Derniers débris du marxisme traditionnel.
Réplique à Charles Reeve
à propos du Manifeste contre le travail
Le texte sur le " Manifeste contre le travail " de Charles Reeve dans Le Monde libertaire intitulé " La montagne accouche d'une souris ", est emblématique de la réaction " marxiste traditionnelle " à la critique de la dissociation-valeur [1].
Reeve part en effet du principe qu'il faut réduire la critique du capitalisme à la seule critique de l'exploitation créatrice de la survaleur, sans voir que le travail social que Reeve continue à défendre bec et ongle comme sain, naturel et émancipateur (donc en soi un travail non-capitaliste), est justement ce contre quoi il se révolte, la forme sociale de la valeur, que présuppose toute survaleur (plus-value). Reeve comme les marxistes traditionnels ne veut pas voir que la survaleur (plus-value) n'est justement vraiment critiquable, qu'en critiquant la valeur et le travail comme catégories exprimant des formes sociales historiquement spécifiques au seul capitalisme. Penser encore comme Reeve à partir de la seule dénonciation de l'exploitation, cela a déjà fait la démonstration de toute son impuissance révolutionnaire à changer les choses, en URSS comme dans les collectivisations anarchistes en Espagne en 1936-1937 [2], ou dans les expériences autogestionnaires chez LIP ou en Yougoslavie.
On reste toujours dans la société de la valeur, car le problème central de la domination moderne n'est pas seulement celle de l'organisation interne du travail à l'intérieur de l'entreprise, c'est là une forme empirique et dérivée d'une forme de domination plus fondamentale. Il faut remonter en amont de la formation de la plus-value si on veut, car la formation de celle-ci se fait déjà dans un monde enchanté et qui reste ininterrogé dans le marxisme traditionnel. L'exploitation de la survaleur (plus-value) ne doit pas être considérée comme le rapport social " en dernière instance " au sein du capitalisme, ce serait finalement considérer le travail en lui-même comme extérieur (hétérogène) à sa capture par le capital, donc ce serait faire du capitalisme une espèce d'erreur historique au sein du déploiement naturel que serait le monde éternel du travail. Alors que justement aujourd'hui il serait difficile de démontrer que le travail que nous connaissons a toujours existé, de nombreux anthropologues ou historiens ont montré finalement que nous plaquons sur les sociétés passées notre concept et notre réalité moderne de " travail ", mais que c'est complètement anachronique. Le travail en réalité, dans son existence sociale même, est déjà une fonction sociale spécifiquement capitaliste. On ne peut confondre le travail que nous connaissons tous les jours, avec une activité comme étant finalement le métabolisme avec la nature. Il n'y a de travail, que travail capitaliste.
On voit bien dans ce passage comment Reeve reste sur une naturalisation complète du travail :
" Or, c’est la dépossession du travailleur de sa propre activité qui lui enlève le contrôle de sa propre vie. C’est l’activité humaine devenue marchandise, qui fonde les séparations. Chez Krisis, la notion de profit est absente, le concept d’exploitation compte peu puisque « la machine capitaliste n’a d’autre finalité qu’elle même » (p.18 ). La valorisation bourgeoise du travail est placée au centre du fonctionnement du système dont le but serait de faire travailler les individus ! " (Reeve)
Il faut rappeller ici, que c'est la socialisation des êtres par le travail (le travail devient en lui-même lien social entre les êtres et s'arrache ainsi du reste de la vie pour se la soumettre), sa fonction de médiation sociale généralisée qui n'existe que sous le capitalisme, qui possède une force abstractive (le travail abstrait) qui s'élève en tant qu'abstraction au dessus de la vie sociale des individus, au-dessus des activités productives réelles, comme leur point commun de référence. Voici un extrait de Postone :
" Sous le capitalisme, ce n'est pas simplement le truisme selon lequel le travail serait le dénominateur commun de toutes sortes de travaux spécifiques qui le rend général, mais sa fonction sociale. En tant qu'activité de médiation sociale, le travail fait abstraction de la spécificité de son produit et donc de sa spécificité de sa propre forme concrète. Dans l'analyse de Marx, la catégorie de travail abstrait est l'expression de ce réel procès d'abstraction social ; il ne se fonde pas sur un simple procès d'abstraction conceptuel. En tant que praxis qui constitue une médiation sociale, le travail est travail en général. De plus, nous avons affaire ici à une société où la forme-marchandise se trouve généralisée et par là socialement déterminante : le travail de tous les producteurs sert de moyen pour pouvoir obtenir les produits des autres. Par conséquent, le " le travail en général " sert de manière sociale-générale d'activité de médiation "
Moishe Postone, Time, Labor and social Domination, p. 151-152 (on peut voir aussi ce texte de Postone " Travail abstrait et médiation sociale ").
Il est vrai, comme le montre involontairement les énormes confusions et les patentes incompréhensions de Reeve au sujet de la critique du travail dans le Manifeste, que celui-ci par de nombreux aspects argumentaires, mélange trop une critique du travail en tant que lien social, fondateur de la valeur, à une critique de la " morale du travail " ou de l'idéologie du travail pour le travail, (le travaillisme) et que par certains aspects regrettables, on retrouve le ressort argumentaire de Paul Lafargue dans le " Droit à la paresse " (qui n'est en rien une véritable critique du travail), avec un simple appel à la paresse. Et le fait que le Manifeste ait en plusieurs endroits secondaires fait l'éloge de la paresse (la couverture de l'édition de 10/18 étant pire), beaucoup n'ont pas compris grand chose à la critique du travail, et ils ont juste retenu grosso modo que " na ! le travail c'est pas bien, vive la paresse ! ". D'où l'assimilation erronée qui est faite souvent entre la critique du travail dans le Manifeste et le marxisme vulgaire on ne peut plus traditionnel de Lafargue, qui est tout sauf un précurseur de la mouvance de la wertkritik.
Pour reprendre l'analyse critique laissée en plan quelques phrases plus haut, ont peut dire que l'objectivation de ce lien social autonomisé qui gouverne les sujets qui l'ont crée mais qui n'en sont plus que les porteurs (les masques de caractère), est ce que nous appellons une forme sociale historiquement spécifique de richesse que l'on ne saurait confondre avec la richesse matérielle : c'est la valeur. Et puisque il n'y a travail comme médiation sociale générale que dans la formation sociale capitaliste, la valeur comme forme sociale dont le contenu est le travail abstrait (elle a aussi une détermination temporelle : le temps abstrait), est donc strictement spécifique à cette formation sociale que nous appelons la société capitaliste. Le caractère social de tout travail individuel, y est extérieur à l'intersubjectivité interindividuelle. Ce qui relie les individus entre eux, est un effet de la socialisation asbtraite par le travail, c'est le travail abstrait qui circule dans leur dos et se présente en face d'eux, comme abstraction sociale, comme coeur de la domination sur tous les individus que nous sommes, réduits à des prestataires de ce travail abstrait, des rouages de la machine à valorisation, dont les classes sociologiques ne sont que des classes fonctionnelles et immanentes à sa logique et à sa reproduction sociale. « Ce n’est pas ‘je’ qui agit écrivait André Gorz qui sur ce point au moins dit des choses justes, c’est la logique automatisée des agencements sociaux qui agit à travers moi en tant qu’Autre, me fait concourir à la production et reproduction de la mégamachine sociale. C’est elle le véritable sujet. » [André Gorz, Ecologica, Galilée, 2009. p. 12]. L'abstraction sociale est le coeur de la société capitaliste, et cette abstraction ne prend pas naissance dans la pensée, mais dans la forme sociale spécifique de l'agir médiatisant des producteurs de marchandises que nous sommes tous dans le procès capitaliste de production, l'abstraction prend donc directement naissance dans l'être social historique de la modernité, racine de l'abstraction.
On pourrait aussi rapidement commenter un autre aspect du point de vue de Reeve à partir duquel il fait savoir ce qu'il pense du Manifeste contre le travail.
" Tout au long de son histoire, le capitalisme a pu rétablir, au prix de la barbarie, des nouvelles conditions de production de profit, créer de nouveaux marchés, et se faisant se perpétuer. Le capitalisme va mal, mais il ne s’effondrera pas de lui même, il faudra bien l’intervention de forces sociales décidées à inscrire dans les faits un projet émancipateur. Là est la seule limite « absolue » du système." (Reeve)
Reeve comme il reste un indécrotable défenseur du sacro-saint travail qu'il suffirait de se réapproprier car le travail est seulement exploité extérieurement à sa véritable nature émancipatrice (classe ouvrière = classe affirmant le travail), il arrive bien sûr à dire que finalement la lutte des classes n'est plus centrale d'après le nouveau Manifeste, Reeve parle de " l'abandon des catégories de classes ". D'abord c'est empiriquement faux de dire qu'il y a abandon de ces catégories, par contre oui, la critique de la dissociation-valeur ne pense pas du tout que la lutte des classes permet une sortie du capitalisme, puisque la classe du travail comme la classe du capital, sont immanentes, elles sont les classes sociologiques dérivées des rôles sociaux des différents éléments du processus social de valorisation de la valeur. Il n’est pas suffisant de dire que dans le capitalisme, le « travail » s’oppose au « capital », comme deux réalités substantielles de même niveau ontologique et se faisant face à l’occasion d’un combat vital. En toute rigueur, il faut dire ceci : le « travail » est une activité spécifique du capitalisme, intégralement constituée par lui et pour lui. Il faudrait plus précisément parler de Capital-travail ; Comme le note le Manifeste contre le travail, " il est au cœur d’un système qui s’autoreproduit sans fin et fait des hommes la ressource humaine de son autoreproduction indéfinie " (édition française p. 10). La lutte en fait existe bel et bien réellement, mais au sein d'un monde déjà enchanté, et elle n'est en rien hétéronomisante par rapport à la société de la valeur en procès (capital), elle se passe finalement en son sein. Reeve en reste lui à subjectiviser le capitalisme en le comprenant comme une méchanceté exploitatrice extérieure au travail en soi naturel et qui par son caractère malin et son avidité, pourra toujours résoudre ses contradictions internes et externes (pas de limite absolue interne au capitalisme [3]) si bien qu'il n'y aurait qu'une seule contradiction fondamentale, la lutte des classes. Et Reeve est cohérent avec sa compréhension naturalisante et ontologique du travail : le travail étant naturel et transhistorique il n'est exploité que par un rapport de force, il faut donc un contre-rapport de force (la lutte des classes) pour libérer le travail du capital !
.Reeve ne voit donc pas que la lutte des classes n'est pourtant qu'une lutte d'intérêts à l'intérieur même du système de la valorisation (les ouvriers défendent leurs intérêts ou des buts d'émancipation révolutionnaire qui ont déjà la forme-marchandise), l'affirmation du travail ne peuvent exister que dans le monde des catégories économiques de la valeur, de l'argent, du travail, etc. C'est à dire qu'elle n'est en rien quelque chose de fondamentalement contradictoire avec le capitalisme, et que le mouvement ouvrier (y compris anarchiste qui trop souvent hélas en reste seulement à dénoncer la bureaucratie syndicale, en pensant qu'affirmer le travail avec une volonté radicale plus authentique serait en soi anticapitaliste) n'a été dans ses affirmations et revendications que l'avant-garde de la fermeture du capitalisme sur lui-même en se faisant un mouvement pour le travail, pour l'industrialisation, pour la modernisation. Même si la fête du travail n'a toujours été que la fête de l'aliénation, la lutte des classes a toujours été une lutte pour installer le capitalisme au profit d'une de ses classes fonctionnelles (et il est vrai que l'URSS ou l'auto-gestion anarchiste ont bien montré que le capitalisme n'a pas toujours besoin de la classe bourgeoise pour fonctionner. Une bureaucratie ou l'autoexploitation peuvent un moment fonctionner, même s'il y a des limites plus importantes à leur fonctionnement que dans le " libre marché ", ce qui explique leur inefficacité et leur disparition). Du coup, il n’y a fondamentalement rien de bon à attendre du capitalisme, qu’il soit non seulement sauvage, autoritaire , d'Etat (comme dans les ex-pays de l'est), ou néolibéral, mais aussi humanisé, libéral-social, social-libéral, voire social-démocrate. D’une manière ou d’une autre, peu importe ; tout cela entérine finalement pour chacun de nous le destin programmé de force de travail — au besoin, à quelques aménagements de contenu près (salaire, conditions de travail, droit du travail, protections sociales).
Ce que Reeve rate finalement, c'est de ne pas voir que l'objet de la critique marxienne radicalisée de l'économie politique ne se réduit nullement à la seule science économique et à l'exploitation capitaliste mais qu'elle s'en prend à la réalité même qui en est l'objet, son substrat social c'est-à-dire à l'économie, à l'économique. C'est fondamentalement une critique anti-économique, et ce projet révolutionnaire là est un projet de sortie radicale de l'économie en tant que telle.
Palim Psao
[1] Pour la critique intégrale (ce que je ne fais pas ici) de ce texte de Reeve, on pourra se référer au texte de Norbert Trenkle du groupe allemand Krisis, intitulé " Critique du travail et émancipation sociale : Répliques aux critiques du Manifeste contre le travail ". Ce texte qui date de 2003, répond à différentes recensions françaises et italiennes du " Manifeste du travail " dont Trenkle, avec Lohoff et Kurz, est un des auteurs. Il réplique notamment aux critiques et point par point à chacun des arguments de Charles Reeve qui avait écrit un article dans " Le Monde Libertaire ", de Santini et de Jaime Semprun de l'Encyclopédie des Nuisances adepte du seul concept de " société industrielle ". Il a été édité chez Pire Fiction en 2006.
[2] Voir une démonstration de cela dans la postface écrite par les Giménologues, Les Fils de la nuit. Les souvenirs d'Antoine Gimenez (paru chez l'insomniaque-Giménologues), où ils s'appuient sur la critique de la valeur notamment celle que l'on retrouve chez Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoel, 2003.
[3] Il faut toutefois noter que parmi le réseau international sans chef ni organisation, qui constitue la mouvance de la critique de la dissociation-valeur (wert-aspaltungkritik), tout le monde ne partage pas cette idée qu'il existe une limite interne absolue au capitalisme. C'est surtout la thèse du théoricien allemand Robert Kurz (qui au passage n'est pas du tout " sociologue " comme l'affirme de manière erronée Reeve, mais qui a toute sa vie vécu dans la marginalité). La critique de la valeur de Kurz et de Postone ont de nombreux points communs (essentiels), pourtant elles divergent sur un point central. Kurz soutient une théorie de l'effondrement, théorie fondée sur l'idée d'une sous-production de capital. Pour lui, avec les gains de productivité, le capital perd sa substance (le travail abstrait donc) et, avec la troisième révolution industrielle, celle de la microélectronique, il la perd totalement. Pour Postone à l'inverse, les gains de productivité accroissent la valeur, mais provisoirement, temporairement, car dès que les autres entreprises ont elles aussi réorganisé le travail et utilisé les mêmes machines, donc une fois que les gains de productivité se sont généralisés et ne sont plus le fait de quelques acteurs minoritaires, alors l'accroissement de la valeur s'annule, l'unité de base du travail abstrait (l'heure de travail) étant ramenée à son niveau initial. Ainsi pour Kurz la valeur s'effondre, tandis que pour Postone la valeur s'accroît sans cesse puis revient à son point de départ. Ce débat continu dans un prochain recueil de textes et d'entretiens de Robert Kurz, qui sera on l'espère bientôt publié en France.