De quelques divergences
entre Moishe Postone et la « Wertkritik »
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Clément Homs
Si Postone n'appartient pas à proprement parler à la mouvance « Wertkritik » (on peut même se demander s'il se reconnaîtrait dans cette appellation) dont il faut clairement le distinguer [1], il faut tout d'abord préciser que ce qui caractérise une telle mouvance est une rupture au sein de la théorie marxienne du capital (c'est-à-dire plus en amont qu'une simple rupture au sein de la théorie de la révolution comme on le retrouve dans la mouvance de la communisation) opérée à partir de la fin des années 1980 par les groupes allemands Krisis puis Exit ! et la mouvance militante révolutionnaire qui gravite autour en Europe et en Amérique du Sud. La « Wertkritik » est donc une appellation spécifiquement allemande, auquel est totalement étranger Postone. Toutefois ce dernier auteur a proposé dans son maître-ouvrage Temps, travail et domination sociale (Mille et une nuits, 2009 - par la suite TTDS) puis dans le recueil récemment publié Critique du Fétiche-capital (PUF, 2013, traduit comme le précédent par L. Mercier et O. Galtier), une réinterprétation de la théorie critique de Marx en partie parallèle, sur de nombreux points (évoqués par A. Jappe dans « Avec Marx, contre le travail »), à ces auteurs allemand et autrichien qui constituent davantage une mouvance (avec ses scissions et ses polémiques internes) qu'un courant homogène, dont nous citerons que les plus connus : Robert Kurz, Roswitha Scholz, Norbert Trenkle, Ernst Lohoff, Peter Klein, Anselm Jappe, Claus Peter Ortlieb, Karl-Heinz Lewed, Franz Schandl, Justin Monday, Gérard Briche, Christian Höner, Peter Samol, etc. Il faut donc immédiatement noter pour ce qui suivra, que les divergences qui seront ici évoquées ne sont pas toujours partagées uniformément par ces auteurs.
Pour autant, ces deux refondations théoriques/analytiques de la critique marxienne de l'économie politique de part et d'autre de l'Atlantique ont été parallèles, en ce sens où les influences réciproques sont restées finalement minimes. Entre 1987 et 1993, le groupe Krisis, appelé auparavant « Critique marxiste », avait déjà élaboré ses propres fondements théoriques en brisant les unes après les autres, les idoles du marxisme traditionnel au travers de divers articles fondateurs (sur la centralité du prolétariat, la figure du « sujet révolutionnaire », la lutte des classes, l'ontologie positive du travail, la spécification historique et non plus transhistorique de la valeur et de la loi de la valeur, etc), quand les Allemands ont pris connaissance de l'ouvrage de Postone « Time, Labor and Social domination » paru aux Etats-Unis en 1993. Il faut toujours avoir en tête que le premier ouvrage fondateur, de référence et considéré encore aujourd'hui comme un peu l'acte de naissance de la « Wertkritik » en Allemagne, avec un tirage de plus de 20 000 exemplaires et un écho international (important notamment au Brésil), sera le best-seller de Robert Kurz, « L'effondrement de la modernisation. De l'effondrement du socialisme de caserne à la crise de l'économie mondiale » (Eichborn Verlag, 1991). Le rapport à Postone est donc extérieur à leur propre théorisation, il n'y a pas côté allemand d'inspiration à partir de sa lecture, on le cite parfois mais on ne fonde rien à partir de lui. Il y a eu toutefois des contacts avec Postone, et le groupe Krisis a cherché à faire connaître son oeuvre en Allemagne en publiant par exemple sur leur site des traductions tandis que Norbert Trenkle a été l'un des traducteurs de l'édition allemande de « Zeit, arbeit und gesellschaftliche Herrschaft » qui ne paraîtra qu'en 2010 chez l'éditeur « Ça ira ». Malgré une rencontre internationale organisée au Brésil au début des années 2000 avec Kurz, Scholz, Postone, Jappe, etc., et une rencontre française avec Postone à Lille en novembre 2009 où des Allemands avaient fait le déplacement, hormis des correspondances privées, de véritables discussions de fond n'ont en réalité jamais eu lieu, et la « Wertkritik » s'est toujours distinguée de nombreux aspects de la pensée de Postone. D'un côté, les Allemands et notamment Kurz pendant très longtemps, épargnèrent Postone de toute critique, ne voulant pas polémiquer avec un auteur dont ils se sentaient proches par certains aspects. Mais ils ne se réclamèrent jamais de Postone. La mouvance multiforme « Wertkritik » s'est toujours caractérisée par le fait de ne se réclamer d'aucune filiation théorique (Ecole de Francfort, Lukacs, Ultra-gauche ou autre) et on pourrait même dire que la référence au « Marx ésotérique » se réduit à la portion congrue dans les derniers écrits de Kurz et notamment dans « Geld ohne Wert » (2012). De l'autre, on peut peut-être penser que Postone, aujourd'hui âgé, et n'étant pas par ailleurs un polémiste hors pair, n'a jamais cherché à engager une discussion de fond avec la tumultueuse, ouvertement polémique et anti-universitaire, « critique de la valeur » allemande. Malgré son intérêt constant pour ce qui se publie dans Krisis et Exit !, et son hommage à l'oeuvre de Robert Kurz dans un entretien à la revue espagnole « Constelaciones » en 2012, Postone n'a pas encore cherché à répondre aux critiques qui lui ont été faites ces dernières années par Kurz et Lohoff par exemple. Il note toutefois des divergences qu'il a avec la mouvance « Wertkritik » et notamment avec Kurz :
« Je ne coïncide pas avec la façon dont Kurz pose le problème de la crise, affirmant que ou bien l’on soutient que le capitalisme s’effondrera, ou bien on croit qu’il pourra continuer indéfiniment. Je ne partage pas cette perspective qui me paraît fortement dichotomique. Je pense que mon travail laisse la question ouverte. Je crois aussi que mon travail s’intéresse plus aux questions d’idéologies, de subjectivité et de conscience que celui de Kurz ».
En substance, il dit que Kurz ne cherche pas spécialement à comprendre les changements qui se produisent au niveau des subjectivités en rapports avec les changements qui se produisent dans le capital lui-même. Postone a voulu le faire à travers ses travaux sur l’antisémitisme : « Krisis et Exit ne s’occupent pas autant que moi des questions de subjectivité et de fétichisme. » (Constelaciones, 2012 [2]). Pour autant, des analyses sur ces questions ont particulièrement été développées durant les années 2000 et 2010 dans les revues Krisis et Exit.
Les divergences entre Postone et la branche allemande sont grossièrement de quatre ordres, et nous ne les évoquons ici que sous la forme d'une brève note qui ne se veut en rien exhaustive :
1. Différence de style et de perspectives
Une première divergence de forme qui saute aux yeux, est le style très différent pris par la formulaton de la théorie critique de la synthèse sociale capitaliste : Postone est un universitaire, s'il n'a jamais négligé de porter des critiques sérieuses et sans concessions à de nombreux auteurs (contre Lukacs, Derrida, Pollock, Horkheimer, Habermas, David Harvey, Giovanni Arrighi, etc.), sa critique par de nombreux aspects garde tout du débat académique ne cherchant pas la polémique virulente ; la branche allemande a par contre toujours été violemment anti-universitaire, privilégiant toujours la polémique virulente, l'outrance et l'irrespect parfois ordurier envers les courants marxiste traditionnel, post-moderne, francfortois et bourgeois. Kurz quand il citait ou étudiait un auteur, c'était toujours dans le seul but de « régler son compte à quelque salaud » (la dernière cible en date étant le marxiste allemand Michael Heinrich dans Geld ohne wert, Horleman, 2012, dont la critique sert simplement de prétexte à un développement théorique propre). A partir du tournant des années 2000, la pratique chez Krisis de l'intervention publique au travers du « Manifeste contre le travail », des recueils « Le Lundi au soleil : Onze attaques contre le travail » ou « Dead Men Working », des nombreuses chroniques dans la presse de Kurz ou encore les textes à thèses (comme celui de N. Trenkle dans « Critique de l'Aufklärung : 8 thèses »), distingue fortement les Allemands avec Postone, dans ce souci d'instiller partout un peu de poison critique, en se faisant à l'occasion polémistes. Les groupes allemands (dont le noyau a été le milieu radical de Nuremberg) se sont toujours donnés pour horizon, la révolution, la radicalisation et l'intervention pratique dans les milieux de la gauche supposée « radicale ». Alors que Postone s'il n'a écrit aujourd'hui aucun texte sur cette question , hormis une courte sous-partie problématique intitulée « Le royaume de la nécessité » dans TTDS sur laquelle il reprend certains aspects de Marx sur la question du post-capitalisme, il a toujours esquissé dans des entretiens de vagues perspectives de transition, allant de réformes graduelles vers le point de mire lointain (il pense que nous ne sommes pas aujourd'hui dans une période révolutionnaire) d'une révolution comprise comme abolition des classes, du travail, de la valeur et de l'argent. Postone esquisse également dans TTDS les conditions de possibilité historiques d'un dépassement de la forme de vie capitaliste, d'ailleurs de manière assez traditionnelle (et à mon sens discutable), comme un possible que permet les contradictions croissantes du capitalisme. Les bribes de perspectives qu'évoque Postone à partir de sa reconstruction personnelle de la théorie marxienne du capital, n'étaient absolument pas la tasse de thé de la « Wertkritik » comme l'avait affirmé très nettement le « Manifeste contre le travail » (qui parle de vaste mouvement antipolitique d'appropriation extra-parlementaire, de constitution d'une « Contre-société », d'abolition du travail, etc.). En Allemagne, les revues théoriques (et les séminaires internes) constituant d'un côté des approfondissements théoriques, tandis que les textes à thèses, les manifestes, les chroniques de presse, comme les cercles publics de lecture en Allemagne et ailleurs, constituant de l'autre la forme prise par l'intervention publique de la critique. Toutefois, la séquence « interventionniste » du groupe Krisis autour de 2000, entraîna de fortes tensions en interne, cette question de stratégie d'intervention fut un des éléments de la scission de 2004 qui fut plus importante que les précédentes. Les gens qui suivirent Kurz dans la revue Exit !, pensaient qu'il fallait se méfier de toute l'idéologie mouvementiste et que la théorie critique radicale ne pouvait pas devenir un distributeur automatique de solutions clés en main fournies avec un service après-vente révolutionnaire, la période n'était absolument pas en ce début du XXIe, révolutionnaire ou même pré-révolutionnaire, il fallait aujourd'hui surtout théoriquement approfondir et radicaliser encore plus la « Wertabspaltungkritik » ; tandis que les personnes qui restèrent dans Krisis à partir de 2004, pensaient que de toute façon la rupture dans la théorie du capital était déjà achevée dans les années 1990, le travail théorique avait été fait au-delà des marxismes hétérodoxes qui ne purent jamais rompre totalement avec le marxisme traditionnel (les marxismes lukacsien, bordiguiste, conseilliste, post-ultra-gauche), il ne s'agissait plus dès lors de continuer à radicaliser la théorie et à l'approfondir, il fallait maintenant à leurs yeux travailler à diffuser et radicaliser tous les mouvements qui se prétendaient « révolutionnaires ».
2. Postone et la question du « double Marx »
Une deuxième divergence est celle du statut donné par Postone à sa réinterprétation de l'oeuvre de la maturité de Marx. Les Allemands n'ont jamais accepté ce qui était perçu chez Postone comme une prétention à vouloir présenter un vrai Marx, un Marx redressé, un Marx redécouvert, un Marx enfin révélé. Comme si les différents courants marxistes n'avaient finalement jamais rien compris à Marx.
Pour les Allemands finalement, la formule rabâchée que Marx n'aurait jamais été marxiste, n'est pas totalement exacte ou du moins trop caricaturale. Aux yeux de la « critique de la valeur », le marxisme traditionnel a très bien interprété Marx, mais il a seulement interprété - et c'est là ce qui est fondamental - qu'une ligne argumentative au sein de l'oeuvre de Marx, celle aujourd'hui la moins pertinente. Il ne s'agit donc pas pour la « Wertkritik » de sauver Marx du marxisme traditionnel, mais d'affirmer plutôt la présence d'un « Double Marx » (voir ici ce texte de R. Kurz qui détaille cela), c'est-à-dire de deux lignes contradictoires d'argumentation qui sont complètement enchevêtrées. On ne peut donc à leurs yeux postuler aucune « coupure épistémologique », aucune opposition entre un jeune Marx humaniste et un vieux Marx scientifique, etc. Le marxisme traditionnel n'a finalement jamais été une trahison de la pensée de Marx (thèse classique du marxisme critique et hétérodoxe), il a été plutôt une lecture partielle et une interprétation incomplète. La distinction dans ce « Double Marx » (ou Marx-Janus comme dit Kurz) entre un « Marx ésotérique » et un « Marx exotérique » - le premier a avoir fait cette distinction chez Marx est Roman Rosdolsky dans un texte de 1957 (voir « Marx ésotérique et Marx exotérique ») puis Stefan Breuer dans « Krise der Revolutions theorie. Negative Vergesellschaftung und Arbeitsmetaphysik bei Herbert Marcuse » (Frankfurt/Main, 1977), elle est reprise, en substance, par la « Neue Marx-Lekture » fondée par des élèves d'Adorno, Helmut Reichelt et Hans-Georg Backhaus [3] -, rend explicite la présence de ces deux lignes argumentatives totalement imbriquées dans la pensée de Marx (enchevêtrées aussi bien dans son oeuvre de jeunesse que dans son oeuvre de maturité, et parfois même dans une seule phrase, il n'y a donc là rien ici de véritablement conscient chez Marx, l'affrontement entre deux lignes argumentatives conduisant Marx parfois à de nombreuses contradictions méthodologiques par exemple).
Cependant, il me semble que Postone s'est expliqué ces dernières années sur ce point. S'il ne reprend pas à son compte cette distinction du « Double Marx » à l'époque de la rédaction de TTDS, dans des entretiens de la fin des années 2000 [4], il semble explicitement défendre l'idée qu'il n'a pas présenté dans TTDS ce qui serait un « vrai Marx », parce qu'il prétend explicitement ne pas avoir rendu compte dans sa reformulation théorique, des nombreuses contradictions dans la pensée de Marx, ce que justement cherche à expliquer la distinction du « Double Marx » pour la « critique de la valeur ». Dans un entretien de la fin des années 2000, il a par exemple une formule où il dit n'avoir pas réfléchi en marxologue sur les contradictions dans l'oeuvre même de Marx.
En réalité, il est vrai, dès 1993, dans TTDS, il avait pourtant écrit un passage très précis, une mise en garde au lecteur, qui se rapproche tout particulièrement de la position de la « critique de la valeur » et qui rend, il me semble, le reproche qu'elle fait à Postone, injuste et inopérant :
« Cette approche [celle proposée dans TTDS] pourrait aussi servir de point de départ au projet de localiser historiquement l'oeuvre même de Marx. Une telle tentative réflexive permettrait en effet d'étudier les possibles tensions internes et les éléments "traditionnels" dans ses écrits en s'appuyant sur la théorie, impliquée par ses catégories fondamentales, de la nature profonde et de la trajectoire du capitalisme. Certaines de ces tensions internes pourraient alors être comprises en termes de tension, entre, d'un côté, la logique de l'analyse catégorielle que Marx fait du capitalisme en tant que tout et, de l'autre, sa critique plus immédiate du capitalisme libéral - c'est-à-dire en termes de tension entre deux niveaux différents de localisation historique. Dans cet ouvrage, j'écrirai toutefois comme si l'autocompréhension de Marx (l'idée que Marx a de son propre travail, N.d.T.) était celle impliquée par la logique de sa théorie du noyau de la formation sociale capitaliste. Comme j'espère contribuer ici à la reconstitution d'une théorie sociale critique systématique du capitalisme, la question de savoir si l'autocompréhension réelle de Marx est bien adéquate à cette logique s'avère d'une importance secondaire » (TTDS, p. 38)
Ce passage me semble très clair quant aux intentions de Postone, qui de plus cerne très bien le problème des « tensions internes » et des « éléments traditionnels » dans le texte même de Marx. Il pointe également aussi, le problème de cette « tension », en termes de niveau logique touchant à l'essence (ce que la Werktritik appellera le « Marx ésotérique ») et de « critique plus immédiate du capitalisme libéral », donc de phénoménalisation historiquement spécifique de l'essence du capitalisme (niveau de l'apparence) que Marx pouvait observer au XIXe siècle (ligne argumentative que la Wertkritik appellera justement, le « Marx exotérique »). Cet approfondissement sur les « possibles tensions internes et les éléments "traditionnels" dans ses écrits en s'appuyant sur la théorie, impliquée par ses catégories fondamentales, de la nature profonde et de la trajectoire du capitalisme », Postone en a rêvé dans TTDS, la « critique de la valeur » l'a réalisé.
D'autre part, toujours sur ce rapport de Postone à Marx, les positions me semblent pas aussi éloignées avec la « critique de la valeur » car pour Postone, ce que nous enseigne à ses yeux les errements de la première génération de l’École de Francfort – et de bien d’autres auteurs de cette période - dans sa saisie du capitalisme postlibéral (voir TTDS, chapitre 2 pour la critique de l'Ecole de Francfort, puis de Jürgen Habermas), est qu’il ne faut absolument pas confondre le capitalisme avec ses configurations historiques. Ce qu'entreprend systématiquement une réflexion par trop superficielle, historiciste ou empirique qui ne remonterait pas au niveau du noyau et de la dynamique immanente au capitalisme. On le sait, Postone distingue soigneusement dans TTDS le noyau dynamique et contradictoire du capitalisme, de sa trajectoire en différentes configurations historiques aux XIXe et XXe siècle (voir Postone, « La théorie critique et le XXe siècle », dans son ouvrage « History and Heteronomy », University Tokyo Press, 2009). Et cette question est explicite chez le Postone des années 2000 qui se penchera sur la théorie de ces différentes configurations historiques. Or, justement, la distinction entre un « Marx exotérique » et un « Marx ésotérique » que fait la branche allemande, relève exactement de cette distinction : le premier Marx (celui du marxisme traditionnel) ne serait valable que pour la description de la configuration historique du XIXe siècle et le marxisme traditionnel a assimilé totalement le capitalisme à cette configuration libérale centrée sur le marché et propriété privée ; tandis que le deuxième Marx serait celui qui aurait commencé - seulement - à saisir le noyau véritable du capitalisme quel que soit sa configuration historique particulière. C'est-à-dire le Marx encore aujourd'hui pertinent, celui qui critique l'économie politique en soi, au niveau de la critique catégorielle des formes/catégories sociales de base de la forme de vie capitaliste - travail, valeur, argent, marchandise et Etat -, (catégories historique et négative dans la pensée du Marx ésotérique, que le positivisme marxiste n'a cessé d'ontologiser) et ce quel que soit la configuration historique du capitalisme centrée sur le Marché ou centrée sur l'Etat. C'était là une contradiction interne à la réinterprétation théorique de Postone, que d'affirmer à la fois la distinction entre le niveau du noyau et de la dynamique fondamentale que saisit le Marx de la critique des formes/catégories et les différentes configurations historiques (que Postone n'étudiait pas encore dans TTDS, laissant seulement entendre que sa réinterprétation permettrait dans des travaux à venir de penser ces configurations), tout en disant qu'il venait de redresser la théorie marxienne contenue dans « Le Capital » sans voir que justement le marxisme traditionnel pouvait constituer une assez bonne compréhension de la configuration libérale du capitalisme au XIXe siècle. Mais aujourd'hui c'est justement de cette contradiction qu'il me semble sortir notamment dans ses textes comme « La théorie critique et le XXe siècle » ou « Histoire et impuissance. Mobilisation de masse et formes contemporaines d'anticapitalisme » (in Postone, Critique du Fétiche-capital, op. cit.).
3. Postone et l'absence d'une théorie de la crise
Une autre divergence majeure, est l'absence chez Postone d'une théorie de la crise interne du capitalisme. Récemment, alors que Kurz avait peut-être toujours un peu épargné Postone sur cet aspect en ne rentrant pas dans la polémique avec lui, Ernst Lohoff dans son article « Auf Selbstzerstörung programmiert » paru dans la revue Krisis (2/2013) (le texte est traduit en français dans la revue Illusio, n°16-17, Bord de l'eau, 2017) vient de systématiser cette critique faite à Postone [5]. C'est une incohérence à ses yeux car la théorie de Postone devrait logiquement déboucher sur une théorie de la crise. On sait combien le premier niveau fondamental du noyau de la dynamique immanente au capitalisme est constitué par ce que Postone appelle le « Treadmill effect » (que L. Mercier et O. Galtier dans TTDS ont traduit par « moulin de discipline » , mais que l'on peut également traduire par « tapis de course », « tapis roulant » ou « cage d'écureuil »), c'est-à-dire la détermination mutuellement réciproque des deux faces du travail dans le procès de production, qui a pour effet principal que l'augmentation de la productivité redéfinit constamment la temporalité du procès de valorisation (voir TTDS, pp. 422-450). C'est-à-dire qu'en permanence, l'heure sociale de travail est rédéfinie par le nouveau standard général de productivité. Et dans cette course folle du capital après lui-même, où le travail n'a jamais été un moyen mais la fin tautologique du capitalisme, il faut toujours produire plus de marchandises pour représenter la même masse de valeur. Au niveau de l'entreprise, pour éviter la réduction de la masse de valeur particulière, il faut en permanence augmenter la masse de marchandises produites. Mais justement montre Lohoff, Postone ne se pose pas la question de savoir si cela ne peut pas dépasser un certain seuil où la compensation à ce mécanisme de réduction de la masse particulière de la valeur n'est plus possible. Krisis et Exit ! pensent justement que la nature et la trajectoire de la dynamique du capital étant inscrite dans ses formes de base, et le remplacement nécessaire du travail vivant par la technologie ne cessant de tarir la création de la valeur, avec la troisième révolution industrielle de la micro-électronique, on a dépassé ce seuil qui rend désormais obsolète le mécanisme principal de compensation (voir le chapitre « Die Geschichte der Dritten industriellen Revolution » dans le livre de Kurz « Schwarzbuch Kapitalismus. Ein Abgesang auf die Marktwirtschaft », Eichborn, 2009, pp. 622-800. Les philosophes Jean-Marie Vincent comme André Gorz en France avaient notamment fait remarquer l'importance de ce chapitre). Postone, tout en citant le fameux passage des « Grundrisse » sur l'écroulement du capitalisme à cause de la technologie de production, ne se pose pas la question d'une limite au mécanisme de la compensation si le remplacement du travail vivant dépasse un seuil critique. De cette redéfinition continuelle de l'heure sociale de travail qu'il saisit, Postone tire des conséquences trop limitées. Il évoque une conséquence politique de cette diminution du travail vivant : l'ouverture d'une contradiction entre le travail que la société continue à demander aux individus et la possibilité d'une société libérée du travail (sa théorie de l'émancipation se trouve inscrite dans cette contradiction grandissante du capitalisme). Pour Postone cette situation engendrée par la dynamique du capital doit seulement amener les sujets du capitalisme a prendre conscience qu'il faut abolir le travail comme médiation sociale (il évoque alors le concept assez classique dans les milieux radicaux des années 1970 d' « auto-abolition du prolétariat » par exemple). Aux yeux de Lohoff, le potentiel de crise inscrit dans la logique du « moulin de discipline » au coeur de la dynamique du capital, est donc totalement esquivé par Postone. La théorie de Postone s'arrête en quelque sorte à mi-chemin. Il faut ainsi aller plus loin que Postone selon Lohoff, dans l'historicisation des catégories/formes fondamentales du capitalisme. Car ce n'est pas seulement la mesure de la valeur (qu'est-ce-qu'on produit dans une heure sociale ?) qui est sujet à une évolution dynamique, c'est également la question de la masse de la valeur, de la substance de la valeur qu'il faut comprendre dans une trajectoire et non pas de manière statique. La partie de travail vivant qui crée la valeur devient toujours plus mince. Même si on constate une expansion de la masse de travailleurs, le travail productif (au sens marxien) a toujours tendance à diminuer à cause de l'expansion continuelle des faux frais notamment des activités d'Etat qui ne sont pas productrices de valeur, ce qui induit une diminution de la masse totale de valeur au niveau global. On ne retrouve donc pas chez Postone de théorie de l'évolution de cette masse totale de la valeur. Quand Postone essaye de tirer des conséquences de sa reformulation théorique, elle sont trop platement politiques, et formulées en terme de critique de l'idéologie, critique de l'antisémitisme, critique des limites de la démocratie, etc. Ces perspectives sont comprises de manière assez statique et n'ont finalement plus aucun rapport avec la théorie de la dynamique qu'il a fondé. Les considérations en termes d'action révolutionnaire sont donc faites dans un registre beaucoup plus traditionnel vis-à-vis du marxisme. Pour Lohoff, Postone n'arrive donc pas assez à lier la haute théorie élaborée dans TTDS et les phénomènes plus concrets de l'évolution contemporaine du monde capitaliste lors de ces dernières années. Il n'y a pas chez Postone cette capacité de passer du plus abstrait au plus concret voire aux formes empiriques (ce que faisait magistralement Kurz), justement parce qu'il lui manque une théorie puissante de la crise interne du capitalisme.
4. Kurz VS Postone : le travail abstrait
Un autre point majeur (certainement le plus important de ces quatre points), mais que je n'évoquerai ici que lapidairement, est également la divergence centrale entre Kurz et Postone sur la nature du travail abstrait, la substance du capital. Dans son article-phare « La substance du capital » (paru en deux parties dans les n°1 et 2 de la revue Exit !, 2004 et 2005 ; article où toute une polémique avec Roubine, Postone, Heinrich, etc., est engagée sur la question d'une nouvelle théorie substantialiste - kurzienne - du capital), Robert Kurz reproche à Postone une certaine incohérence en affirmant à la fois que c’est bien dans la sphère de la production qu’immédiatement l’objectivité de valeur est donnée à la marchandise, tout en faisant du « travail abstrait » une simple catégorie sociale qui n’aurait aucune « base naturelle ». Pour Kurz, Postone ne va pas encore assez loin quand il définit le travail abstrait comme « fonction socialement médiatisante du travail » dans les rapports sociaux capitalistes, ce qui laisse supposer que le travail existe avant et après le capitalisme. Pour Kurz, le travail abstrait n’est pas totalement une construction sociale, à ses yeux, il est bien un fait social dans le capitalisme, certes, mais il se constitue sur la « base réelle » qui est une dépense indifférenciée d’énergie humaine. Et à ses yeux, cette question de la théorie du travail abstrait n'est pas sans importance, au contraire, car elle explique l'absence d'une théorie de la crise chez Postone.
Dans l'espoir que cette brève note qui se veut en aucune manière un compte rendu approfondi des divergences entre Postone et la wertkritik, donne surtout courage à quelques traducteurs chevronnés, pour nous traduire les textes « Auf Selbstzerstörung programmiert » d'Ernst Lohoff et « Die Substanz des Kapitals. Abstrakte Arbeit als gesellschaftliche Realmetaphysik und die absolute innere Schranke der Verwertung » de Robert Kurz.
Clément Homs
Février 2014 (la partie 2 du texte présent a été augmentée en 2017)
Illustration : Quelques auteurs et précurseurs de la critique de la valeur (réalisation par Hasdrubal). De haut en bas et de gauche à droite : Robert Kurz, Moishe Postone, Roman Rosdolsky, Roswitha Scholz, Guy Debord, Claus Peter Ortlieb, Anselm Jappe, Norbert Trenkle, Karl Marx, Peter Klein, Franz Schandl, Isaak Roubine, Ernst Lohoff, André Gorz, Evgueni Pashukanis.
Notes :
[1] Tout comme le marxiste allemand Michael Heinrich qui reprend à son compte ce terme de « critique de la valeur » mais qui comme toute la théorie bourgeoise continue à faire du travail abstrait une catégorie de la circulation, cf. R. Kurz, « Geld ohne Wert », Horleman, 2012.
[2] Merci à Hipparchia pour la traduction et le commentaire de ce passage de l'entretien de Postone pour la revue Constelaciones, que je reprends ici.
[3] Et c’est d’ailleurs en partie dans la confrontation très critique avec la « Neue Marx-Lektüre » que s’élaborèrent leurs refondations théoriques en partie parallèle. Pour un développement sur une certaine filiation critique de Robert Kurz avec les auteurs de la « Neue Marx-Lektüre », voir Anselm Jappe, « Robert Kurz. Voyage au cœur des ténèbres du capitalisme », dans La Revue des Livres, n°9, janvier 2013. Kurz développe notamment son rapport critique à ce courant dans Geld ohne Wert, op. cit. De son côté, Postone hormis des commentaires positifs de l’approche de Backhaus, reproche essentiellement à Reichelt sa conception du travail sous le capitalisme, qui fait encore de ses vues une « critique faite du point de vue du ‘‘travail’’ », voir TTDS, op. cit., p. 78n. Toute une histoire des « confrontations et regards croisées » entre ces auteurs reste encore à écrire.
[4] Moishe Postone, « Travail et logique de l'abstraction » (entretien avec T. Brennan) paru dans « South Atlantic Quarterly », printemps 2009 ; et Moishe Postone « Marx après les marxismes » (entretien avec B. Blumberg et Pam C. Nogales C. paru dans « The Platypus Review », n°3, mars 2008.
[5] Dans les deux prochains points (3 et 4), je me repose essentiellement sur une présentation par Anselm Jappe, des articles cités de Lohoff et de Kurz lors d'un séminaire interne à l'association des amis francophones de la critique de la valeur, « Crise et Critique ». La volonté de ne pas tout résumer ici, est de mon seul fait.