, ne peut être abolie que par un bouleversement qui englobe toute la société.
C’est pour cela qu’il faut un mouvement à grande échelle, et aujourd’hui à une échelle transnationale, si l’on veut frapper au cœur de la synthèse sociale. Des occupations d’entreprises par les salariés, par exemple, sont insuffisantes. Ceux-ci ne feraient que s’ériger en sujet-capital collectif, en un sujet qui reste prisonnier de la synthèse opérée par le marché et la concurrence. C’est cela qui fait échouer jusqu’à présent les tentatives semblables (pendant la grande crise en Argentine par exemple[2]). Une transformation au niveau d’un capital individuel, ou, d’une façon générale, au niveau d’une reproduction particulière est impossible. Depuis toujours, c’est la question de la synthèse sociale et donc de la planification sociale au-delà de la forme-valeur, qui constitue le point de départ (et non un quelconque point d’arrivée) de la rupture pratique avec le capitalisme. En ce sens, le concept de révolution n’est pas simplement devenu sans objet – même s’il n’a plus rien à voir avec la vieille conception politique. La théorie critique en tant que critique catégorielle doit insister sur cette question de la synthèse sociale – y compris contre la conscience mouvementiste qui se cantonne au niveau ‘‘symbolique’’ et refuse d’affronter le problème.
Aujourd’hui, la gauche mouvementiste postopéraïste se plaît à dire vouloir « changer le monde sans prendre le pouvoir » (John Holloway). Ici, la synthèse sociale est remplacée par un concept ‘‘diffus’’ de ‘‘vie quotidienne’’, qui a fait carrière à partir de 1968. Certes, ce qu’on désigne souvent sous le terme de ‘‘révolution (culturelle) de la vie quotidienne’’ a toujours été, d’une façon ou d’une autre, la musique accompagnant les transformations sociales ; mais réduit à ce seul aspect, il peut aussi s’agir d’une simple adaptation culturelle à la dynamique capitaliste. Certains concepts élaborés par des soixante-huitards et la gauche postmoderne ont intégré depuis longtemps la gestion de crise capitaliste, par exemple sous la forme de la propagande néolibérale pour l’autoresponsabilité individuelle. La thématisation de la vie quotidienne ne peut remplacer des interventions réelles au niveau de la synthèse sociale ; tout comme elle ne saurait rendre superflue la force d’intervention que cela nécessite (par exemple, des grèves, des barrages sur les voies publiques ou la paralysie des points névralgiques du capitalisme). La ‘’ question du pouvoir ‘’ ne se limite pas au paradigme politique du pouvoir d’Etat, mais se pose d’abord comme la question d’un contre-pouvoir social dans la résistance contre la gestion de crise. En réalité, le quotidien n’est pas en soi un lieu de résistance, notion qui, à ce niveau, perd sa substance. Au contraire, la résistance commence là où les individus s’élèvent au-dessus de leur quotidien déterminé par le capitalisme jusque dans ses pores mêmes et deviennent ainsi enfin capables de s’organiser.
Faisant suite au mouvement alternatif des années 1980 et à son échec, la métaphysique gauchiste de la vie quotidienne se réfère en partie aussi à des tentatives d’une autre mode de production et de vie à l’échelle plus petite de communautés particularistes, qu’elles soient légitimées de façon néo-utopiste ou pragmatique. Ces tentatives, par exemple, sous la forme d’une économie dite locale ou du mouvement numérique Open Source[3], ne peuvent pas atteindre la synthèse sociale pas plus que les occupations d’entreprises. En tant que pseudo-alternative à un mouvement social de résistance et à partir de l’immanence capitaliste, elles menacent de virer à l’autogestion de la pauvreté. Dans la mesure où y transparaît l’idée d’une critique de la forme-marchandise, cette idée se réduit à un format tel que la critique perd son contenu décisif et qu’elle s’embrouille dans des contradictions sans issue. Les prétendues alternatives ne sont pas seulement embourbées dans des relations contractuelles bourgeoises, elles se réfèrent aussi à de minuscules segments de la reproduction qui, dans son ensemble, reste déterminée par le capital. C’est pourquoi les ‘‘ projets pratiques ‘’ particularistes lorgnent généralement vers un financement extérieur par l’Etat, que ce soit sous la forme d’un ‘‘ revenu social ‘’ ou d’un sponsoring municipal. L’étatisme keynésien et l’idéologie alternative ne sont que les deux faces d’une même médaille ; le dénominateur commun est l’orientation directe et indirecte vers le déficit public. A travers ces deux positions, ce qui domine de façon inavouée, c’est la conscience des classes moyennes qui, toujours, veut le beurre et l’argent du beurre. Les gauches keynésienne et alternative doivent donc toutes les deux refouler et nier la nouvelle qualité de la crise, parce que leurs illusions ne survivront pas à la fin du système de crédit global et de l’économie de bulles financières. Elles se verront confrontées à la limite réelle de la synthèse sociale dominante au plus tard lorsque la chute brutale de la conjoncture mondiale atteindra la ‘‘ vie quotidienne ‘’ jusque dans les centres capitalistes.
Extrait de l’entretien paru dans la revue portugaise en ligne Zion Edições, n°8, février-mars 2009.
* Le titre est le seul fait de la salle des machines du site Palim Psao
[1]Le concept de « synthèse sociale » a été développé par Alfred Sohn-Rethel, un théoricien proche de la première génération de l’Ecole de Francfort. Sur ce concept, on pourra se reporter en français au livre de cet auteur, La pensée-marchandise, Le Croquant, 2011, en particulier à la p. 122 [Note de la mise en ligne – Palin Psao]
[2]La crise notamment à partir de décembre 2001, et le mouvement des piqueteros qui a suivi [Note de la mise en ligne]
[3]L’expression Open Source (ou code source libre) s’applique aux logiciels dont la licence respecte des critères établis selon l’Open Source Initiative, c’est-à-dire la possibilité de libre redistribution, d’accès au code source et de travaux dérivés (NdT).