Quelle valeur a le travail ? [1]
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Moishe Postone
Quelle valeur a le travail ? par Moishe Postone
Les profondes transformations historiques du passé récent – le recul des Etats-providence dans l’Ouest capitaliste, l’effondrement du communisme et des partis-Etats bureaucratiques à l’Est, et l’émergence apparemment triomphante d’un nouvel ordre capitaliste mondial et néo-libéral – ont redonné toute leur actualité aux problèmes de dynamique historique et de transformation mondiale dans les analyses et les discours politiques de gauche.
Mais, en même temps, ces développements représentent de sérieux défis à la gauche, parce qu’ils mettent en cause toute une série de positions critiques qui sont devenues prédominantes pendant les années soixante-dix et quatre-vingt, ainsi que des positions plus anciennes apparues après 1917.
D’une part, étant donné que l’effondrement dramatique et la dissolution définitive de l’URSS et du communisme européen font partie de ces changements, ceux-ci ont été interprétés comme la démonstration de la fin historique du marxisme et, plus généralement, de la pertinence de la théorie sociale de Marx.
Mais, d’autre part, les dernières décennies ont montré que la dynamique qui sous-tend le capitalisme (dynamique comprise de manière sociale et culturelle ainsi que de manière économique) continue d’exister à l’Est comme à l’Ouest elles ont montré également que l’idée selon laquelle l’Etat pourrait contrôler cette dynamique n’a été valable, au mieux, que de façon provisoire. Cette évolution met profondément en cause les interprétations poststructuralistes de l’histoire et montre en plus que notre façon de comprendre les conditions de l’autodétermination démocratique doit être repensée.
C’est précisément parce que les transformations historiques récentes réaffirment l’importance centrale des problématiques de la dynamique historique et des changements structurels à grande échelle, qu’elles montrent que nous avons absolument besoin aujourd’hui d’une reconceptualisation de la critique de l’économie politique de Marx. Mais pour qu’une théorie critique du capitalisme soit adéquate au monde contemporain, elle doit être radicalement différente des critiques marxistes traditionnelles.
Par « marxisme traditionnel », j’entend une analyse du capitalisme essentiellement faite en termes de rapports de classes enracinés dans des rapports de propriété et médiatisés par le marché, ce qui fait que le socialisme est principalement vu comme une société caractérisée par la propriété collective des moyens de production et par la planification centralisée dans un contexte industrialisé : un mode de distribution régulé de manière juste et consciente, adéquat à la production industrielle.
Cette approche ne peut plus servir de base à une théorie critique émancipatrice.
D’abord, elle n’a pas permis une critique historique adéquate du « socialisme réellement existant » et elle a été impuissante pour penser l’effondrement de cette forme sociale.
Ensuite, la nature de sa critique du capitalisme se révèle inadéquate. Il n’est plus convaincant de prétendre que le socialisme constitue la réponse aux problèmes du capitalisme quand ce que l’on entend par là n’est que l’introduction de la planification centralisée et de la propriété d’Etat.
Enfin, le caractère des idéaux émancipateurs du marxisme traditionnel s’est de plus en plus éloigné des thèmes et des sources de l’insatisfaction sociale existant dans les sociétés industrielles avancées. C’est particulièrement vrai de son attitude positive à l’égard du travail industriel prolétarien et à l’égard de la forme spécifique de production et du type de « progrès » technologique qui caractérisent le capitalisme. A une époque où s’accroissent la critique de ce « progrès » et de cette « croissance », la conscience des problèmes écologiques, le déclin en nombre et en puissance de la classe ouvrière dans les pays centraux, le mécontentement à l’égard des formes de travail existantes, l’intérêt pour la liberté politique et l’importance des formes d’identité sociale qui ne se fondent pas principalement sur les classes, à une telle époque, donc, le marxisme traditionnel se révèle de plus en plus anachronique. A l’Est comme à l’Ouest, les développements historiques du XXe siècle ont montré son insuffisance.
Pour comprendre le type de dynamique historique qui a profondément modifié le monde au cours des vingt dernières années, il nous faut donc une théorie sociale qui reconceptualise le noyau du capitalisme. Et il me semble que la théorie sociale du Marx de la maturité fournit le point de départ à cette théorie reconceptualisée. Je vais tenter de repenser l’analyse marxienne de la nature profonde du capitalisme – ses rapports sociaux, ses formes de domination et sa dynamique historique – de manière rompre avec les approches marxistes traditionnelles. Une telle réinterprétation contribuera à éclairer les structures essentielles et la dynamique historique dominante de la société industrielle avancée actuelle, tout en proposant une critique radicale du marxisme traditionnel et en redéfinissant le rapport de la théorie de Marx aux autres courants majeurs de la théorie sociale.
Au cœur de cette réinterprétation, il y a l’idée que les catégories de la critique du Marx de la maturité sont historiquement spécifiques à la société moderne (ou capitaliste). Se tourner vers l’idée de spécificité historique implique de se tourner vers l’idée de spécificité historique de la théorie même de Marx. Dans un tel cadre conceptuel, aucune théorie – y compris celle de Marx – n’a de validité transhistorique, absolue. (A partir des œuvres de maturité, une des tâches importantes de la théorie est la réflexivité : elle doit rendre plausible son propre point de vue à l’aide des mêmes catégories qui lui servent à analyser son contexte historique.)
Avec les œuvres de la maturité, toutes les notions transhistoriques – y compris nombre des conceptions du jeune Marx concernant l’histoire, la société et le travail, telles qu’elles s’expriment dans l’idée qu’une logique dialectique sous-tend l’histoire humaine – sont historiquement relativisées. Avec ces œuvres, Marx essaie de découvrir les fondements de leur validité dans les caractéristiques spécifiques de la société capitaliste.
Pour expliquer le mécanisme qui sous-tend cette société, Marx cherche à localiser la forme la plus fondamentale des rapports sociaux qui caractérisent la société capitaliste. Cette forme fondamentale, c’est la marchandise : une forme historiquement spécifique de rapports sociaux, constituée en tant que forme structurée de pratique sociale qui, en même temps, est un principe structurant les actions, les visions du monde et les désirs des hommes. En tant que catégorie de la pratique, elle est une forme à la fois de subjectivité et d’objectivité sociales. A certains égards, elle occupe dans l’analyse de la modernité faite par Marx une place identique à celle de la parenté dans une analyse anthropologique d’une autre forme de société.
Ce qui caractérise la forme-marchandise des rapports sociaux telle que Marx l’analyse, c’est qu’elle est constituée par le travail, qu’elle existe sous une forme objectivée et qu’elle a un caractère dual.
Pour bien comprendre cette description, il faut mettre en lumière la conception marxienne de la spécificité historique du travail sous le capitalisme.
Marx soutient que, dans le capitalisme, le travail a un « double caractère » : il est à la fois « travail concret » et « travail abstrait ». « Travail concret » se rapporte au fait que certaines formes de ce que nous considérons comme activité de travail médiatisent les interactions entre les hommes et la nature dans toutes les sociétés. « Travail abstrait » signifie, selon moi, que, dans le capitalisme, le travail a aussi une fonction sociale spécifique : il médiatise une nouvelle forme d’interdépendance sociale.
Précisons : dans une société où la marchandise est la catégorie structurante fondamentale de la totalité, le travail et ses produits ne sont pas socialement distribués au moyen des liens, des normes et des rapports non déguisés de pouvoir et de domination traditionnelle – c’est-à-dire des rapports sociaux manifestes – comme c’est le cas dans d’autres sociétés. Au contraire, c’est le travail lui-même qui remplace ces rapports en servant de moyen quasi objectif par lequel on acquiert les produits des autres. Une nouvelle forme d’interdépendance vient à émerger où nul ne consomme ce qu’il produit, mais où, pourtant, le travail ou le produit du travail de chacun de moyen nécessaire pour obtenir les produits des autres. En servant ainsi de moyen, le travail et ses produits remplissent la fonction qui était celle des rapports sociaux manifestes. Au lieu que la signification soit définie, distribuée et donnée par des rapports sociaux manifestes, comme c’est le cas dans d’autres sociétés, le travail sous le capitalisme est une signification définie, distribuée et donnée par des structures (marchandise, capital) constituées par le travail lui-même. C’est-à-dire que, dans le capitalisme, le travail constitue une forme de rapports sociaux qui a un caractère quasi objectif, apparemment non social, impersonnel et qui englobe, transforme et, jusqu’à un certain point, mine et dépasse les liens sociaux et les rapports de pouvoir traditionnels.
Dans les travaux du Marx de la maturité, donc, l’idée selon laquelle le travail est central dans la vie sociale n’est pas une proposition transhistorique. Elle ne se rapporte pas au fait que la production matérielle est une condition préalable à toute vie sociale. Elle ne signifie pas davantage que la production matérielle est la dimension la plus essentielle de la vie sociale en général ou même du capitalisme en particulier. En réalité, dans le capitalisme, elle se rapporte à la constitution historiquement spécifique par le travail d’une forme de médiation sociale qui caractérise fondamentalement cette société. C’est sur cette base que Marx fonde socialement les traits essentiels de la modernité.
Pour Marx, le travail sous le capitalisme n’est pas seulement le travail au sens transhistorique, habituel du terme, mais une activité de médiation sociale historiquement spécifique. Ses produits – marchandise, capital – sont donc à la fois des produits du travail concrets et des formes objectivées de médiation sociale. D’après cette analyse, les rapports sociaux qui caractérisent le plus fondamentalement la société capitaliste sont très différents des rapports sociaux non déguisés, qualitativement spécifiques – tels que les rapports de parenté ou les rapports de domination directe ou personnelle – qui caractérisent les sociétés non capitalistes. Bien que ce type de rapports sociaux continue d’exister sous le capitalisme, ce qui finalement structure cette société c’est un nouveau niveau qui sous-tend les rapports sociaux et qui est constitué par le travail. Ces rapports ont un caractère quasi objectif particulier, formel, et ils sont doubles : ils se caractérisent par l’opposition entre une dimension homogène, générale, abstraite, et une dimension matérielle, particulière, concrète – chacune d’elles paraissant « naturelle » et non pas sociale -, et ils conditionnent les conceptions sociales de la réalité naturelle.
Le caractère abstrait de la médiation sociale qui sous-tend le capitalisme s’exprime également sous la forme de richesse qui domine dans cette société. La « théorie de la valeur-travail » de Marx a souvent été comprise de façon erronée en tant que théorie de la richesse-travail, c’est-à-dire en tant que théorie qui cherche à expliquer le mécanisme du marché et à prouver l’existence de l’exploitation en affirmant que le travail, toujours et partout, est la seule source sociale de richesse. Mais l’analyse de Marx n’est pas une analyse de la richesse en général, ni du travail en général. Il a analysé la valeur en tant que forme historiquement spécifique de richesse, la valeur est également une forme de médiation sociale. Marx a explicitement distingué valeur et richesse matérielle, et il a lié ces deux formes distinctes de richesse à la dualité du travail sous le capitalisme. La richesse matérielle est déterminée par la quantité de biens produite et elle dépend de nombreux facteurs, tels que le savoir, l’organisation sociale et les conditions naturelles, en plus du travail. La valeur, selon Marx, n’est constituée que par la dépense de temps de travail humain et elle est la forme dominante de richesse sous le capitalisme. Alors que la richesse matérielle (quand elle est la forme dominante de richesse) est médiatisée par des rapports sociaux non déguisés, la valeur est une forme automédiatisante de richesse.
La théorie de la valeur de Marx permet une analyse du capital en tant que forme socialement constituée de médiation et de richesse dont la caractéristique première est une tendance à l’expansion illimitée. Aspect extrêmement important de cette tentative de spécifier et de fonder la dynamique de la société moderne : l’accent mis sur la temporalité. De même qu’ici la valeur n’est pas liée aux caractéristiques physiques des produits, de même sa mesure n’est pas immédiatement identique à la masse de biens produits (« la richesse matérielle »). Au contraire, en tant que forme abstraite de richesse, la valeur se fonde sur une mesure abstraite : la dépense socialement moyenne, ou nécessaire, de temps de travail.
La catégorie du temps de travail socialement nécessaire n’est pas simplement descriptive, elle exprime une norme temporelle générale qui résulte des actions des producteurs et à laquelle ceux-ci doivent se conformer. Ces normes temporelles exercent une forme de contrainte abstraite qui est inhérente à la forme de médiation et de richesse du capitalisme. En d’autres termes, ici, le but de la production fait face aux producteurs comme une nécessité extérieure. Il n’est pas fixé par la tradition sociale ou la coercition sociale non déguisée, ni décidé consciemment. Au contraire, le but se présente lui-même comme au-delà du contrôle humain.
La forme de médiation constitutive du capitalisme engendre donc une forme nouvelle, abstraite, de domination sociale : une forme qui soumet les individus à des impératifs et à des contraintes structurels de plus en plus rationalisés et impersonnels. C’est la domination des individus par le temps.
La forme abstraite de domination analysée par Marx dans le Capital ne peut donc pas être comprise de manière adéquate en termes de domination de classe ou, plus généralement, en termes de domination concrète de groupes sociaux ou d’organismes institutionnels de l’Etat et/ou de l’économie. Dans le Capital, Marx tente de montrer que les formes de médiation sociale exprimées par des catégories telles que « marchandise » et « capital » se développent en une sorte de système objectif qui détermine toujours davantage les buts et les moyens de l’activité humaine. C’est-à-dire que Marx tente à la fois d’analyser le capitalisme comme un système social quasi objectif et de fonder ce système dans des formes structurées de pratique sociale. Cette forme de domination n’a pas de lieu déterminé et, quoique constituée par des formes spécifiques de pratique sociale, elle n’apparaît absolument pas comme sociale.
La forme de domination que j’ai commencé à décrire n’est pas statique : elle engendre une dynamique qui sous-tend intrinsèquement la société moderne. En analysant certaines conséquences de la dimension temporelle de la valeur, j’ai essayé de montrer comment le capital, en tant que valeur qui s’autovalorise, sous-tend une dynamique historique non linéaire très complexe. D’une part, cette dynamique se caractérise par des transformations continues de la production et, plus généralement, de la vie sociale. D’autres part, elle entraîne la reconstitution permanente de ce qui la fonde en tant que caractéristique immuable de la vie sociale – c’est-à-dire que, finalement, la médiation sociale est réalisée par le travail et que donc, quel que soit le niveau de productivité, le travail vivant reste intégré au procès de production (considéré en fonction de la société prise comme un tout). La dynamique historique du capitalisme engendre sans cesse le « nouveau » tout en réengendrant le « même ».
Une analyse de ce type permet de comprendre pourquoi le cours du développement capitaliste n’a pas été linéaire, pourquoi les énormes gains de productivité engendrés par le capitalisme n’ont conduit ni à des niveaux généraux d’abondance toujours plus élevés ni à une restructuration fondamentale du travail social entraînant des réductions générales significatives du temps de travail. Dans ce cadre théorique, l’histoire sous le capitalisme n’est ni une simple question de progrès (technique ou autre) ni une simple question de régression et de déclin. Au contraire, le capitalisme est une société en changement permanent mais qui reconstitue en permanence l’identité qui la sous-tend. Cette dynamique engendre la possibilité d’une autre organisation de la vie sociale et cependant entrave la réalisation de cette possibilité.
Cette compréhension de la dynamique complexe du capitalisme permet une analyse critique, sociale (et non pas technologique), de la trajectoire de croissance et de la structure de production dans la société moderne. Le concept-clé de Marx, le concept de survaleur[2], n’indique pas seulement, comme des interprétations traditionnelles l’auraient fait, que le surplus est produit par la classe ouvrière : il montre que le capitalisme se caractérise par une forme déterminée, aveugle, de « croissance » qui entraîne la destruction accélérée de l’environnement naturel. Dans le cadre de cette analyse, le problème de la croissance économique sous le capitalisme n’est pas seulement que celle-ci soit accablée par les crises, comme l’ont souvent souligné les approches marxistes traditionnelles. En fait, c’est la forme même de la croissance qui pose problème. D’après notre approche, la trajectoire de croissance serait différente si le but ultime de la production était d’augmenter les quantités de biens et non la survaleur. En d’autres termes, la trajectoire d’expansion sous le capitalisme ne doit pas être confondue avec la « croissance économique » en tant que telle – il s’agit en réalité d’une trajectoire déterminée, qui engendre une tension croissante entre les préoccupations écologiques et les impératifs de la valeur en tant que forme de la richesse et médiation sociale.
Cette approche fondée sur la distinction entre richesse matérielle et valeur permet également une analyse critique de la structure du travail social et de la nature de la production sous le capitalisme. Elle montre que le procès de production industriel ne devrait pas être compris en tant que procès technique qui, quoique de plus en plus socialisé, est utilisé par des capitalistes privés à leurs propres fins. L’approche que j’ébauche ici comprend au contraire ce procès comme intrinsèquement capitaliste et fournit les débuts d’une explication structurelle d’un paradoxe central de la production sous le capitalisme. D’une part, la tendance du capital à des gains de productivité permanents engendre un appareil productif d’une sophistication technologique considérable qui rend la production de richesse matérielle essentiellement indépendante de la dépense de temps de travail humain direct. D’autre part, cette tendance ouvre la possibilité de réductions du temps de travail à l’échelle de toute la société et de transformations fondamentales dans la nature et l’organisation sociale du travail. Pourtant, dans le capitalisme, ces possibilités ne sont pas réalisées. Bien qu’on ait de moins en moins recours au travail manuel, le développement d’une production technologiquement sophistiquée ne libère pas la majorité des gens du travail fragmenté et répétitif. De même, le travail n’est pas réduit à l’échelle de toute la société, mais distribué inégalement, voire en augmentation pour beaucoup. La structure actuelle du travail et de l’organisation de la production ne peut donc pas être comprise seulement en termes technologiques : le développement de la production sous le capitalisme doit être compris également en termes sociaux. Il est façonné, ainsi que la consommation, par les médiations sociales exprimées par les catégories de marchandise et de capital.
D’après cette interprétation, la théorie de Marx ne propose donc pas un schéma de développement linéaire qui aille au-delà de la structure et de l’organisation du travail existantes (comme le font les théories de la société postindustrielle) ; et elle ne fait pas non plus de la production industrielle et du prolétariat les bases d’une société future (comme le font les approches marxistes traditionnelles). Au contraire, l’analyse de Marx affirme implicitement que la forme de production industrielle fondée sur le prolétariat aussi bien qu’une forme folle de croissance économique sont façonnées par la forme-marchandise, et elle montre que les formes et de production et de croissance seraient différentes dans une société où la richesse matérielle remplacerait la valeur en tant que forme dominante de richesse. Le capitalisme engendre lui-même la possibilité d’une telle société d’une structuration différente du travail, d’une forme différente de croissance et d’une forme différente d’interdépendance mondiale complexe – mais, en même temps, il mine structurellement la réalisation de ses possibilités.
Notons au passage qu’en fondant le caractère contradictoire de la formation sociale dans les formes duales exprimées par les catégories de marchandise et de capital, cette lecture de Marx donne à penser que la contradiction sociale structurellement fondée est spécifique au capitalisme. A la lumière de cette analyse, l’idée que la réalité et les rapports sociaux en général seraient essentiellement contradictoires et dialectiques apparaît comme une idée qui se comprend peut-être métaphysiquement mais qui ne s’explique pas. L’analyse de Marx rend implicitement superflues les conceptions évolutionnistes de l’histoire, car elle montre que toute théorie qui pose une logique, en tant que telle, de développement intrinsèque à l’histoire (que cette logique soit dialectique ou évolutionniste) projette sur l’histoire en général ce qui ne concerne que le capitalisme.
D’après l’interprétation que j’ai esquissée, la théorie de Marx va bien au-delà de la critique traditionnelle des rapports bourgeois de distribution (le marché et la propriété privée) ; elle n’est pas une simple critique de l’exploitation et de la distribution inégale de la richesse et du pouvoir. Au contraire, elle saisit la société industrielle moderne même en tant que capitaliste, et elle analyse de manière critique le capitalisme principalement en termes de structures abstraites de domination, de fragmentation croissante du travail individuel et de l’existence individuelle, et d’une logique de développement aveugle. Elle fait de la classe ouvrière l’élément de base du capitalisme, et non l’incarnation de sa négation, et elle conceptualise implicitement le socialisme non pas en termes de réalisation du travail et de production industrielle, mais en termes de possibilité d’abolition du prolétariat et de l’organisation de la production fondée sur le travail prolétarien, ainsi qu’en termes de possibilité d’abolition du système dynamique de contraintes abstraites que constitue le travail en tant qu’activité socialement médiatisante.
Cette réinterprétation de Marx implique donc de repenser radicalement la nature du capitalisme et sa possible transformation historique. En éloignant le foyer de la critique d’une relation exclusive avec le marché et la propriété privée, elle permet une théorie critique d’une société postlibérale en tant que capitaliste et permet également une théorie critique des pays dits du « socialisme réellement existant » en tant que formes alternatives (et avant échoué) d’accumulation du capital, et non pas en tant que modes sociaux ayant représenté la négation historique du capital, quoique sous une forme imparfaite.
Bien que le niveau d’analyse d’une grande abstraction logique esquissée ici n’aborde pas la question des facteurs spécifiques qui sous-tendent les transformations structurelles des vingt dernières années, il fournit un cadre à l’intérieur duquel ces transformations peuvent être socialement fondées et historiquement comprises. Il permet une compréhension de la dynamique de développement non linéaire de la société moderne, qui pourrait inclure nombre d’aperçus importants de la théorie postindustrielle tout en mettant en lumière les contraintes inhérentes à cette dynamique et, de là, l’écart entre l’organisation présente de la vie sociale et la façon dont elle pourrait être organisée – en particulier, étant donné l’importance croissance de la science et de la technologie.
Cette approche reconceptualise la société poscapitaliste en termes de dépassement du prolétariat et du travail que le prolétariat effectue – c’est-à-dire en termes de transformation de la structure générale du travail et du temps. En ce sens, elle diffère de l’idée marxiste traditionnelle de réalisation du prolétariat et elle diffère aussi du mode capitaliste d’ « abolition » des classes ouvrières nationales par la création d’une sous-classe dans le cadre de la distribution inégale du travail et du temps nationalement et mondialement.
Dans la mesure où elle cherche à fonder socialement – tout en les critiquant – les rapports sociaux objectifs, abstraits, la nature de la production, le travail et les impératifs de croissance sous le capitalisme, cette interprétation permet également d’aborder un ensemble de question, d’insatisfactions et d’aspirations actuelles d’une façon qui fournit un point de départ fécond à l’examen des nouveaux mouvements sociaux des dernières décennies et des types de visions du monde historiquement constituées qu’ils incarnent et qu’ils expriment.
Enfin, cette approche a également une répercussion sur la question des conditions sociales de la démocratie, dans la mesure où elle analyse pas seulement les inégalités du pouvoir social réel qui sont défavorables à la politique démocratique, mais où elle révèle aussi comme socialement constituées – et de là comme objets légitimes des discussions politiques – les contraintes systémiques imposées à l’autodétermination démocratique par la dynamique du capital.
Les ruptures et les bouleversements structurels du passé récent montrent que la seule manière adéquate d’aller au-delà du marxisme traditionnel, c’est de formuler une meilleure théorie critique du capitalisme ; et ils montrent aussi que les théories de la démocratie, de l’identité, ou les philosophies du non-identique qui ne prennent pas en compte la dynamique de la mondialisation capitaliste ont cessé d’être adéquates. Sans une analyse du capitalisme capable d’aborder une crise structurelle qui affecte la vie de la plupart des habitants de la planète, quoique avec des différences, la gauche aura complètement abandonné le champ politique à la droite.
Moishe Postone, conférence donnée à Berlin le 18 juillet 2000.
(Traduit de l’américain par Olivier Galtier et Luc Mercier. Publié dans Moishe Postone, Marx est-il devenu muet ? Face à la mondialisation, L’Aube, 2003, pp. 21-37.)
[1] Conférence donnée à Berlin le 18 juillet 2000. Ce texte a été publié dans une traduction française d’Olivier Galtier et Luc Mercier, dans Moishe Postone, Marx est-il devenu muet ? Face à la mondialisation, L’Aube, 2003.
[2] Survaleur. Le terme Mehwert (en anglais surplus-value) a longtemps été rendu en français par « plus-value ». Jean-Pierre Lefebvre, dans sa traduction du Capital, a préféré le terme de « survaleur ». Nous nous sommes rangés à ce choix plus conforme à la pensée de Marx (NdT).