Métamorphose du système-monde et crise de la critique sociale
par Robert Kurz
Après l'effondrement de l'Union soviétique et la fin de la guerre froide, les « dividendes de la paix » qu'espéraient récolter optimistes professionnels et idéologues de la victoire de l'Occident n'ont pas été au rendez-vous. Pour autant, le monde n'en est pas revenu aux luttes des puissances nationales pour le contrôle des territoires, qui avaient marqué la première moitié du XXe siècle. Au contraire, nous assistons à une poussée historique de la barbarisation mondiale, de l'effondrement social et des guerres sécuritaires, sous l'égide de la dernière puissance existante, les États-Unis. Ce ne sont plus la prospérité et la paix qui caractérisent désormais la pax americana planétaire, mais une crise mondiale d'un type nouveau.
L'origine de cette crise tient dans le développement même du capitalisme. La chute du capitalisme d'État de l'Est aura marqué, en réalité, non pas le triomphe du capitalisme concurrentiel de l'Ouest, mais seulement la première étape de la crise que traverse leur fondement commercial commun. La troisième révolution industrielle - celle de la microélectronique - a commencé, dès les années 1980, à opposer une limite historique interne à la valorisation du travail humain. Il est possible de dire que le capital est depuis devenu « incapable d'exploiter », n'étant plus en mesure d'assurer une accumulation réelle à la hauteur des niveaux de productivité et de rentabilité qu'il a lui-même établis et rendus irréversibles. À l'échelle mondiale, une masse toujours croissante d'individus devient « inutile ». Dans les « centres » du capitalisme, on assiste à la naissance d'une surcapacité structurelle de production qui entraîne une fuite des capitaux vers une économie spéculative (de bulle financière). A la périphérie du capitalisme, le manque de capitaux empêche l'équipement de l'appareil productif en microélectronique ; ce qui, en retour, accélère l'effondrement des économies de nations et de régions entières où la production est à ce point inférieure aux normes de productivité qu'elle s'en trouve « invalidée » par le marché mondial.
Ce qu'il est convenu d'appeler la « mondialisation » est une conséquence de cette crise universelle. Alors que des pans toujours plus larges de la reproduction sociale s'écroulent et disparaissent, les circuits de mouvements des marchandises et des investissements s'étrécissent pour ne plus former que des chaînes transnationales de la création de valeur. Ainsi, tout « développement national » est poussé ad absurdum. La logique des « mouvements de libération nationale », à la périphérie du marché mondial, se révèle dépourvue de toute perspective. A l'ombre de la mondialisation se développent des zones toujours nouvelles que caractérisent la paupérisation et une « barbarie de crise ». Les modèles de développement économiques d'hier se disloquent aujourd'hui en économies de guerre civile et de pillage qui se disputent les ruines de la société.
Ce processus objectif de la crise met en pièces les espaces fonctionnels et régulateurs des économies nationales. Même dans les centres, l'Etat cesse d'agir comme « capitaliste collectif en idée [1] ». Il n'a plus d'autre choix que d'abandonner peu à peu, par le biais de « dérégulations », ses capacités de production, tombant ainsi au rang de simple gestionnaire de la crise. Le principe de souveraineté territoriale s'érode parce que le rassemblement de populations en une « force de travail globale » est devenu obsolète. Un nombre toujours croissant d'individus est « exclu de la citoyenneté » sociale, alors que de plus en plus de fonctions internes de la souveraineté (et jusqu'à l'appareil répressif) sont « privatisées » ou récupérées par des bandes de maraudeurs, des seigneurs de guerre, des chefs terroristes, etc.
En même temps, ce développement a rendu sans objet la traditionnelle concurrence impériale pour le partage territorial du monde. À la place des anciennes forces d'expansion territoriale, c'est une sorte d'« impérialisme collectif en idée » qui prévaut sous la direction des Etats-Unis, lesquels, en tant que dernière puissance mondiale, apparaissent comme la puissance militaire protectrice de l'impératif de la valorisation. Les fluctuations de légitimation et de tactique dans les mois qui ont précédé la campagne en Irak ne doivent pas faire illusion : compte tenu des crises et des catastrophes produites par son propre système-monde, l'Occident est contraint d'agir comme une « police impérialiste du monde ». Les États-Unis sont les seuls à en posséder les moyens militaires. Aucun retour à la concurrence impériale du XIXe et du début du XXe siècle n'est plus possible.
L'intérêt objectif commun consiste, moyennant un impérialisme de sécurisation et d'exclusion - une police du monde - à maintenir sous contrôle une barbarie que l'on a soi-même produite. Il s'agit de « sécuriser » les zones transnationales et les « îlots » de productivité et de rentabilité. De même, il s'agit de garantir aux flux du pétrole - carburant de la machine-monde capitaliste - un bas niveau de prix, et cela, coûte que coûte. Enfin, et ce n'est pas d'une moindre importance, il faut tenir en échec la masse croissante des « inutiles », les tenir à l'écart et empêcher les déstabilisations qu'entraînent leurs mouvements de migration et d'exode.
Compte tenu du processus de crise, qu'il est devenu impossible de maîtriser à l'intérieur de la logique économique capitaliste, il s'agit de procéder à une division fondamentale du monde en deux zones radicalement distinctes. D'un côté, une zone globale de « normalité relative », caractérisée par des procédures démocratiques, un état de droit bourgeois et la reproductibilîté capitaliste assurée à la masse de la population ; au sein de celle-ci, la misère induite par l'économie de marché reste minoritaire et peut être maîtrisée en tant que socialement marginale. Le caractère outrancier du capitalisme doit sur ce plan persister, en tant que ligne de conduite intérieure, à un niveau plus ou moins pacifié. De façon provisoire, cette zone comprend dans une large mesure les centres occidentaux et le Japon ; mais également des « enclaves », des « îlots de productivité », capables d'affronter le marché mondial, bien que situés dans de larges régions du globe qui ne sont, dans l'ensemble, plus viables d'un point de vue capitaliste.
De l'autre côté, et pour cette même raison, nous assistons à l'élargissement d'une zone globale, où l'économie de marché est d'ores et déjà retombée à l'« état de nature » de la concurrence capitaliste. Cette zone, où la misère est le lot de la majorité, n'est plus maîtrisable dans les formes du droit bourgeois. La ligne de démarcation entre ces deux zones étant tracée toujours plus nettement - murs (au sens propre), remparts, clôtures électriques, no mans land, etc. -, ce n'est plus la seule comparaison avec les frontières fortifiées de l'histoire qui s'impose (telle la muraille de Chine}, mais également la comparaison avec les empires qui y étaient liés. La notion même d'impérialisme tire son origine des idées de domination des vieilles civilisations agraires et de leur puissance de répression (lat. imperium = pouvoir d'ordonner).
Mais cet « Empire » de la crise globale est, de par sa singularité, différent des empires antérieurs. Son existence tonstitue un défi immense à la théorie critique de la société. Les concepts habituels sont devenus caducs, ils appartiennent à une constellation du passé. Ce qui impose une nouvelle » critique radicale, qualitativement différente, qui mette fondamentalement en question le terrain ontologique du système moderne de production marchande. Un retour en arrière, en deçà de la socialisation planétaire, n'est plus possible ; en même temps, cette socialisation, dans sa forme d'« économie » moderne, est également impossible. La question est de savoir comment la théorie va aborder ces problèmes nouveaux. Ce qui suit se veut la critique de deux analyses de la nouvelle « société-monde négative » qui ont connu un retentissement important dans les années 1990, pour leur opposer, comme un tâche qui nous est assignée pour l'avenir, une nouvelle critique sociale.
Extrait du livre Weltordnungskrieg, paru aux éditions Horlemann, Bad Honnef, 2003, reproduit dans Les habits neufs de l'Empire. Remarques sur Negri, Hardt et Rufin, pp. 55-60, éditions Léo Scheer (Lignes), 2003.
NOTE
[1] Caractérisation utilisée par F. Engels dans Socialisme utopique et socialisme scientifique.
Du même auteur :
- Critique et crise de la société du travail
- Saignant et purulent par tous les pores
On peut consulter aussi en allemand le site de la revue " Exit " où publie depuis 2004, Robert Kurz :