Qu'est-ce que la tertiarisation ?
Perspectives du changement social
par Robert Kurz
(Paru dans Avis aux Naufragés, Lignes, 2004)
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Pour une conscience dominée par le marché universel, la perception, dans tous les domaines de la vie, se réduit désormais à des phénomènes conjoncturels. Ce qui est vrai aujourd’hui risque de ne plus l’être demain ; mais qu’importe le contenu quand il ne s’agit plus que de « vendre » au plus vite. Et cela vaut pour les théories comme pour les voitures ou les cravates. A ce stade, l’idée de « changement social » n’a fondamentalement plus aucun sens. Car, pour qu’elle ait un sens, celui-ci doit faire référence à une évolution dans le temps qu’on pourrait définir par l’analyse, donc à une histoire des structures sociales. La conscience postmoderne, complètement conforme aux exigences du marché, ne connaît plus aucune évolution historique, elle ne connaît que le caractère indifférent de tendances incohérentes. La théorie critique de la société se voit de plus en plus remplacée par l’analyse des tendances (trend research).
La différence entre structures objectives et perception subjective devenant ainsi irreprésentable, on voit disparaître en même temps la capacité de saisir intellectuellement nos propres rapports sociaux. Même une idéologie purement apologétique devient alors impossible, car elle suppose, elle aussi, l’idée d'un développement objectif (même si cette idée est fausse ou n’a qu’une fonction légitimatrice). Cependant, comme une société déchirée par ses propres contradictions telle que la société du marché totalitaire ne peut nullement se passer d’une idéologie légitimatrice, la pensée postmoderne doit recourir sur le plan économico-sociologique à des théories plus anciennes qui prétendent encore à une certaine objectivité, au sens traditionnel du terme. Peu importe que cela soit inconséquent, car de toute façon, pour la pensée postmoderne, être inconséquent a quelque chose de vertueux.
Bien que les théories postmodernes récusent tout déterminisme structurel, les analyses de tendances et leur sous-appareil conceptuel se meuvent toujours dans un contexte déterminé par des théories sociologiques qui traitent du « changement social » en termes de déterminisme structurel. Explicitement ou implicitement, les « modes » idéologiques postmodernes présupposent, elles aussi, une certaine vision objective du développement social par rapport aux trois secteurs fondamentaux de la reproduction sociale (agriculture, industrie, services). C’est le portrait fantomatique de la « tertiarisation », naguère tant vantée, qui continue à marquer les discours sociologiques, même si les présupposés méthodologiques des sciences sociales classiques qui ont donné naissance au théorème de cette tertiarisation sont niés. On critique la méthode, alors que, sur le fond, on empoche le résultat.
Selon cette théorie désormais classique, la société passerait, au cours d'une évolution historique, du secteur agricole primaire au secteur industriel secondaire pour finir au secteur tertiaire : celui des prestations de services. On assisterait donc à une redistribution progressive de la force de travail « employée ». Ce processus serait, surtout à ses débuts, accompagné de ruptures structurelles douloureuses, mais il finirait par déboucher sur une nouvelle phase de « plein emploi » et de prospérité exceptionnelle. Cette théorie socio-économique de la tertiarisation est aujourd’hui vieille de quelques décennies et il faudrait en faire le bilan, ce qui est impossible avec les outils intellectuels de la pensée postmoderne. D’un point de vue superficiel, cette thèse de la tertiarisation s’est vue confirmée par les faits, mais d’une façon complètement éclatée et tout autrement que ne l’avaient laissé supposer les hypothèses optimistes de naguère. Ce que les faits n’ont pas confirmé, c’est la poussée exceptionnelle en matière d’emploi et de prospérité qu’on en avait attendu. Au contraire, il semble que la tertiarisation réelle s’accompagne d’un processus de rétrécissement et de crise économiques sur toute la planète.
Contribue également à obscurcir le problème le fait que le secteur tertiaire, à la différence du secteur agricole et industriel, ne peut pas être défini de façon homogène. La catégorie de « services » peut englober des activités extrêmement diverses, très éloignées les unes des autres. On distingue deux grands groupes. D’un côté, des domaines à très haute qualification, comme la médecine, l’enseignement, la formation, la science, la culture, etc. De l'autre, des domaines particulièrement non qualifiés, composés de domestiques et d’auxiliaires mal rémunérés dans les entreprises de service (restauration, nettoyage, services personnels, etc.). Cuire des hamburgers, remplir les sacs au supermarché, vendre des lacets dans la rue ou laver des pare-brise au feu rouge passent pour des activités du secteur tertiaire au même titre que former des managers, éduquer des enfants ou organiser des voyages d’études. La bonne et le gardien de parking relèvent de la même catégorie que le médecin et l’artiste.
Cette contradiction semblait marquer, pour une assez longue période, également la différence sociale entre les pays occidentaux et le tiers-monde. Certes, dans les pays du Sud global, l’agriculture, dans la mesure où elle produit pour le marché mondial, a été tout aussi scientificisée et mécanisée qu’en Occident. Mais, contrairement aux pays du centre capitaliste, le simple passage du secteur primaire de l’agriculture au secteur secondaire de l’industrie s’y est révélé un échec dans la plupart des cas ou n’a réussi que de manière fort incomplète. C’est l’échec même de
l’« industrialisation de rattrapage » qui a donné naissance à une situation paradoxale, du point de vue de la théorie des trois secteurs fondamentaux. D’une part, une partie de la société s’est vue ramenée au stade d’une primitive production agricole de subsistance, végétant à côté d'une industrie agroalimentaire orientée d’après les besoins du marché mondial ; d'autre part, on a assisté à une massive tertiarisation de misère dans les agglomérations urbaines monstrueusement gonflées.
En revanche, dans les centres occidentaux, les pronostics optimistes de la tertiarisation ont semblé se vérifier dans un premier temps. En Occident, le déclin social vers le chômage structurel de masse a certes commencé dès les années 1970. Mais cette évolution négative devait être amortie par le traitement social du problème : on se mit presque à croire que l’on pouvait doubler chaque chômeur d’un travailleur social. L’« industrie de suivi » pour les personnes sorties du système semblait promise à devenir un facteur de croissance. Parallèlement à cette assistance sociale, le système de prise en charge médicale entra dans une phase d’expansion. En même temps, on se mit à créer des centres de loisirs, des lieux de rencontres, des universités expérimentales ainsi que de nouveaux systèmes de qualification professionnelle. Formation, société de loisirs, pédagogisation de la vie : tels étaient les maîtres mots de l’Esprit du temps occidental jusque dans les années 1980. Dans une mesure nettement moindre, les mêmes tendances existaient dans le tiers-monde, mais seulement sous la forme d’une tertiarisation de luxe pour une minorité, à laquelle faisait face une tertiarisation de misère pour la majorité. En Occident, en revanche, il semblait s’agir d'un changement structurel « pour tous ».
Mais cette forme de tertiarisation comportait un hic, et de taille. Elle était « non productive » en termes capitalistes et ne constituait nullement une poussée de croissance commerciale, mais devait être alimentée par des fonds publics et organisée, pour une large part, sous forme de services publics. Tout cela cadrait mal avec la contraction économique de la croissance industrielle. Pendant un certain temps, on réussit à maintenir à flot cette merveilleuse société de la formation, de l’éducation, des loisirs et du traitement social, mais seulement moyennant un endettement public qui prit des dimensions dramatiques. L’illusion finit par éclater et on se mit à démanteler les secteurs porteurs de la prétendue « société de services ».
Au cours des années 1990, le capitalisme mondial donna naissance à deux options avec lesquelles on prétendait faire face à la crise. « Privatiser » était le mot d’ordre et celui-ci suggérait que l’on allait pouvoir transformer les secteurs tertiaires (infrastructures comprises) dont l’Etat ne pouvait plus assumer la reproduction, en entreprises privées produisant des bénéfices. En même temps, la New Economy, en tant que version commerciale high-tech du secteur tertiaire (capitalisme Web), était censée créer une croissance profitable et des emplois. On sait que les deux options ont échoué. La New Economy s’est révélée une simple « bulle spéculative », alors que l’emploi et la croissance réelle de ce secteur restaient quantité négligeable. Quant aux anciens services publics privatisés, ils ne font pas non plus l’affaire comme vecteurs de croissance capitaliste. Une médecine ou une éducation cotées en Bourse se réduisent rapidement à une clientèle privée solvable, tandis que la majeure partie des structures de ces secteurs est démantelée. Dans de nombreuses régions du tiers-monde, on assiste même à l’écroulement de toute l’infrastructure de la société. Une tendance semblable se dessine, sous une forme atténuée, dans les pays occidentaux.
Il ne reste rien des anciennes promesses d'une tertiarisation progressive sous la forme d'une société de la formation, de la culture, du traitement social et des loisirs. La crise va jusqu’à frapper le tourisme. A la place, c’est la tertiarisation de misère que connaît le tiers-monde qui est érigée en modèle pour les centres du marché mondial. Sans le moindre scrupule, les discours politiques et socio-économiques occidentaux misent désormais sur une dernière option : l’existence de masses de serviteurs bon marché comme aux premiers temps du capitalisme. Peut-on imaginer une société high-tech planétaire avec, d'un côté, quelques capitalistes financiers et managers transnationaux, et de l’autre des milliards de bonnes, de chauffeurs, de valets, de femmes de chambre, de dames de compagnie, d’hommes de peine, de laquais, etc. ? Cela ressemble plutôt à de la mauvaise sciencefiction. S’il existe bien dans le tiers-monde une tradition héritée de l’époque coloniale et fondée sur des rapports paternalistes de maître à domestique (surtout là où le colonialisme reposait sur l’esclavage), les conditions du marché universel font que ces rapports de dépendance personnels de maître à esclave, tels qu’ils existaient aux débuts du capitalisme comme reliquats du monde féodal, sont devenus impossibles à grande échelle. Et ce n’est pas non plus en tant qu’entreprises commerciales impersonnelles, que les services de domestiques peuvent se transformer en vecteurs de croissance, tout aussi peu que l’éducation ou la médecine privatisées. Pour cela, la demande solvable n’est pas assez grande car, avec la crise déclenchée par la troisième révolution industrielle, les classes moyennes sont en train de fondre elles aussi. Les milliards d’individus qui, partout dans le monde, dégringolent dans la tertiarisation de misère ne sont au fond rien de plus que des mendiants « un peu mieux lotis », des « exclus » auxquels le capitalisme n’offre plus de perspective.
Le désastre historique de la tertiarisation renvoie au problème tabouisé de la forme sociale. D’un point de vue purement technique et matériel, la productivité engendrée par la troisième révolution industrielle permettrait réellement à l’humanité de ne plus consacrer qu’une part relativement petite à la production agricole ou industrielle pour s’occuper principalement de formation, d’éducation, de soins, de médecine, de culture, etc. La première partie de ce programme se réalise : de moins en moins d’individus sont employés dans les secteurs primaires et secondaires. Mais la deuxième partie échoue : le transfert des ressources humaines dans le secteur tertiaire n’est pas traduisible en termes capitalistes. Nous en avons aujourd’hui la preuve pratique.
La doctrine économique du développement des trois secteurs a toujours eu ce défaut de ne pas avoir de compréhension historique d’elle-même. Car cette évolution ne se déroule pas à l’intérieur de structures capitalistes « éternelles ». La société agraire prémoderne n’était pas fondée sur la valorisation de capital-argent. C’est pourquoi le déplacement du centre de gravité de la reproduction sociale du secteur agricole vers le secteur industriel a constitué une rupture avec la forme des rapports de dépendance personnelle qui prévalait jusqu’alors et qui fut remplacée par la forme impersonnelle du capital-argent. De la même manière, le passage de la société industrielle à la société de services rend maintenant nécessaire la rupture avec le système moderne de production marchande et l’avènement d’un ordre différent, qualitativement nouveau.
Cette rupture nécessaire avec la forme sociale fondamentale comporte également une dimension culturelle et symbolique. La société agraire, depuis la révolution néolithique, avait une vision organique du monde où le métabolisme social et culturel, le « métabolisme avec la nature » (Marx), se référait d’abord à des plantes et des animaux. Cette vision du monde n’était nullement aussi douce et « écologique » que l’insinuent aujourd’hui certaines idéologies régressives. Il s’agissait plutôt d’un rapport de domination qui, sous la forme de la dépendance personnelle (esclavage et féodalisme), réduisait l’homme à sa fonction organique, en tant qu’« animal doué de parole ».
La société industrielle du système moderne de production marchande avait, à l’opposé, une vision mécanique du monde où le métabolisme social et culturel, le « métabolisme avec la nature », était socioculturel et se référait d'abord à de la matière morte et physique (machines et marchandises industrielles). A travers la forme impersonnelle de l’argent, cette vision du. monde réduisait l’homme à l’état de robot accomplissant mécaniquement ses fonctions.
Encore inconnue, la société tertiaire au-delà de la modernité mécanique exige une vision sociale du monde où, pour la première fois, le « métabolisme avec la nature » se réfèrerait d’abord à l’homme lui-même, se transformant donc ainsi en métabolisme de la société avec elle-même. « La racine de l’homme, c'est l’homme lui-même » (Marx) : c’est seulement maintenant que cette vérité tend à prendre une forme sociale. Avec la physique quantique, les sciences ont d’ores et déjà laissé derrière elles la vision mécaniste du monde, et ce n’est pas un hasard si la révolution informatique, qui repose sur la physique quantique, démontre l’absurdité du capitalisme. Si l’humanité ne veut pas sombrer, elle doit dépasser le réductionnisme organique et mécaniste et se comporter de façon humaine avec elle-même. C’est seulement ainsi qu’elle pourra entretenir des rapports humains avec la nature biologique et physique.
Les mises en ligne sur ce site de " Lire Marx " de Robert Kurz :
- Crise et critique de la société du travail (extrait de " Lire Marx ")
- Ils ne le savent pas mais ils le font : le mode de production capitaliste est une fin en soi irrationnelle (extrait de " Lire Marx ")
- Critique de la nation, de l'Etat, de la politique, du droit et de la démocatie (extrait de " Lire Marx ").
- Saignant et purulent par tous ses pores : le vilain capitalisme et sa barbarie. (extrait de " Lire Marx ")
- La véritable barrière du capital est le capital lui-même. Le mécanisme et la tendance historique des crises du capitalisme (extrait de " Lire Marx)
- Chasse autour du globe. La mondialisation et la fusionite du capital (extrait de " Lire Marx ")
- La mère de toutes les extravagances et la portée des jeunes loups de la Bourse : le capital porteur d'intérêts, la bulle de la spéculation et la crise de la monnaie (extrait de " Lire Marx " )
Quelques autres textes de Robert Kurz :
- Le vilain spéculateur (par Robert Kurz, 2003)
- Impérialisme de crise (2003)
- Même l'univers parallèle (internet) n'échappe pas à l'économie (2009).
- Le vilain spéculateur. (extrait de " Avis aux naufragés ", 2005)
- Populisme hystérique. Confusion des sentiments bourgeois et chasse aux boucs-émissaires (2001)
- Le dernier stade du capitalisme d'Etat (2008)
- Economie totalitaire et paranoïa de la terreur : sur le 11 septembre 2001.
- Non rentables, unissez-vous ! (2003)
- La femme comme chienne de l'homme (sur Sade, le genre et le capitalisme)
- L'honneur perdu du travail : le socialisme des producteurs comme impossibilité logique. (revue Conjonctures, 1997)
- Métamorphose du système-monde et crise de la critique sociale (extraits de " Les Habits neufs de l'Empire. Remarques sur Negri, Hardt et Rufin, Lignes, 2003)
- Manifeste contre le travail (Groupe allemand Krisis)