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Headmap2Ci-dessous une note de lecture critique sur le dernier livre de l'anthropologue marxiste Jean-Loup Amselle, Rétrovolutions. Essais sur les primitivismes contemporains, Stock, 2010.

 

 

Voir le Fichier : Notes_sur_R-trovolutions_de_Jean-Loup_Amselle_def_2.pdf

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Rétrovolutions. Essais écrits parfois par un fossile du passé.

 

Note critique sur le livre de Jean-Loup Amselle, Rétrovolutions. Essais sur les primitivismes contemporains, Stock, 2010.

 


Je suis assez naïf sur les anthropologues. J’avais vu le papier dans Le Monde des livres sur ce livre et puis ce terme de « primitivisme » m’interpellait tellement il traverse parfois ici et ailleurs nos discussions critiques (pour critiquer par exemple l’anarcho-primitivisme de John Zerzan, Michel Bounan…). Je me lance donc dans ce livre qui se compose de différents textes inédits ou republiés et organisés selon trois parties reflétant trois formes de ce que seraient les « primitivismes contemporains » : primitivismes politiques, anthropologiques, et artistiques. Je me suis contenté de lire la partie des « primitivismes anthropologiques », la seule qui m'intéresse (le reste est commenté dans la recension du Monde du 10/09/2010 avec un sens non-critique rare par le sociologue Laurent Jeanpierre, notamment cette partie sur l'anthropologie).

1. L’auteur dit quelque chose d’intéressant en ce sens où il essaye de resituer les paradigmes de l’anthropologie dans leur contexte historique particulier. Ainsi, l’évolutionnisme serait d’après lui le symptôme de la « période conquérante de l’impérialisme colonial » (thèse de G. Leclerc, Anthropologie et colonialisme, 1972). Symptomatique d’une époque en cela que évolutionnisme devait justifier la colonisation et son idéologie, en cela que l’évolutionnisme faisait de la société capitaliste occidentale la phase suprême et ultime de l’histoire de l’humanité vers laquelle ces sociétés attardées devaient se tourner. L’évolutionnisme était donc l’idéologie légitimatrice de la colonisation : faire de la société située à telle époque la forme transformée de telle autre société au temps X et dans l’espace Y.

Le fonctionnalisme serait plutôt le paradigme de la « phase du colonialisme installé, de la ‘‘ mise en valeur ’’. Ayant rejeté la perspective historique au vu du peu de résultats obtenus en ce domaine par l’évolutionnisme et le diffusionnisme, le fonctionnalisme peut constituer son prétendu objet : ‘‘ les sociétés primitives ’’, dont l’analyse synchronique et intensive permettra de découvrir les clés de leur fonctionnement » (p. 88).

2. Au travers de l’invention de cette notion de « société primitive », Amselle accuse ici l’anthropologie qu’il qualifie de « traditionnelle » (dans laquelle il inclut le structuralisme Lévi-straussien) de fixer ces sociétés dans un perpétuel « présent ethnographique », comme si « les sociétés primitives pouvaient être des totalités closes et expressives et à ce titre passibles de la méthode monographique » (p. 87). Il refuse ainsi toute détermination interne de l’objet de l’anthropologue. Par la clôture de son objet, l’anthropologue traditionnel va ensuite voir ses propriétés internes, ses différents niveaux (parenté, économie, politique, religion…), leurs relations, etc., il va chercher à expliquer la délicate cuisine de qui détermine qui. Et pour l’anthropologue classique, son objet la société X ou Y possède ce caractère de clôture qui semble aller de soi et qui légitime sa démarche. Amselle refuse aussi l’objet « village » ou « communauté villageoise » pour les mêmes raisons. Ainsi il fait remarquer que :

« les notions de villages ou de communauté villageoise impliquent un certain contenu – lequel reste d’ailleurs la plupart du temps implicite – qu’on pourrait caractériser par : 1) l’isolement et une économie fermée ou d’autosubsistance ; 2) une homogénéité sociale et culturelle ; 3) la dominance d’un certain type de rapports sociaux fondés sur la descendance, l’alliance, le voisinage et l’entraide ; 4) la traditionnalité ; 5) une société interconnaissance, c’est-à-dire une collectivité dont tous les membres se connaissent et ont plus de relations entre eux qu’avec l’extérieur. Toutes ces caractéristiques, quelle que soit leur pertinence, ont en commun le fait de poser le village comme une entité atemporelle dont l’existence n’est pas affectée par l’histoire » (p. 99)

 
3. Très marqué par les réflexions des années 1970 sur le développement inégal nord-sud, pour refuser toute clôture possible de ces objets anthropologiques qui seraient les « sociétés primitives » ou les « communautés villageoises », il a pour argument de dire qu’on ne peut pas clôturer ces objets car ces objets subissent des déterminations externes d’autres formations sociales. Il faut mettre l’accent sur les déterminations par les « dynamiques du dehors, facteurs d’explication, parallèlement à la ‘‘ dynamique du dedans ’’, traditionnellement invoquée pour la saisie des ressorts intimes d’une société » (p. 86). Il s’appuie là sur G. Balandier, Sens et puissance. Les dynamiques sociales, PUF, 2004. On peut noter dès maintenant dans cette phrase d’Amselle ce terme de « parallèlement » pour y revenir par la suite. Mieux il dit quelque chose qui me semble très juste :

« il semble que les anthropologues et les géographes soient souvent victimes de la double illusion qui leur fait considérer a priori toute concentration humaine comme la manifestation dans l’espace d’un rapport social, d’une part, et prendre l’unité d’enquête choisie pour l’objet de la recherche, d’autre part » (p. 100).

 Or si pour comprendre une société, on déplace son regard sur la « dynamique du dehors », « la reconnaissance de ces rapports sociaux [plus vastes que ceux de la dynamique interne au village], le changement d’échelle qu’elle entraîne conduisent forcément l’anthropologie à considérer le village comme faisant partie intégrante d’un ensemble plus vaste […] ». Cet argument marche très bien je trouve pour l’âge capitaliste, les époques de colonisation. En effet :

« L’anthropologue ne peut éluder un certain type de questions : dans la société étudiée, quelle est la part respective de la détermination interne et de la détermination externe ? Peut-on continuer d’étudier la société X sans tenir compte de son environnement national et international ? » (p. 91).

Résumons, pour lui dans les sociétés étudiées par les anthropologues il n’y a pas de « virginité sociale » car ces sociétés sont déjà complètement dépendantes car sous la domination des européens. Les dites « sociétés primitives » sont un objet anthropologique fantasmé par les anthropologues.

4. Maurice Godelier dans L’énigme du don donne une très bonne illustration de cette problématique en reprenant la thèse de l’erreur d’interprétation de Mauss sur le potlatch des Kwakiult (p. 105-109 de ce livre de Godelier), erreur de ne pas avoir pas pris « tout le contexte historique » dans lequel s’insère le potlatch au moment où il est décrit par Franz Boas à la fin du XIXe siècle
[1]. En 1884, les Européens interdisent la pratique du potlatch, c’est dans ce contexte que Boas pour convaincre les Européens que le potlatch n’était pas une pratique irrationnelle, écrivit son texte qui fut amendé par Mauss, pour expliquer (justifier) que les Indiens faisaient comme les Blancs en plaçant leur capital pour le faire fructifier et assurer ainsi l’avenir de leurs enfants. Godelier se base sur toutes les ré-études récentes sur le potlatch qu’il cite dans son ouvrage. Il écrit :

« Avant ces bouleversements [par l'arrivée des Européens], le potlatch semble avoir eu surtout pour but de faire valider la transmission publique de rangs et de privilèges déjà acquis. Un chef qui voulait transmettre à son fils son rang invitait les chefs des autres numayn de la tribu et procédait à une distribution publique de biens précieux et de biens de subsistance dont l’acceptation par les autres chefs équivalait à la reconnaissance publique de la transmission du titre. [il pouvait y avoir une compétition entre 2 ou 3 candidats d’une même tribu mais] […] le potlatch avait un caractère beaucoup moins antagoniste » (p. 107). « C’est à la fin du XIXe siècle [quand Franz Boas va observer le potlatch et va écrire dessus, ce qui sera le matériau de la réflexion de Mauss] que les structures ont basculé et que les potlatch, au lieu de servir principalement à valider des positions acquises, sont devenus un mode systématique d’accès à des positions nouvelles. Ceci dans le contexte d’un grand nombre de positions vacantes [la population a chuté de 75% au XIXe siècle du fait de l’introduction chez les indiens de maladies européennes] et de la montée en puissance de nouveaux riches [parmi les indiens, du fait du passage d’une économie de chasse-pêche à une économie coloniale, ces nouveaux riches se mettant à contester les chefs traditionnels] » (L’énigme du don, p. 107).

Les « nouveaux riches » arrivent donc dans l’arène du potlatch. Marie Mauzé parle « d’individualisation » du potlatch du fait des « nouveaux riches » mais aussi d’une « radicalisation de la compétition ». Car les Européens au XIXe siècle ont imposé l’arrêt des guerres tribales, la fin des captures de prisonniers de guerre entre indiens, et enfin la vente d’esclaves (ces prisonniers) par les indiens. Ainsi les rapports intertribaux ne pouvant plus passer par la guerre[2], le potlatch se fit désormais aussi non plus au sein d’une tribu, mais entre tribus. Le potlatch décrit par Mauss est en fait un « potlatch fou » très altéré par les transformations. C’est en fait ce potlatch tardif « devenu fou » que va décrire Boas et que va expliquer Mauss (et cette folie du potlatch fascinera George Bataille jusqu’à en faire un principe, « la dépense ». Le travail de Bataille est donc implicitement invalidé selon Godelier par cette manière d’étudier le potlatch dans son contexte historique capitaliste). On a donc là une illustration de ce que raconte Amselle sur la « dynamique du dehors » (la formation sociale capitaliste occidentale) qui vient ébranler les formations sociales « primitives » pour les réagencer totalement du dehors, et donc de l'erreur « primitiviste » en effet de bien des anthropologues. Amselle fait donc une critique pertinente de l'anthropologie traditionnelle à ce niveau là de son argumentation.

5. Mais Amselle ne veut pas en rester avec cette première critique, il veut aller plus loin. Amselle poursuit en disant que cette « virginité sociale » où ces sociétés seraient seulement déterminées par des conditions internes, ne la trouvant plus ou de moins en moins sous leurs yeux, les anthropologues vont ensuite la rechercher dans l’histoire et non plus dans le terrain du « présent ethnographique » (le voyage d’étude et l’enquête ethnographique de terrain). Mais là encore Amselle n’est pas d’accord, « le terrain des faits précoloniaux offre à l’anthropologue une zone de refuge commode » face à cette objet fuyant qu’est la recherche de la « société primitive » ou de la « communauté villageoise ». Là aussi il transpose l’argument qu’il a déjà utilisé pour la situation coloniale de ces sociétés « premières », en disant que « le choix de sociétés précoloniales comme objet d’étude repose sur le postulat implicite de la relative autonomie de ces sociétés pendant la période. L’époque précédant la conquête de l’Afrique par l’Europe offrirait pour chacune des sociétés considérées la caractéristique de clôture de l’objet » (p. 94). Il refuse ainsi l’assimilation traditionnel-précolonial ou prémercantiliste. « Qu’en est-il de la ‘‘ traditionnalité ’’ de la période précoloniale, c’est-à-dire de sa pureté, de sa primitivité, de son autonomie, etc. ». Se reposant sur Samir Amin pour l’Afrique il propose son schéma et le critique en partie par la suite :

- « période prémercantislisme jusqu’en 1600 caractérisée par l’autonomie des formations sociales africaine »

- « période mercantiliste de 1600 à 1800, marquée par l’apparition des Européens » (traite négrière liée au commerce triangulaire) période où l’Amérique devient la périphérie de l’Europe capitaliste et l’Afrique « la périphérie de la périphérie ». Amselle retient ceci : « Dès le XVIIe siècle, les formations sociales africaines ont perdu leur autonomie » (p. 95). Désormais les sociétés africaines sont imbriquées dans un ensemble plus vaste qui est l’invention de la société capitaliste occidentale.

- « l’intégration au système capitaliste achevé » : le XIXe siècle avec la fin de la traite négrière, où l’Afrique devient la périphérie fournisseuse de produits pour le centre capitaliste européen.

6. Mais Amselle n’est donc pas encore d’accord avec Samir Amin pour la période prémercantiliste qui verrait une « autonomie des formations sociales ». Car « dès l’époque prémercantilisme note-t-il, l’Afrique noire était soumise à l’exploitation du monde arabe », au travers d’un « échange inégal ». Donc déjà avant l’accumulation primitive du capital, il n’est pas question de dire que « les rapports entre formations sociales auraient été de nature égale » (p. 98). On voit là que Amselle transpose clairement de manière transhistorique les concepts de la réflexion tiers-mondiste sur le développement inégal et l’échange inégal des années 1970, en rétroprojettant cette réflexion sur la compréhension des relations entre les sociétés passées. Son concept de « développement » contient déjà un présupposé théorique
[3] que l’auteur développera par là suite. Toutefois, pour l’instant, et à partir de ce résultat de sa réflexion, il élargit sa critique en la radicalisant :

« ce qui est vrai du village l’est également de l’ethnie et de la tribu. L’objet de l’anthropologie n’est donc pas celui qu’elle se donne, c’est-à-dire les ‘‘ sociétés primitives ’’, mais plutôt l’étude intensive et localisée de l’histoire de l’insertion ou de la dépendance croissante d’unités sociales envers des ensembles plus vastes. En d’autres termes, il s’agit de l’analyse différentielle des rythmes de développement inégaux, étant entendu qu’une homogénéité sociale absolue n’a jamais existé, quelle que soit la période historique considérée. Partant, l’anthropologie stricto sensu n’a pas d’objet qui lui appartienne en propre » (p. 101-102).

 
Amselle est donc très attaché à une vision théorie marxiste tiers-mondiste jouant des contrastes entre centre/périphérie, du développement inégal (développement/sous-développement), etc.

« Il faut donc avoir présente à l’esprit cette idée de développement ou de sous-développement en cascade lorsqu’on envisage les faits ouest-africains. Le développement inégal n’est pas une loi propre au capitalisme ; il en est de même des notions de centre et de périphérie seule la nature entre formations sociales change au cours de l’histoire pour culminer avec le capitalisme dans l’intégration de la totalité des sociétés au sein d’une économie capitaliste mondiale ; à ce stade, chaque formation se voit assigner une place au sein du système global et dépend pour sa reproduction de la reproduction dudit système » (p. 98 ).

Et Amselle dit que finalement cette critique de la « problématique traditionnelle de l’anthropologie » pourrait s’appliquer au structuralisme Lévi-straussien car si toutefois il réintroduit l’histoire, il partage la vision de la « clôture » et de l’intérêt de la « dynamique du dedans » des rapports sociaux contenus à l’intérieur de la clôture de la dite « société primitive ». Forte charge contre l’anthropologie.

7. Jusque là, on peut se dire que cette thèse de l’inexistence de l’objet de l’anthropologie (« discipline sans objet »), ne manque pas d’intérêt dans un premier temps, même si déjà elle n'est pas sans ambiguïtés (j'y reviens après). Pour autant, on comprend rapidement que cette réflexion n’a qu’une finalité pour Jean-Loup Amselle, quand il cherche à s’expliquer pourquoi tant d’anthropologues cherchent à clôturer leur objet de recherche en une société dite « primitive » :

« Mais pourquoi les Indiens, les chasseurs, les sauvages occupent-ils une telle place dans l’idéologie dominante […] le sauvage, en bon chasseur qu’il est, a une cible : il vise un public et lui propose une politique. En effet, comme Clastres l’a bien montré dans un texte posthume, le véritable ennemi du sauvage, c’est le marxisme. Puisque que le marxisme a fait la preuve de sa puissance opératoire pour la société civilisée (la nôtre), il faut trouver une société autre, au sein de laquelle les concepts marxistes ne sauraient s’appliquer. Les marxistes veulent-ils montrer que l’économie est ‘‘ déterminante en dernière instance ’’, qu’à cela ne tienne, on sortira du chapeau un type de société sans économie ; ce sera la société primitive. Les marxistes veulent-ils supprimer les libertés et instaurer le goulag, qu’à cela ne tienne, on fera de la société primitive une société libre où les chefs n’auront pas de pouvoir » (p. 123).

 
8. Résumons ce passage majeur, l’anthropologie remet en cause le matérialisme historique (détermination économique en dernière instance de l’ensemble des sociétés, schéma base/superstructure…), donc l'anthropologie est carrément une science politique contre-révolutionnaire. La thèse de l’inconsistance de la clôture d’une société est intéressante au début, quand page 86, il cherche à expliquer les « ressorts d’une société » par la dynamique du dehors « parallèlement » à la dynamique du dedans, et au travers de la nécessité de réintroduire l’histoire. Mais Amselle finit par s’emballer et sa thèse de l’inconsistance de la clôture d’une société est radicalisée car désormais elle empêche toute explication par une « dynamique du dedans » au profit d’une seule explication par la « dynamique du dehors ». Or tout un courant dominant de l’anthropologie d’après-guerre (l’anthropologie culturelle notamment) a remis en cause le matérialisme historique, en montrant au travers d’une étude de la « dynamique du dedans » qu’au fondement, au cœur de ces sociétés, il y avait autre chose que l’économie. Il y avait pour les uns les rapports de parenté, pour les autres les rapports politico-religieux, les rapports de dons et de réciprocité, une raison culturelle et non forcément pratique, etc : Polanyi, qui pourtant présuppose un substantivisme économique
[4] a soutenu que l’économique était enchâssé dans les autres rapports sociaux ; Godelier en suivant quelque peu Polanyi sur certains points, postule que des rapports sociaux variés ont des fonctions économiques, « pas plus que les rapports de parenté, les activités économiques ne sauraient être la base sur laquelle la société se forme et existe comme un tout au yeux de ses membres, ainsi qu’à ceux des groupes territoriaux voisins » [5]. Ainsi s’il n’y a pas pour lui de rapports « purement économiques », il y a des rapports sociaux de nature variée et chaque fois spécifiques qui font « fonction » de rapports économiques ou plus exactement de rapports de production. Et c’est là son évidente limite, avec Polanyi, il partage cette référence à la matérialité, sans proposer finalement une critique complète de l’économisme (il faudra y revenir ultérieurement) ; Si Clastres a dit qu’il existait des « sociétés antiéconomiques », Marshal Sahlins alla plus loin dans la critique de l’économisme surtout dans Au cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle où il met en question le matérialisme historique, l’anthropologie écologique et plus généralement la thèse qui dit que l’économie est le fondement de toute société, etc. On connaît les apports de cette littérature variée, qui quelque soit la diversité de ses thèses, discute à partir d’une réflexion sur la « dynamique interne », des fondements des logiques de totalisation sociale.

Pour contourner l’obstacle, Amselle abandonne lui le terrain de la « dynamique du dedans » qui ne paraît plus propice à confirmer le matérialisme historique, et fétichise dès lors la « dynamique du dehors » qui elle serait porteuse écrit-il du « caractère pertinent du matérialisme historique ». Car qu’est-ce qu’il reproche désormais à cette approche par la « dynamique du dedans » ? Que « jamais ces sociétés sont replacées dans le cadre d’un espace socio-économique qui les dépasse. Jamais ne sont envisagées les relations qui ont pu exister avec les Etats anciens de cette région » (p. 121). Pardi, voilà que le matérialisme historique dégagé de la « dynamique du dedans » revient alors par la « dynamique du dehors ». Toute l’anthropologie non-marxiste de ces 50 dernières années faite donc à partir d’une approche du ressort des sociétés par le biais de la « dynamique du dedans » est donc ridicule, terminé les Sahlins, les Clastres, les Jaulin, les Lizot, les Levi-Strauss, les Polanyi, les Finley, les Le Goff, etc., cela n’est donc qu’une « problématique primitiviste » (p. 113) ! Or, pour Amselle, il n’y a qu’une possibilité qui s’offre à nous : « il est nécessaire de procéder à un reclassement des sciences sociales et que, dans cette voie, le contenu et la pratique du matérialisme historique nous paraissent seuls être en mesure de fournir la structure d’accueil nécessaire de cette réorganisation » (p. 104).

On se pose quand même une question, si finalement Amselle en vient à radicaliser une réflexion au départ intéressante, en disant qu'une société ne se comprend dans son ressort profond, qu'au travers d'une « dynamique du dehors », quel « dehors » cela peut-être si ce même « dehors » n'a pas lui non plus de clôture, en ce sens où il serait lui aussi déterminé par une dynamique d'un autre « dehors » ? Si les sociétés ne doivent s'appréhender que par une « dynamique du dehors », il faut bien que ce dehors ait à un moment un « dedans ». C'est à dire qu'une « dynamique du dehors » pour une société qui l’a subi, et forcément si on change de point de vue, une « dynamique du dedans » pour une société qui l'exerce sur ses périphéries. Ou alors tout est dans tout, et réciproquement, même plus la peine de réfléchir, la « société capitaliste » n'est même plus une « société », objet que l'on pourrait enclore par une « dynamique du dedans ». Et cela aboutie à ne plus en faire un objet de contestation. La théorie de Amselle tel qu'il la pousse dans sa radicalité me semble ainsi se mordre la queue et ne veut plus rien dire. Sauf si son ressort intime, « du dedans », dans sa radicalisation, n'a qu'une seule finalité : remettre en scelle le marxisme et le matérialisme historique par une intelligente désertion du terrain du « dedans » des sociétés et par sa réintroduction par une «  dynamique du dehors ».

9. Interprétation personnelle : Si on quitte deux secondes le présupposé ininterrogé par Amselle, que toute «  dynamique du dehors » est forcément une dynamique économique, son argumentation première qu'il abandonne ensuite sur la nécessaire prise en compte parallèlement à une « dynamique du dedans » d'une société, d'une « dynamique du dehors », est pertinente. Pour autant la proportion de ces deux dynamiques dans ce qui détermine le ressort profond d'une société, est une délicate cuisine très complexe. On remarque souvent par exemple dans le cas d'une « dynamique du dehors » de type invasion guerrière, que la formation sociale qui va en découler, n'est pas forcément déterminée par la société des envahisseurs. Quand les Macédoniens d'Alexandre à la fin du IVe siècle avant J-C pénètrent dans l'Egypte sous domination perse, l'armée et la bureaucratie macédonienne sont en partie englouties dans l'univers social qu'ils envahissent. L'hellénisation des égyptiens est souvent jugée moindre que l'égyptianisation des grecs. Toute armée qui envahie une société qui lui est étrangère de par sa « dynamique du dedans », sait que si elle veut rester plus que quelque mois sur ce territoire conquis, il va falloir s'adapter à la société envahie. Les rois macédoniens lagides qui dirigent l'Egypte durant la période hellénistique jusqu'à la fameuse et belle Cléopâtre VII (qui n'est pas du tout une égyptienne, c'est une grecque) et leur défaite face aux armées romaines, se sont complètement égyptianisés. C'est aussi toute la problématique de la fameuse hellénisation des sociétés envahies par Alexandre, on voit ça dans tous les royaumes des diadoques, chez les Séleucides de Syrie, les Antigonides de Turquie, etc. L'invasion de la Gaule romaine par les Francs de Clovis, pose la même problématique. Si Clovis veut rester plus que quelques mois dans la société envahie, il est vital pour lui de prendre en compte la « dynamique du dedans » de cette société là : il conserve l'ensemble des structures juridiques et politiques du droit romain, respecte l'aristocratie gallo-romaine, et se convertit avec tout son peuple au christianisme car toute l'aristocratie gallo-romaine est de cette religion, et que les révoltes seront certaines contre un peuple envahisseur « païen ». Ici, la « dynamique du dehors » (qui n'a rien d'une dynamique économique) est engloutie par la « dynamique du dedans ». Et on sait que la thèse de la « barbarisation » ne tient plus depuis très longtemps, car d'une part ces prétendus sociétés « barbares » avaient des formations sociales très classiques, et de plus ces sociétés aux marges de l'empire romain sont en partie romanisées, si bien que même parler d' « invasions » pose question.

10. Autre chose dans l'argumentation de Amselle, il dit la « dynamique du dehors » est forcément économique (développement inégal), mais dire cela suppose que les échanges économiques soient en volume à un niveau si important qu'ils soient la base de la reproduction de la vie des gens. C'est entendu, et Amselle a raison, l'autarcie, l'autosubsistance radicale, n'a jamais existé, il faut toujours prendre en compte les échanges avec d'autres gens, avec d'autres groupes sociaux, avec d'autres sociétés. Pour autant, entre dire parallèlement à l'autoconsommation il faut prendre en compte les échanges, et prendre prétexte qu'en effet l'autarcie n'a jamais existé pour dire de suite que les échanges sont déjà à la base de la reproduction de la vie dans les sociétés passées, c'est pas du tout la même chose. Au-delà de sa non-structuration des sociétés comme principe de synthèse sociale, ce rapport de la part de l'autoconsommation et de la part de l'échange, dans la vie des gens, est chaque fois une cuisine là aussi très délicate. C'est entendu, quantités de villes dans l'antiquité présupposent que le rapport autoconsommation-échange soit en faveur d'une domination de l'échange (le cas de Rome ou Athènes et des importations de blé est évident). Pour autant non seulement ces échanges ne structurent pas la formation sociale romaine et de plus les populations antiques et médiévales sont largement des populations rurales qui vivent sur une base relative d'autoconsommation avec de nombreux compléments par l'échange (mais certainement pas d'autarcie, l'autarcie est un mythe politique, grec d'ailleurs, le mythe de la polis). Dans la Grèce des cités du IVe siècle, 15% de la production des installations agricoles sont échangés, le reste c'est de l'autoconsommation (Alain Bresson, L'économie de la Grèce des cités, I., A. Colin, 2007). Les historiens antiquisants (comme médiévistes) on le sait, sont durement marqués par la polémique contre les analyses « modernistes » du travail ou de l’économie antique, appliquant au monde antique des conceptions forgées à partir de l’observation de la société capitaliste occidentale. C’est bien sûr Moses I. Finley qui a dénoncé avec force à la fois l’absence de pertinence des analyses « modernistes » appliquant au monde antique des conceptions forgées à partir de l’observation de l’univers capitaliste occidental, et le privilège donné aux facteurs économiques dans l’identification et l’analyse des phénomènes socio-historiques de cette époque [6].

Amselle en mettant l'accent sur les échanges (au travers de la dynamique du dehors car sur ce sujet il veut donc plus se battre avec les anthropologues sur la dynamique du dedans), présuppose que ces échanges sont au fondement des sociétés. Il pose un postulat sur la société de cette façon : la société, la vie sociale c'est fondamentalement l'échange. Ce postulat que présuppose Amselle en tant qu'échange de biens, est largement partagé par d'autres courants comme le remarque Godelier qui le conteste (voir L'énigme du don et le chapitre 1 de Au fondement des sociétés). Il y a toute cette réflexion à creuser me semble-t-il quand Godelier ne pense pas que les sociétés soient fondées de manière transhistorique sur l'échange, des échanges de personnes et des échanges de biens, et ceux-ci revêtent deux formes : échanges de marchandises ou échanges de dons et de contre-dons. Godelier condense sommairement son argument comme cela :

« A côté des choses que l'on vend et de celles que l'on donne, il en existe qu'il ne faut ni vendre ni donner, mais qu'il faut garder pour les transmettre, et ces choses sont les supports d'identités qi survivent plus que d'autre au cours du temps » (Au fondement des sociétés, 2007, p. 34)

Mauss, fait-il remarquer accepte lui aussi le postulat de l'échange comme fondement de la société (pour lui l'échange de dons et contre-dons), mais Lévi-Strauss le présuppose aussi quand pour lui la vie sociale c'est fondamentalement le mouvement des échanges perpétuels par lequel circulaient entre les individus et entre les groupes, les mots, les biens, les femmes, et vit l'origine de ce mouvement au-delà de la pensé consciente et des raisons explicites avouées, pour aller voir dans l'inconscient des structures du langage. Pour le matérialisme historique, cet échange (de biens) est aussi au fondement de la société.

11. Pour autant, comme on l’a relevé rapidement, même en réfléchissant sur le rapport de proportion entre autoconsommation et échange, on ne peut pas dire que l'échange soit au fondement de la société (cf. Godelier) ni que l'autoconsommation détermine la forme de la vie sociale. Les mêmes arguments en anthropologie (Sahlins, Polanyi, Clastres, etc), qui refusent la prétention du matérialisme historique à une validité transhistorique et qui sont donc considérés « anti-marxistes », confirment exactement une lecture de Marx faite par la « mouvance de la critique de la valeur » pour laquelle le refus de l’économisme est au cœur de sa véritable démarche. Moishe Postone insiste sur cet aspect là, il dit que dans les sociétés précapitalistes il existe des activités productives que l’on peut appeler au sens large seulement « travail », le métabolisme avec la nature, mais ces activités sont toujours régies par un lien social qui existe avant l’activité productive et qui se la subordonne complètement. Ainsi :

« Dans les sociétés non capitalistes, les activités de travail sont sociales en raison de la matrice de rapports sociaux non déguisés dans laquelle elles s’inscrivent. Cette matrice est le principe constituant de ces sociétés ; les divers travaux acquièrent leur caractère social à travers ces rapports sociaux ». (Moishe Postone, TTDS)

On peut le dire aussi avec une image, l’activité économique n’existe pas en tant que telle, c’est-à-dire en tant que substance, ou en tant que sphère autonome (ce que nous appellerions nous dans notre formation sociale, l’économie) ni le « travail », il n’y a pas une activité productive en elle-même, elle est « enchâssée » (déterminée) dans d’autres rapports sociaux, c’est-à-dire qu’elle n’est en rien un rapport social structurant, elle n’existe que totalement subordonnée à un autre rapport social structurant beaucoup plus vaste, donc subordonnée à sa logique et à sa reproduction. Le tout c’est qu’il y a là d’abord un lien social évident et visible entre personnes qui peut parfois être le fruit d’une convention, parfois le fruit d’une domination obtenue essentiellement par la violence ou encore au travers de la médiation fétichiste d'un rapport politico-religieux (ou autre...), et c’est toujours sur la base de ce lien social préexistant que l’activité productive est organisée pour normalement satisfaire les besoins des personnes existantes, très souvent selon un échelon hiérarchique pour confirmer le fonctionnement et la reproduction de la société telle quelle.

Comme on le voit, le matérialisme historique n’est déjà pas transposable aux formations sociales non-capitalistes (Pour voir qu’il n’est même pas adéquat pour la société capitaliste, voir la « critique de la valeur » au travers des écrits de Robert Kurz, Anselm Jappe, Moishe Postone, etc.). Comme le remarque M. Sahlins :

« la causalité structurale classique du matérialisme historique est ici exclue […]. L’ordre social des cultures primitives ne peut être comme une superstructure érigée sur le fondement réel des relations économiques. Car, comme Marx le souligne à plusieurs reprises [ici Sahlins rejoint l’interprétation de Postone], dans des formes telles que la communauté clanique organique, l’ordre social est la ‘‘ présupposition ’’ de la production, ainsi que son intention finale. A ce stade, les conditions préalables à et indépendantes de leur volonté, et auxquelles ils doivent donc soumettre leur activité matérielle, sont les ‘‘ liens naturels ’’ de sang, de langue et de coutume. Pour les sociétés primitives, les ‘‘ fondements réels ’’ et les ‘‘ superstructures ’’, à certains égards décisifs, échangent leur place » (M. Sahlins, Au cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle, Gallimard, 1989, réédition 2008, (1976), p. 69. ).

Pour autant Sahlins pense toutefois que Marx rate quelque chose car :

il « différait de tous les anthropologues qui suivirent en ce qu’il pensait que la communauté ancienne, qui médiatisait ainsi les relations des producteurs à la nature et à eux-mêmes, n’était pas un produit social. Elle appartenait plutôt à l’ordre de la nature : le développement spontané des liens ‘‘ naturel ’’ de parenté ou de sang, produisant, en outre, au moyen d’instruments qui lui sont parvenus plus ou moins naturellement » (je souligne). (Sahlins, Au cœur des sociétés, op. cit., p. 68-69.)

 
12. Comme dit Laurent Jeanpierre, ce que dit l'auteur souvent ne manque pas d'intérêt sur les primitivismes politiques, artistiques, touristiques, mais il met tout le monde dans le même panier. Mais surtout sa thèse sur le primitivisme anthropologique est très marquée par sa position marxiste traditionnelle. Jean-Loup Amselle n’a donc toujours pas avalé le texte de P. Clastres « Les marxistes et leur anthropologie »
[7], il n’est pas de ces marxistes qui ont su assez courageusement se corriger comme Maurice Godelier en abandonnant le déterminisme économique transhistorique. Amselle, droit dans ses bottes, persiste et signe. Un autre sous-titre à ce livre aurait finalement pu être donné par son auteur : Rétrovolutions. Essais écrits parfois par un fossile du passé.

 

 

Clément, 2 décembre 2010.






 



[1] Francis Dupuy dans Anthropologie économique (A. Colin, 2008 1ère édition 2001), manuel très marqué par la perspective de Godelier (qu’il faudrait discuter au regard de la critique de la valeur), revient aussi sur cette erreur : « la situation coloniale a pesé d’un grand poids sur les sociétés amérindiennes de la côte nord-ouest et l’on ne saurait comprendre le phénomène potlatch sans prendre en compte ce contexte historique, un paramètre que semblent avoir omis certains anthropologues, rabattant sur l’indigène ce qui manifestement résulte pour une bonne part d’une relation et d’une dynamique interculturelles », p. 49.

[2] On peut ici renvoyer à la compréhension du phénomène guerrier chez Pierre Clastres dans Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives, L’aube, 2010. Clastres refusa de renvoyer la guerre à un phénomène naturel pour les primitifs, selon le principe que « la société humaine relève non d’une zoologie, mais de la sociologie ». « Cette ‘‘ biologisation ’’ d’une activité telle que la guerre notait Clastres conduit inévitablement à en évacuer la dimension proprement sociale […] elle mène à une dissolution du sociologique dans le biologique, la société y devient un organisme social, et toute tentative d’articuler sur la société un discours non zoologique s’y révèle d’avance vaine ». C’est ainsi que Clastres à comprendre la guerre primitive comme un « puissant mécanisme sociologique », elle « ne doit rien à la chasse [comme le pensait Leroi-Gourhan], elle s’enracine non pas dans la réalité de l’homme comme espèce, mais dans l’être social de la société primitive ».

[3] Pour une critique de ce concept de « développement », voir Gilbert Rist, Le développement, Histoire d’une histoire occidentale, Presses de Sciences Po, 2001.

[4] On peut se reporter à la critique que fait Latouche à Polanyi dans S. Latouche, La déraison de la raison économique, Albin Michel, 2002, Annexe.

[5] M. Godelier, Au fondement des sociétés, op. cit., p. 94.

[6] Son livre L’Economie antique (1973, traduit en 1975) suscita des débats passionnés. La réception française des thèses dîtes « primitivistes » doit beaucoup au livre de M. Austin et P. Vidal-Naquet, Economies et sociétés en Grèce ancienne (1972). Voir aussi J. Andreau et R. Etienne, « Vingt ans de recherche sur l’archaïsme et la modernité des sociétés antiques », Revue des Etudes Anciennes, 1984, 86, p. 55-83 ; ainsi que le numéro de la revue des Annales HSS 50/5, septembre-octobre 1995 dont le dossier porte sur l’économie antique.

 

[7] Texte posthume, très violent et reproduit dans Anthropologie politique, je ne dis pas que Clastres quand même idéalise pas un peu les sociétés qu'il étudie j'ai en effet un sentiment bizarre envers Clastres, et je n'accepte pas pour autant le chapitre 4 de Sahlins dans Au coeur des sociétés " La pensée bourgeoise. La société occidentale : une culture " qui se fonde sur J. Baudrillard. Pour une critique implicite de ce chapitre, on peut voir déjà la critique de l’œuvre de Baudrillard dans les deux articles de Gérard Briche « Baudrillard lecteur de Marx » et de Anselm Jappe « Détournement par excès » dans la revue Lignes [référence]. Clairement les anthropologues ont parfois tendance a rétroprojeter ce qu'ils reconnaissent comme les noyaux sociaux des sociétés non-capitalistes, sur le noyau social capitaliste. Rien de pire qu'un anthropologue qui commence à transposer sur d'autres sociétés, ce qui semble probable pour certaines sociétés. Le principe « deux théories, deux sociétés » (que conteste Sahlins) me semble important, pour éviter la double rétroprojection dans un sens, du présent sur le passé (l'économisme, l'évolutionnisme, etc.), comme dans l'autre, du passé sur le présent. Afin de regarder les sociétés à chaque fois comme historiquement spécifique en leur noyau social (cf. Postone).

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