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   Les présupposés du marxisme traditionnel

Notes de lecture sur le chapitre 2 de « Temps, travail et domination sociale » de Moishe Postone : pp. 73-94 (éditions Mille et une nuits, 2009)

Avertissement : Les pages de ce chapitre intitulées « Travail et totalité : Hegel et Marx » ne sont pas résumées ici. 

***

  1. Valeur et travail

Le marxisme traditionnel : Interdépendance indirecte, distribution et loi de l’équilibre général

Postone commence dans cette sous-partie par critiquer  « l’interprétation traditionnelle de la valeur » dans le marxisme (p. 76). Dans cette optique, l’interdépendance sociale capitaliste fonctionne indirectement et la valeur est la forme extérieure que revêt cette interdépendance cachée, elle exprime un mode indirect de distribution sociale du travail et de ses produits ; ici donc, à l’image du marxisme traditionnel toutes tendances confondues, la valeur est comprise en termes de marché, elle est une catégorie de la distribution, elle est l’expression d’un mode de distribution non conscient, automatique, médiatisé par le marché. En partant de cette compréhension de la valeur, la loi de la valeur finit même par être interprétée par le marxiste américain Paul Sweezy comme « loi de l’équilibre général ». Ce qui est essentiel ici montre Postone, c’est que « le mode par lequel la distribution s’effectue est le noyau critique essentiel de cette interprétation » (p. 76)

En-deçà de la distribution, la valeur une forme de richesse spécifique non interrogée

Certes, la valeur peut être interpréter comme catégorie de la distribution, mais « Marx n’analyse pas seulement comment s’effectue la distribution, mais encore ce qui est distribué » (p. 76). Car ce qui est distribué c’est la valeur comme forme historique de richesse liée au capitalisme, et non la richesse matérielle, Marx distingue en effet dans les Grundrisse ces deux formes de richesse. Or si on considère que la richesse est une catégorie de la distribution médiatisée par le marché, « on la traite comme un mode de distribution de la richesse historiquement spécifique, mais pas comme une forme de richesse elle-même spécifique » (p. 76). En réalité, l’interprétation traditionnelle de la valeur, « ne voit pas l’opposition » entre valeur et richesse matérielle.

Certes, la valeur est « reliée à l’apparition d’un mode de distribution particulier, mais la valeur ne reste pas prisonnière de ce mode de distribution. Dès lors qu’elle est complètement établie socialement, elle peut être distribuée de différentes manière » (p. 76). Ainsi, « il n’y a pas d’opposition logique nécessaire entre valeur et planification. L’existence de la planification ne signifie pas l’absence de la valeur ; celle-ci peut tout autant être distribuée au moyen de la planification » (p. 76).

Postone nous offre alors un utile fondement  pour interpréter l’URSS, au-delà des interprétations classiques. Car Postone n’écarte pas que la valeur puisse être « reliée à l’apparition d’un mode de distribution particulier [le marché], mais la valeur ne reste pas prisonnière de ce mode de distribution. Dès lors qu’elle est complètement établie socialement, elle peut être distribuée de différentes manière » (p. 76). Postone donne explicitement à plusieurs endroits des pistes pour interpréter la réalité soviétique au XXe siècle, au-delà de l’interprétation classique opérée par l’ultra-gauche seulement en termes d’exploitation du surtravail par une « classe bureaucratique » (Kurz donne aussi une interprétation de l’URSS qui va au-delà de ces interprétations classiques). Ainsi, « il n’y a pas d’opposition logique nécessaire entre valeur et planification. L’existence de la planification ne signifie pas l’absence de la valeur ; celle-ci peut tout autant être distribuée au moyen de la planification » (p. 76)

Une compréhension du travail erronée

La différence dans la nature du travail entre les sociétés précapitalistes et la société capitaliste, est vu comme extrinsèque. Dans cette vision, tout travail est social dans les sociétés précapitalistes, mais dans les conditions de la propriété privée, le travail n’a pas directement un caractère social. C’est cela l’interprétation traditionnelle du travail, dans le capitalisme, le travail est compris comme non directement social. C’est le marché dans le capitalisme qui donne son caractère social au travail, mais donc, ce caractère social ne vient plus du travail en lui-même, mais il est donné extrinsèquement au travail par la médiation du marché. Ce n’est pas par le travail qu’est donné son caractère social, mais extrinsèquement à lui, par le marché. On réduit ce caractère social à la seule façon dont il est distribué et Postone pense qu’ici le marxisme traditionnel a un « concept indifférencié du ‘‘social’’ » (p. 79). Parce qu’il est médiatisé par le marché, son caractère social ne peut apparaître directement.

Privé et sociale : cette compréhension détermine une vue erronée de l’émancipation

Cette compréhension discutable détermine une façon de penser l’émancipation : on dépasse une forme médiatisée pour une forme non-médiatisée, c’est-à-dire directe. Ainsi le travail pourrait réaliser directement, sans le marché, son caractère social. Ici on critique son faux caractère social donné par le marché, au nom de son « vrai » caractère social. On critique des rapports indirects (forme phénoménales du travail dans le capitalisme) au nom de rapports directs (essence du travail de manière transhistorique). Autrement dit on ne fait que critiquer la dimension privée du travail du point de vue de sa dimension social. On traite « l’opposition du social et du privé comme une opposition entre ce qui est potentiellement non capitaliste et ce qui est spécifique au capitalisme » (p. 79).

Une forme de travail spécifique

Et parce que l’interprétation traditionnelle ne voit pas l’opposition entre valeur et richesse matérielle, elle ne peut pas analyser la spécificité historique de la forme de travail constituant la valeur. « Si la valeur est une forme historiquement spécifique de richesse, le travail qui la crée doit lui aussi être historiquement déterminé » (p 77). « Si la valeur était simplement une catégorie de distribution de la richesse, le travail qui crée cette richesse ne serait pas intrinsèquement diffèrent du travail dans les formations non capitalistes. La différence entre ces deux types de travail serait extrinsèque : elle ne porterait que sur la façon dont chacun d’eux est socialement coordonné » (p. 77)

Privé et social, deux faces du travail immédiatement social

Or, sur cette question de la nature du caractère social du travail, c’est une mésinterprétation. Au contraire, privé et social, ce sont « deux moments du travail sous le capitalisme » (p. 79). Privé/social, « Marx traite l’opposition elle-même, et chacun de ses deux termes, comme typiquement caractéristiques du travail sous le capitalisme et de la société capitaliste » (p. 79). « L’opposition du travail privé et du travail directement social est celle de deux termes unilatéraux qui se complètent et dépendent l’un de l’autre » (p. 79). Marx saisit le travail comme à la fois privé et social, qu’il faut renvoyer au double caractère du travail déterminé par la marchandise : à la fois c’est le travail du travailleur isolé mais ce même travail « prend la forme de la généralité abstraite ». Et cette forme est directement ou immédiatement sociale, à l’inverse de ce que dit la conception traditionnelle du caractère social du T dans le capitalisme. En réalité, c’est le travail sous le capitalisme qui a un caractère directement social et celui-ci n’existe que dans un cadre social marqué par l’existence du travail privé. Ainsi « le caractère immédiatement social du travail sous le capitalisme se trouve au cœur de cette société » (p. 79). C’est lui qui est au fondement d’un processus par lesquels richesse et pouvoir se développent au dépens des individus.  Postone conteste le « concept indifférencié du ‘‘social’’ » dans le marxisme traditionnel, car le caractère social du travail renvoie chez Marx à « une forme particulière de vie sociale ». Le social ne renvoie pas du tout à ce qui non-capitaliste dans le travail. En réalité, «c’est seulement dans le capitalisme que le T a aussi une dimension directement sociale ». Alors que le marxisme traditionnel pense que « le travail est directement social dans toutes les sociétés sauf dans le capitalisme » (p. 80). C’est là une « opposition remarquable », une « différence de fond » entre le marxisme traditionnel et Marx selon Postone. « L’objet principal de notre travail consistera à développer cette différence de fond en analysant le conception marxienne de la dimension directement sociale du travail sous le capitalisme » (p. 80). Marx ne critique pas la dimension privée du travail (le mode atomisé de l’existence sociale individuelle),  du point de vue du caractère social, de la collectivité. Au contraire, la critique saisit le capitalisme comme opposition interne entre les individus isolés et la collectivité sociale. « Elle porte sur chacun des deux termes ; elle soutient que ces termes sont structurellement liés entre eux, et qu’ils constituent une opposition spécifique au K » (p. 81). « C’est en réalité une critique du travail privé et du travail directement social en tant que termes complémentaires et unilatéraux d’une opposition essentielle qui caractérise la société capitaliste » (p. 81). Le point de vue de la critique n’est pas le social contre le privé, mais le dépassement des deux termes grâce à l’idée d’ « individu social ».

Marx ne critique pas la médiation sociale en soi au nom de l’immédiation

Il est inapproprié de saisir les rapports sociaux comme soit directs, soit indirects. En réalité, Marx ne critique pas en soi l’idée qu’il puisse y avoir une médiation sociale des rapports sociaux, Marx ne cherche pas à promouvoir une immédiation sociale. Marx fait « une critique de la nature de la médiation sociale sous le capitalisme, et non une critique du fait que les rapports sociaux sont médiatisés. L’interdépendance sociale est toujours médiatisée. Ce qui caractérise, une société c’est le caractère spécifique de cette médiation, c’est le caractère spécifique des rapports sociaux » (p. 81) Et l’analyse de Marx est une critique des rapports sociaux médiatisés par le travail.

2. Ricardo et Marx

Assimilation loi de la valeur = marché = Main invisible de la concurrence

Postone part de l’interprétation de la loi de la valeur de Maurice Dobb qui est symptomatique du marxisme traditionnel, elle est comprise comme un principe régissant le rapport d’échange entre les marchandises, force de travail comprise, elle répartit le travail dans les branches et distribue les produits aux classes. Si la valeur est comprise comme une catégorie du marché, le capitalisme est interprété comme « un système de régulation sociale non conscient », automatique, explicitement ou implicitement « cette loi est fondamentalement identique à la ‘‘ main invisible’’ [des forces concurrentielles décrite par] Adam Smith ». Maurice Dobb assimile par exemple la loi marxienne de la valeur à la fonction de mécanisme du mode de distribution à l’époque du laisser-faire. Pour le marxisme traditionnel, la théorie de la valeur de Marx est essentiellement similaire à celle de l’économie politique classique. Postone conteste cette assimilation, il faut reposer de fond en comble la question de la « différence entre l’économie politique classique et la critique de l’économie politique de Marx ».

Le statut de l’analyse de Marx pour le marxisme traditionnel : un peaufinage de Ricardo grâce à la théorie de la survaleur

Le marxisme traditionnel ne fait que reprendre la critique formulée par l’économie politique qui s’attaquait au XVIIIe siècle aux intérêts des propriétaires terriens, classe improductive, puisque les seuls facteurs actifs dans la production étaient identifiés comme étant le travail et le capital et non pas la rente foncière. Pour le marxisme traditionnel il s’agit de reprendre la théorie classique de l’économie politique pour la retourner contre la bourgeoisie. On explique alors que Marx tout en acceptant leurs théories précédentes,  va au-delà des ricardiens du fait qu’il explique la source véritable du profit, qui n’est pas dans la propriété, mais dans le travail. La classe improductive est alors la bourgeoisie, parasitaire car ce n’est pas elle qui dans son travail est la source véritable du profit. Dans cette interprétation marxiste traditionnelle, le concept central est celui de survaleur, et pour dénoncer les classes improductives (bourgeoisie) au nom des classes productives, on part d’une analyse de la structure des classes. Le marxisme traditionnel situe ainsi la différence entre Marx et l’économie politique classique, dans la seule théorie de la survaleur, tout en partageant les théories de la valeur et de la loi de la valeur. « Selon cette interprétation très largement partagée, la théorie de la valeur de Marx est pour l’essentiel une version plus raffinée et plus cohérente de la théorie de la valeur-travail de Ricardo » (p. 84). Marx « prend la suite », affine, poursuit, peaufine, complète. En montrant que l’apport de Marx est juste d’avoir montré l’origine du profit, pour le marxisme traditionnel, le statut de l’analyse de Marx est celui d’une économie politique critique, et non pas une critique de l’économie politique.

Les Tables marxistes de la Loi : Résumé de la compréhension qu’a le marxisme traditionnel du capitalisme

« Selon toutes les interprétations résumées ci-dessus, la théorie de la valeur-travail élaborée par Marx démystifie (ou ‘‘défétichise’’) le capitalisme en révélant que le travail est la vraie source de la richesse sociale. Cette richesse est distribuée de façon ‘‘ automatique ’’ par le marché et appropriée par la classe capitaliste de façon voilée. En conséquence, la vraie force de la critique de Marx est de dévoiler, derrière l’apparence de l’échange d’équivalents, l’existence de l’exploitation de classe. Le marché et la propriété privée des moyens de production sont considérés comme les rapports de production capitalistes essentiels, rapports qui sont exprimés par les catégories de valeur et de survaleur. La domination sociale est définie en termes de domination de classe, laquelle, en retour, s’enracine dans ‘‘ la propriété privée de la terre et du capital ’’. Dans ce cadre général, les catégories de valeur et de survaleur expriment comme le travail et ses produits sont distribués dans une société de classes fondée sur le marché. Mais elles ne sont pas interprétées en tant que catégories de formes particulières de richesse et de travail » (p. 87).

Statut des catégories initiales dans Le Capital chez Marx

Pour le marxisme traditionnel, les catégories (marchandise, travail abstrait, valeur) par lesquelles Marx commence sa critique dans le livre I, ne correspondent qu’aux sociétés précapitalistes, elles sont applicables à une économie d’échanges précapitalistes de petits propriétaires indépendants. Le statut donné à ce passage n’est alors qu’une introduction à la critique, un présupposé qui prépare la « vraie critique », celle qui va au-delà des ricardiens et constitue l’apport véritable de Marx en saisissant le capitalisme, et qui commence avec seulement l’introduction de la catégorie de la « survaleur ».

« La question de savoir si les catégories initiales de l’analyse marxienne expriment une critique du capitalisme est liée à celle de savoir si ces catégories fondent théoriquement la dynamique caractéristique de cette société » (p. 85). Or pour le marxisme traditionnel, la loi de la valeur est interprétée comme étant une théorie de l’équilibre, elle n’a rien à voir avec la dynamique de développement du capitalisme. Pour Postone au contraire et il le démontrera dans la troisième partie de son ouvrage, les catégories initiales « sont effectivement critiques du capitalisme et impliquent bien une dynamique historique immanente » (p. 86)

La base du marxisme traditionnel : Une théorie de la production qui finalement ne parle que de la distribution

Le marxisme traditionnel, critique le rôle des classes improductives avec la catégorie de survaleur. On suppose que « la nature de la critique du capitalisme proposée par Marx soit fondamentalement identique à celle de la critique bourgeoise des ordres sociaux antérieurs. Dans les deux cas, il s’agit d’une critique des rapports sociaux faite du point de vie du travail. Mais si le travail est le point de vue de la critique, alors il n’est pas et ne peut pas être l’objet de la critique. Ce que Dobb appelle une ‘‘ théorie de la production’’ entraîne une critique non de la production, mais du mode de distribution, et cela à partir d’une analyse de la ‘‘vraie’’ source productive de richesse : le travail  » (p. 87)

Les différences fondamentales entre Marx et Ricardo : le caractère bifide du travail

Pour Postone, la critique et la théorie de la valeur de Marx ne sont pas « fondamentalement similaire dans sa structure à celle de l’économie politique classique » (p. 88). En réalité, Marx commence déjà sa propre théorie dans son niveau logique initial, dans les premières pages du Capital. Nous avons vu que « le marxisme traditionnel considère que la critique de Marx consiste d’abord à démontrer que l’exploitation est structurellement inhérente au capitalisme » (p. 88). Or, « présupposer que la catégorie de valeur de Marx est fondamentalement la même que celle de Ricardo implique que leur conception du travail qui constitue la valeur soit aussi fondamentalement la même ». John Locke = Ricardo = Marx = le travail source de la richesse de manière transhistorique. On peut ainsi dire que « la lecture traditionnelle de Marx – qui interprète les catégories marxiennes comme des catégories de la distribution (marché et propriété privée) et qui identifie les forces productives sous le capitalisme au procès de production (industriel) – repose finalement sur l’identification du concept ricardien de travail comme source de la valeur au concept de Marx » (p. 88).

Or, tout est là pour Postone, « cette identification est spécieuse. La différence essentielle entre la critique marxienne de l’économie politique et l’économie politique classique réside précisément dans le traitement réservé au travail ». En effet, l’hommage à Ricardo dont parle tant le marxisme, est très mal interprété, parce qu’il « ne signifie absolument pas que Marx adopte la théorie de la valeur-travail de Ricardo ». Marx ne s’est pas borné à « peaufiner » la théorie de la valeur-travail de Ricardo, en dépassant les objections qui lui avaient été faites. En réalité, « loin d’avoir adopté et affiné la théorie de la valeur-travail de Ricardo, Marx reproche à Ricardo d’avoir établi un concept indifférencié de ‘‘ travail ’’ comme source de valeur sans avoir examiné davantage la spécificité du travail producteur de marchandises » (p. 90). La théorie de Ricardo n’est donc pas reconnu comme juste, elle est plutôt identifiée comme fausse par Marx : « Ricardo n’a pas reconnu la détermination historique de la forme de travail liée à la forme-marchandise des rapports sociaux, il l’a transhistoricisé ». Il a compris le « travail » comme le métabolisme avec la nature, comme une activité productive de l’homme en général. « Or, pour Marx, le travail social en soi – ‘‘ l’activité productive de l’homme en général’’ – est un pur fantôme, une abstraction qui, prise en elle-même, n’existe absolument pas » (p. 91). Clairement le travail compris comme métabolisme entre l’homme et la nature, le travail qui transforme la matière pour lui donner une autre forme, ne peut pas créer de la valeur, à l’inverse de ce que croit Ricardo, et à sa suite le marxisme traditionnel.

La rupture fondamentale de Marx avec Ricardo, est son analyse du caractère historiquement spécifique du travail sous le capitalisme. Et la détermination initiale et fondamentale de cette spécificité, Marx l’appelle le « double caractère » du travail déterminé par la marchandise. C’est dont dès le premier chapitre, avec la théorie du caractère « bifide » du travail, que Marx commence sa théorie, et non avec l’introduction du concept de survaleur.

Le statut de l’usage critique par Marx des catégories de l’économie politique

« Contrairement à l’interprétation habituelle, Marx ne reprend donc pas la théorie de la valeur-travail de Ricardo, il ne la rend pas plus cohérente et ne l’utilise pas pour prouver que le profit n’est créé que par le travail. Il écrit une critique de l’économie politique, une critique immanente de la théorie classique de la valeur-travail elle-même » (p. 91) « Marx prend les catégories de l’économie politique classique et met en lumière leur base sociale historiquement spécifique qui n’est jamais questionnée. Il les transforme par là même de catégories transhistoriques de la constitution de la richesse en catégories critique de la spécificité des formes de richesse et de rapports sociaux sous le capitalisme » (p. 91).

Digression : Nouvelle finalité de la critique marxienne vis-à-vis de l’économie politique classique : la dynamique et non pas le rapport Etat-Economie

« La redétermination radicale que Marx fait subir à l’objet de la critique implique également une reconceptualisation analytique importante de la structure de l’ordre social capitaliste » (p. 93). Le but de Marx, n’est pas fondamentalement d’interroger la sphère de la société civile comme le fait l’économie politique. Au cœur de la société capitaliste, il n’y a pas comme le pense l’économie politique, la séparation entre deux sphères sociales, l’Etat et la société civile, il y a « son caractère directionnellement dynamique » que l’on ne peut pas fonder dans ces deux sphères de la vie sociale. Pour saisir cette dynamique, il faut au contraire définir « une autre dimension sociale du capitalisme ». L’analyse de la production chez Marx renvoie à cette dimension sociale qui détermine une dynamique. « l’analyse marxienne de la sphère de la production ne doit être comprise ni en termes de ‘‘ travail’’ [au sens métabolisme homme-nature] ni comme privilégiant le ‘‘ moment de la production’’ par rapport à toutes les autres sphères de la vie sociale (Marx indique en effet que la production sous le capitalisme n’est pas un procès purement technique régulé par les rapports sociaux, mais un procès qui incorpore ces rapports sociaux ; elle les détermine et est déterminée par eux) » (p. 93-94). « Le problème n’est donc pas la part relative de l’ ‘‘économie’’ et de l’ ‘‘Etat’’, mais la nature de la médiation sociale sous le capitalisme et le rapport entre cette médiation et la dynamique directionnelle qui caractérise cette société » (p. 94).

3. « Travail », richesse et constitution sociale

L’erreur majeure du marxisme traditionnel : la structuration de toutes les formes de vies sociales par le « travail »

Dans l’économie politique et le marxisme traditionnel, on prend le « travail », comme métabolisme homme/nature, comme activité transformant la forme de la matière,  pour la source transhistorique de la richesse sociale, mais aussi comme structure principale de toutes les sociétés humaines. Ils prêtent au travail une immense signification pour la société humaine et l’humanité, Le Travail devient le fondement ontologique de toutes les sociétés, « ce qui constitue, détermine et régit causalement la vie sociale » (p. 97). On considère les rapports sociaux caractéristiques du capitalisme comme extrinsèques au travail. Ce qui est présenté comme la spécificité du travail sous le capitalisme est en fait son mode de distribution. Tout ce concept de « travail » : une signification « essentiellement métaphysique et [qui] masque le rôle social spécifique du travail sous le capitalisme » (p. 96).

« Le ‘‘travail’’ est pris pour le principe régulateur transhistorique du ‘‘métabolisme social’’ et de la distribution du pouvoir social ». La forme-valeur est interprétée très restrictivement comme une forme de distribution médiatisée par le marché de ce principe régulateur. Ainsi « la différence entre les diverses sociétés ne peut être fonction que des différentes manières dont cet élément régulateur domine : ou sous une forme voilée et ‘‘ indirecte’’, ou (de préférence, aux yeux du MT) sous une forme ouverte et ‘‘directe’’ » (p. 97)  « Une analyse de ce genre ne questionne pas historiquement la ‘‘ nécessaire’’ connexion entre le travail humain immédiat et la richesse sociale » (p. 97), « la critique marxienne de la production lui échappe totalement » (p. 97).

A la différence de l’interprétation précédente, « le travail est effectivement socialement constituant et déterminant, mais seulement sous le capitalisme. Il en est ainsi du fait de son caractère historiquement spécifique, et non pas simplement parce qu’il est une activité qui médiatise les interactions matérielles entre les hommes et la nature » (p. 100). « Dans la mesure où l’analyse marxienne de la spécificité du travail montre que ce qui semble être un fondement transhistorique, ontologique, de la société est en réalité historiquement déterminé, cette analyse entraîne une critique du type d’ontologie sociale qui caractérise le marxisme traditionnel » (p. 100).

Une conception erronée de la mystification et de la démystification : la question du rapport entre la forme et le contenu.

Pour le marxisme traditionnel, il existe un contenu transhistorique/ontologique (le « travail ») qui revêt des formes historiques différentes dans les différentes sociétés. Mauvaise compréhension de la  forme valeur : ils ne la voient pas du tout pour ce qu’elle est, la détermination du travail, ils la voient seulement comme la façon dont le « travail » est socialement distribué. « Il n’existe [pour eux] aucun rapport intrinsèque entre la forme et le contenu », entre le « contenu » social et sa forme mystifiée, celle-ci est extrinsèque, artificielle et superflue. La « forme » (la valeur) serait donc séparable du « contenu » (le « travail »). La mésinterprétation de ce rapport forme/contenu renvoie à celle du rapport apparence/essence. Pour Postone, la valeur exprime et voile une essence sociale, elle est mystifiante. Mais pour le marxisme traditionnel, la forme valeur « historiquement transitoire qui mystifie et qui doit être abolie (la valeur) est indépendante de l’essence transhistorique qu’elle dissimule (le ‘‘ travail ’’) ». Une conception erronée de la démystification : « Hypostasier le travail sous le capitalisme en tant que ‘‘travail’’, c’est considérer le dépassement du capitalisme en termes de libération du ‘‘contenu’’ de la valeur par rapport à sa forme mystifiée, ce qui permettrait du même coup que ce ‘‘contenu’’ soit ‘‘ consciemment érigé en principe de l’économie’’ » (p. 101-102) « La démystification est donc comprise comme un processus au terme duquel l’essence apparait ouvertement et directement » (p. 99).

« Pour la critique de la spécificité du travail sous le capitalisme, la critique faite du point de vue du ‘‘travail’’ suppose une conception du socialisme qui implique la réalisation de l’essence de la société capitaliste » (p. 102)

« Cette position est prisonnière d’une compréhension de la mystification sociale selon laquelle il n’existe aucune relation intrinsèque entre ce qui sous-tend réellement le capitalisme (le ‘‘travail’’) et les formes sociales phénoménales qui le voilent. Une critique positive – critiquer ce qui existe sur la base de ce qui existe – mène finalement à une simple variation de la formation sociale capitaliste existante » (p. 102). Postone préfère une « critique ‘‘négative’’ - critique de ce qui existe en s’appuyant sur ce qui pourrait exister – qui renvoie à la possibilité d’une autre formation sociale » (p. 102).

Une nouvelle compréhension du fétichisme chez Marx

Pour Postone, nous devons réexaminer le problème du rapport entre forme sociale/contenu. Les formes de mystification appelées les Fétiches par Marx, sont complètement liées à leur contenu : « elles sont les formes phénoménales nécessaires d’une ‘‘essence’’ qu’elles expriment et voilent tout à la fois » (p. 100). Les rapports sociaux déterminés par la marchandise s’expriment nécessairement sous une forme fétichisée. Sous la forme des fétiches, les rapports sociaux « apparaissent pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire […] comme rapports impersonnels entre des personnes et rapports sociaux entre des choses impersonnelles » (Le Capital, pp. 83-84).

La conception vraie de la « démystification réelle » : au-delà de la forme et du contenu, au-delà de la valeur et du travail.

Parce que la relation entre la forme et son contenu et intrinsèque et nécessaire, il ne s’agit pas seulement de supprimer la forme mystifiante. Parce que le contenu s’exprime nécessairement sous cette forme, il serait erroné de « concevoir le dépassement du capitalisme – sa démystification réelle – sans inclure une transformation de ce ‘‘contenu’’ qui apparaît nécessairement sous une forme mystifiée. Cette relation implique que le dépassement de la valeur et des rapports sociaux abstrait associés à la valeur est inséparable du dépassement du travail créateur de valeur. L’ ‘‘essence’’ que saisit l’analyse de Marx n’est pas celle de la société humaine, mais celle du capitalise ; elle doit être abolie, plutôt que réalisée, par le dépassement de cette société » (p. 101)

Clément Homs, novembre 2012.  

Tag(s) : #Notes sur TTDS de Postone
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