Le texte qui suit est un résumé du chapitre 2 de " Les Aventures de la marchandise ", d’Anselm Jappe (Denoel, 2003).
Bonne lecture !
PP.
La double nature de la marchandise
La marchandise n'est pas une donnée naturelle contrairement à ce que pensent ceux qui s'affrontent uniquement sur le terrain de sa répartition. Malgré ce qu'en disent ceux qui se réclament traditionnellement de Marx, celui-ci avait fondé son oeuvre sur une analyse critique de cette fausse évidence. Eclairer et prolonger cette critique est le travail nécessaire - à la fois indispensable et allant de soi - de notre époque.
Marx décrit, avec la marchandise, le germe conceptuel de la société bourgeoise, le principe logique qui, en déployant sa structure interne contradictoire, en produit tous les phénomènes. Il faut donc s'attacher à saisir le propos fondamental exposant cette contradiction.
La marchandise est un bien disposant d'une propriété particulière puisque sa valeur d'usage incommensurable en tant que bien est complétée d'une valeur d'échange destinée à la comparer à toutes les autres marchandises sous un même rapport. La valeur d'échange est l'expression phénoménale d'une substance commune à toutes les marchandises.
Cette substance est le travail qui les a créées, vu sous l'angle indifférencié et uniquement quantitatif de la durée moyenne que l'on doit y consacrer globalement dans la société. La valeur – à ne pas confondre avec valeur d'échange – est la quantité de ce travail abstrait. Le travail producteur de marchandises a de fait aussi ce double aspect d'être concret en tant que tâche particulière accomplie dans un contexte donné, et abstrait en tant que temps de travail humain socialement dépensé.
Cette abstraction qu'est la valeur n'a pas d'existence en dehors des rapports entretenus dans une société où la marchandise est la forme dominante des échanges. Pour se manifester, la valeur nécessite le contexte d'un rapport d'échanges entre marchandises. Dans ce rapport asymétrique mais renversable, la valeur de l'une, qui exprime leur substance commune, va être exprimée par la valeur d'usage de l'autre. Mais l'échange entre marchandises est la généralité, aussi la valeur d'une marchandise s'exprime dans n'importe quelle valeur d'usage1 . Toutes les marchandises trouvent donc leur équivalent dans la forme simple et unitaire d'une marchandise donnée qui est immédiatement équivalent général. C'est l'argent qui va jouer ce rôle. La marchandise explique l'argent et non le contraire.
La conséquence fondamentale de cette analyse est le caractère fétiche de la marchandise. L'activité sociale qu'est le travail productif n'est plus perceptible aux travailleurs que sous l'aspect objectivé de la forme marchande. Ils ne sont de plus pas conscients d'être les agents de cette objectivation par la façon quasi exclusive qu'ils ont de produire et d'échanger des biens sous forme de marchandises. Ils tirent donc du mouvement apparent des choses la conviction de lois "naturelles".
L'abstraction réelle
Les formes développées de la marchandise se déploient par la mise en relation dans l'échange, mais le ressort de la dynamique est déjà contenu dans sa forme simple où réside une opposition interne entre le pôle concret et le pôle abstrait. Dans un mouvement dialectique hégélien, il se produit une inversion qui se manifeste sous plusieurs conséquences. La face concrète devient une représentation de la face abstraite, tant dans le produit que dans travail, et chaque producteur de marchandises mène une activité propre qui s'avère immédiatement avoir une dimension sociale. Ainsi, aux yeux des producteurs de marchandises, la face concrète de leurs activités et de leurs produits ne trouvent plus de justification à leur existence que par le fait qu'elle donne une expression sensible à la face abstraite.
La valeur a donc des effets bien réels, des propriétés empiriques, tout en n'étant que le produit imaginaire et non conscient d'une certaine organisation sociale. C'est une abstraction dans un sens totalement différent de la notion de généralisation qui représente des éléments réellement existants sous une forme purement imaginaire.
La question radicale que pose Marx est celle-ci : pourquoi l'activité productrice prend-elle la forme de la valeur ?
La réponse qu'il apporte se fonde sur la double nature du travail producteur de marchandises qui intègre à tout moment deux dimensions incommensurables, sans séparation ni substitution possibles. Ce dédoublement entre face concrète et face abstraite ne peut pas être confondu avec des phénomènes qui mettent en avant une tension entre deux pôles d'une même nature. Par exemple la parcellisation qui mène du travail complexe au travail émiétté, ou le dématérialisation qui change les proportions entre tâches matérielles et tâches immatérielles.
La valeur contre la communauté humaine
Dans les modes de production qui ont précédé la société marchande, les activités étaient intégrées au travail social sur la base de leur particularité, et non d'un principe universel sur lequel elles auraient du s'aligner. L'allocation des tâches et des produits pouvaient être fondée sur une tradition fétichisée ou une domination autoritaire, mais elle ne s'effectuait pas dans une sphère séparée des rapports sociaux manifestes. Le travail faisait donc partie d'une universalité concrète, au sens où Hegel définit ce concept (intégration des différences au terme d'un mouvement dialectique). Dans la société marchande, le travail fait au contraire partie d'une universalité abstraite (le principe qui rassemble les parties leur est extérieur). Ainsi la société assemblée sous le règne de la marchandise n'a pas la maitrise de ses activités, car la valeur, comme élément de comparaison entre elles, les pilotent dans son dos.
La complexité croissante des interconnexions nécessaires pour que des travaux privés effectués chacun de leur coté trouvent leur concrétisation dans un acte d'échange conduit au paradoxe d'une dépendance matérielle toujours plus accrue des producteurs de marchandises, alors même qu'ils sont indépendants sur le plan formel dans le but d'assurer l'interchangeabilité de leurs travaux sous l'angle de la valeur.
Dans la forme simple de la marchandise, il y a déjà la cause et la conséquence d'une formation sociale où les hommes n'organisent pas leurs rapports de production, puisque la dimension de lien social du travail est objectivée par la séparation des producteurs formellement indépendants. La synthèse sociale est produite par l'automouvement de la valeur qui démantèle les liens existants des sociétés où elle pénètre et exclut toute possibilité d'organisation alternative où elle est déployée. L'argent manifeste alors l'aliénation de la communauté : il est l'objet extérieur qui représente la connexion sociale réifiée des producteurs formellement indépendants.
La richesse au temps de la société marchande
Les productions de richesses matérielles et abstraites ne coïncident pas et sont souvent même antinomiques. Ce qui est concrètement produit par la société n'est qu'un support requis pour l'auto-accroissement de la valeur. Le travail abstrait créateur de valeur ne produit aucun contenu mais uniquement une forme d'organisation sociale. En effet, la valeur d'une marchandise ne résulte pas du travail concret de son producteur mais elle est déterminée par un détour abstrait qui constitue la façon dont la société dépense le travail d'une manière purement quantitative à un niveau global. La valeur peut ainsi se présenter de façon menaçante vis-à-vis du producteur de marchandises.
Le contenu concret des marchandises est indifférent dans le processus de valorisation. Seule l'existence de cet aspect concret est requise. Il en résulte que les liens sociaux qui s'établissent sur la base de productions de marchandises sont eux aussi abstraits, quantifiés, sans qualité propre et donc substituables et échangeables. Ils conduisent mécaniquement au développement des nuisances car seule la mesure règle les contenus sur lesquels se fixent les activités humaines.
Dans une société où la marchandise n'est pas prédominante, le travail concret se réalise toujours dans une finalité. La marchandise y est éventuellement présente mais circule dans la cadre de ces finalités. Cependant, cette situation n'est pas stable car le vendeur de marchandise peut s'engager dans une accumulation, sous forme de thésaurisation qui conserve la valeur, mais surtout dans la circulation qui l'augmente. Il engage ainsi un processus dans lequel la conservation de la valeur par son accroissement devient la finalité de la production. C'est ici que se constitue le renversement entre concret et abstrait et le basculement dans un mouvement tautologique. Le mode de production capitaliste est un processus fou où ses agents s'en remettent à un fétiche tautologique pour déterminer leurs activités et leurs liens.
Eric
On pourra voir aussi un résumé partiel du dernier livre d'Anselm Jappe " Crédit à mort " (édition Lignes)
D'autres textes sur les tenants et aboutissants de base de la " wertkritik " :
- Qu'est-ce que la valeur ? De l'essence du capitalisme. Une introduction (Christian Höner)
- Qu'est-ce que la valeur ? Qu'en est-il de sa crise ? (Norbert Trenkle)
- Quelle valeur a le travail ? (Moishe Postone)
- Repenser la théorie critique du capitalisme (Moishe Postone)
- Quelques bonnes raisons de se libérer du travail (Anselm Jappe)
- Domination de la marchandise dans les sociétés contemporaines (Gérard Briche)
- La Société sans qualités. Introduction à la wertkritik (Corentin Oiseau)
- Le principe de l'économie est-il de donner du travail ? (Clément Homs)
- Manifeste contre le travail (Groupe allemand Krisis)
D'autres textes d'Anselm Jappe sur ce site :
- Pourquoi critiquer radicalement le travail ? (conférence 2005 forum social du Pays Basque)
- Avec Marx, contre le travail, paru dans la Revue internationale des livres et des idées, octobre-novembre 2009.
- Discussion avec Anselm Jappe autour de Les Aventures de la marchandise, à la Maison des Sciences Economiques de Paris, novembre 2004.
- C'est la faute à qui ? A propos de la dénonciation des boucs émissaires par les gouvernants et la gauche qui fait une critique du point de vue du travail.
- La violence, mais pour quoi faire ? (mai 2009). Sur notamment l'affaire Tarnac.
- Est-ce qu'il y a un art après la fin de l'art ?
- La princesse de Clèves aujourd'hui.
- Sade prochain de qui ?
- Le choc des barbaries. Des milliardaires à barbes contre des milliardaires sans barbes (2001)
1 On retrouve là le fait que c'est bien le travail abstrait – forme indifférenciée des activités productives saisies sous l'angle seulement quantitatif de leur durée – qui constitue la valeur.