Les anarchistes ou l'impossible abolition
de l'argent sans dépasser le travail
Le marxisme traditionnel et ses différentes tendances (conseilliste, utopiste, auto-gestionnaire, communiste de parti, social-démocrate, etc.), ne fut pas le seul à comprendre le capitalisme à partir du point de vue du travail. Des anarchistes sacrifièrent aussi à ce principe de constitution sociale de la société capitaliste.
On sait que la très grande majorité de la pensée anarchiste au XIXe siècle est fondée sur la défense des formes pré-modernes de travail (artisanat, paysannerie, etc., progressivement soumis par la subsomption réelle du « travail » sous le capital) et qu'encore aujourd'hui de nombreux néo-luddites, qui pourtant visent juste quand ils s'en prennent à la société industrielle (car intrinsèquement capitaliste), font comme si l'on pouvait attaquer le « travail mort-vivant » à partir des formes qui ont disparu (voir l'article de M. Amiech et J. Mattern dans la revue Notes et Morceaux Choisis porteur lui aussi de cette confusion). Le regard reste ici aveugle au fait que le procès de production capitaliste possède une double nature, à la fois procès de travail et procès de valorisation. On ne veut pas voir que le procès de la valorisation c'est-à-dire de la valeur qui se valorise (au travers de la face abstraite de tout travail), modifie fondamentalement le procès de la face concrète du travail qui n'en sera que la forme phénoménale, autrement dit on ne peut réduire le devenir « mort-vivant » du travail à des questions de formes technico-organisationnelles d'appropriation qui capteraient du dehors un principe sain, naturel et transhistorique : le « travail », même qualifié de vivant.
Dans le cours de la transition brutale des formes pré-capitalistes à la forme sociale de vie capitaliste, l'activité « productive » pré-moderne que l'on peut qu'anachroniquement saisir par la catégorie de « travail » au sens moderne, est soumise par la face abstraite (du fait du caractère socialement médiatisant du travail sous le capitalisme) dont elle devient le support. Du fait des deux caractères sociaux de tout travail dans la société capitaliste, le travail devient « intrinsèquement capitaliste » (Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, p. 480) de deux façons. D'abord en premier lieu du fait de la soumission du caractère social de la face concrète de tout travail au sens moderne, en tant qu'activité productive, aux fins de la valorisation. Ce premier caractère social propre à la face concrète du travail, c'est la coopération que l'on voit surgir dès les XVIe-XVIIe siècles, c'est-à-dire la production dans laquelle le plus grand nombre de travailleurs travaillent ensemble dans le même procès ou dans des procès reliés entre eux. La coopération entendue en ce sens là, est organisée par les acheteurs de la marchandise-force de travail et profite aux capitalistes car elle est un immense moyen d'augmenter la productivité et partant, de réduire le temps de travail socialement nécessaire à la production de marchandise afin d'augmenter le temps de surtravail et ainsi la survaleur relative forme adéquate du capital. L'organisation de ce caractère social de la face concrète est ce que l'on nomme aujourd'hui trop superficiellement l'organisation ou le management du travail. Il y a bel est bien, un procès d'aliénation relatif à ce caractère social de la face concrète (on connaît l'histoire de la soumission des individus pressés comme des citrons par l'organisation du travail, cf. aujourd'hui, France Telecom, etc.) qu'il est inutile de développer ici.
Quand on s'en prend au travail salarié dans la critique traditionnelle y compris anarchiste, c'est ce procès d'aliénation relatif à ce caractère social de la face concrète du travail moderne que l'on prend pour seul objet de la critique : on critique le salariat comme relation de subordination juridique, on critique l'organisation du travail par les managers et les gestionnaires, on critique l'appropriation masquée de la survaleur par une classe capitaliste, etc. Le point de vue de cette critique est celui de l'éloge du travail soit disant autonome (libéré) qui formerait un monde où les individus seraient respectés dans leur travail sans être réduits à des rouages mort-vivant. C'est là bien entendu le point d'aboutissement de la pensée autogestionnaire qui cherche à libérer le travail du capital en cela qu'elle est caractéristique de cette critique du procès d'aliénation relative au caractère social de la face concrète du travail moderne. Pour éviter l'exploitation et l'appropriation privée de la survaleur, changeons les formes technico-organisationnelles-juridiques au travers de la rotation des tâches, des décisions prises à la base, etc. La critique luddite (anti-industrielle) reste également encore aujourd'hui dans cette forme de critique faite toujours du point de vue des bons métiers épanouissants (en s'appuyant sur la pensée inaboutie d'Hannah Arendt sur le travail). Parce qu'elle ne s'attache qu'à critiquer ce caractère social de la face concrète du travail, en naturalisant par ailleurs le travail, cette critique inaboutie constitue qu'une critique tronquée de la forme de vie sociale capitaliste.
Tout travail au sens moderne est intrinsèquement capitaliste parce que tout travail possède un second caractère social historiquement spécifique à la seule formation sociale capitaliste. Phénomène sur lequel jamais ne se penche la critique traditionnelle du capitalisme et moins encore l'actuelle critique luddite (anti-industrielle). Car ce même travail, quelque soient son but, sa spécificité qualitative, la spécificité des matières premières qu’il utilise et des produits qu’il crée, possède également une deuxième face en tant que deuxième caractère social de ce même travail. Il a un autre caractère social en tant que médiation sociale (le travail abstrait) historiquement spécifique à la seule société marchande-capitaliste, médiation sociale générale fondée dans les structures sociales profondes de la société capitaliste, et qui réflexivement par une relation mutuellement constituante entre la pratique et la structure profonde, constituent aussi une forme historiquement spécifique de richesse sociale (la valeur) sous la forme invisible et non empirique d'une médiation sociale fondée sur le temps de travail abstrait (structures de rapports sociaux où le travail abstrait s'objective, qui seront dynamiques et contradictoires et que l'on saisira par la catégorie de capital).
Structurant la société car médiatisant les rapports sociaux, le travail est ici entendu comme l'activité qui est automédiatisante, c'est-à-dire que le travail existe pour le travail lui-même et non plus pour un but extérieur comme la satisfaction d'un besoin par exemple. « Le travail est le moyen pour une fin donnée par les structures aliénées constituées par le travail (abstrait) lui-même » (Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, p. 477). Les deux faces de tout travail sont en relation, et ainsi la signification de la face concrète du travail se transforme quand on la considère à partir de sa face abstraite. Le procès de travail (la face concrète) ne sera toujours que l’ombre, le support, un mal nécessaire du procès de valorisation (la face abstraite). Le but du procès de production (dans sa double nature, à la fois procès de travail et procès de valorisation) n'est pas la satisfaction des besoins, mais la dépense de ce temps de travail abstrait constituant dans la structure de cette société, une forme de richesse sociale abstraite et distincte de la richesse matérielle-sensible, la valeur, et plus encore la valeur qui s'autovalorise. Pour le procès de valorisation, le travail abstrait est source de valeur. Le travail dans son caractère bifide, est ainsi considéré comme l’objet véritable de la production, l'objet sacré autour duquel l'ensemble de la société s'organise, se produit et se reproduit. Il faut le dépenser de manière boulimique et compulsive, c’est là le caractère tautologique de la production marchande-capitaliste.
La critique anarchiste en ce sens, en restant dans l'opposition non-hétéronome au capitalisme, entre travail et capital (schéma de la lutte des classes dans laquelle Cornélius Castoriadis restera prisonnier), cherchera non pas à critiquer et à dépasser le travail comme intrinsèquement capitaliste, mais à l'affirmer positivement contre le capital. L'anarchisme, sauf dans quelques courants minoritaires comme les libertaires hollandais du groupe De Mocker dans les années 1920, ou aujourd'hui en France aux anarchistes liés à Non Fides, a toujours été un défenseur de la naturalisation du travail en tant que tel.
Pour illustrer cette réflexion, rien de mieux que de prendre un exemple historique concret. « Les souvenirs de la guerre d'Espagne » d'Antoine Gimenez ont été publiés en 2006 par le collectif des Giménologues qui a cherche à établir une recherche historique constituée de nombreuses notes biographiques. Les souvenirs d'Antoine Gimenez qui s'est battu au sein de la colonne Durruti sur le front d'Aragon entre 1936 et 1938, sont un exceptionnel témoignage de ce qui fut la plus belle tentative de subversion de la formation sociale capitaliste. On retrouvera ci-dessous l'extrait de la postface écrit par les Giménologues qui tirent ici des « enseignements » sur la tentative révolutionnaire des anarchistes espagnols dans les collectivités agricoles d'Aragon et les entreprises autogérées à Barcelone en 1936-1937. La révolution espagnole n'a pas été pour les anarchistes une simple lutte contre la barbarie franquiste, elle fut aussi et surtout l'expérimentation sociale de la subversion concrète du fonctionnement de la machine sociale capitaliste. Qu'est-ce qui a été tenté comme expérimentations dans ces mois révolutionnaires (jusqu'à l'été 1937 où la révolution est baignée dans le sang) et pourquoi les anarchistes ont échoué à subvertir la forme sociale de la vie capitaliste dans ces expériences ?
Parce que l'on ne peut en rester à répéter cette insupportable vérité qui est de dire que la révolution a été écrasée dans le sang par le fascisme, il faut aussi revenir avec ce sentiment de fraternité, sur la théorie anarchiste qui a été appliquée en Aragon et à Barcelone dans les villages agricoles et les usines, et voir ses limites afin dans garder aujourd'hui des enseignements. Inspirés par le texte d'Anselm Jappe Quelques bonnes raisons pour se libérer du travail et plus largement par la critique de la valeur (wertkritik), les Giménologues abordent ce qu'il en est du dépassement du travail dans la tentative révolutionnaire anarchiste.
Clément Homs.
Extrait de la postface du livre Les Fils de la nuit (Souvenirs de la Guerre d'Espagne) d'Antoine Gimenez & Les Giménologues, postface intitulée " RÉVOLUTION OU RÉFORME ? ", pp. 73-76 (517-520), consultable en PDF sur le site des éditions L'Insomniaque :
« [...] De nombreux témoignages, et celui de Gimenez n’en constitue qu’un parmi tant d’autres sur ce point, attestent que l’expérience autogestionnaire fut précisément cela, une expérience. Personne ne savait vraiment ce qu’il fallait faire, à part ne plus permettre à un paysan propriétaire d’exploiter plus de terre que ses propres bras ne pouvaient en travailler, par exemple, ou défaire les anciens liens de subordination que garantissaient les caciques, mais c’est précisément l’intérêt de la démarche libertaire que de permettre de distinguer le moment de la destruction des anciens rapports de celui de l’élaboration concertée des nouveaux. Même si de nombreux militants expérimentés au sein de la CNT et de la FAI avaient des idées précises sur ce que devait être le communisme libertaire, à aucun moment il ne se constitua une direction éclairée de type bolchevique, convaincue de son omniscience, pour organiser d’en haut les collectivités : il n’est qu’à voir l’extrême diversité des procédés mis en œuvre ici et là. Dans tel lieu, on supprimait radicalement l’argent, dans tel autre on le conservait, mais sous la responsabilité d’un comité révolutionnaire élu, dans tel autre encore on établissait des bons pour certains types de denrées, etc. Bref, on cherchait, et si les troupes communistes de Líster n’avaient pas ravagé les collectivités d’Aragon dans l’été 1937, on aurait peut-être trouvé, à commencer par le fait qu’il ne suffit pas de supprimer l’argent comme support concret pour se débarrasser définitivement du type de rapports qu’il exprime et entretient dans la société capitaliste.
Car il est un fait que les anarchistes espagnols, s’ils brillaient par les qualités humaines de courage et d’empathie vis-à-vis de leurs semblables, n’étaient pas toujours très au fait des rapports qui ont cours dans la société du Capital. Sans doute cela est-il dû en partie à ces mêmes qualités humaines, qui leur voilaient des pans entiers de cette réalité.
Il nous semble nécessaire de pointer ici une contradiction importante dans le discours et l’idéologie anarchiste. La critique séparée de l’argent et l’accusation qui lui est faite d’être une source de mal mettent à nu un anticapitalisme trop superficiel, qui croit voir dans l’argent – et souvent dans ceux qui le détiennent – l’acteur coupable de pervertir la bonne économie créatrice de richesses, basée sur le travail.
Le travail est alors compris comme l’activité générique et anhistorique de l’homme dans le « métabolisme avec la nature » (Marx). L’argent, quant à lui, semble se surajouter à celui-ci pour l’exploiter et le dominer, et il semblerait alors suffisant de l’abolir pour atteindre une société plus juste et libérée du joug capitaliste.
Mais le travail n’est pas cette activité de l’homme à travers laquelle il vise à se reproduire, mais celle, spécifique, qu’il consacre à produire des marchandises. Les marchandises ne sont pas des produits quelconques, mais l’incarnation matérielle du temps nécessaire à leur production, de leur valeur. Leur valeur d’usage ne leur sert que de porteur. Et l’argent, finalement, se trouve être « la reine des marchandises », qui fonctionne comme équivalent de toutes les autres. Ce qui s’échange sur le marché, ce sont donc des unités de temps de travail. Le mouvement de la valeur est cette transformation permanente du capital (argent), en passant par le travail et la marchandise, en plus d’argent. Le capital lui-même, étant déjà du travail mort accumulé, s’augmente par sa valorisation, le passage par le travail vivant. La production capitaliste ne vise jamais rien d’autre que la production la plus grande possible de marchandises, sans se poser la question du besoin qu’en aurait la société. Celui-ci n’entre en ligne de compte qu’au moment de l’écoulement des marchandises, et c’est pour cela, dans la société capitaliste, que c’est la production qui domine les besoins, et non les besoins qui définissent la production.
Historiquement, le mot « travail » désigna d’abord l’activité des esclaves, c’est-à-dire de ceux qui produisent sous la contrainte pour d’autres. De cette définition ouvertement coercitive, il a migré vers l’illusion d’une activité libre où il s’agirait de donner une partie de sa force de travail en échange des moyens de sa survie.
Cette liberté est celle de l’absence d’autres liens. Le travail est toujours « n’importe quel travail » : son côté concret, le fait de cuire du pain ou de construire des chars d’assaut, n’est rien d’autre que l’incarnation concrète de son côté abstrait, celui de « dépenser du muscle, du nerf, du cerveau » (Marx) pendant une unité de temps donnée. Cette unité forme la valeur de la marchandise et s’exprime dans l’argent. Car c’est la seule mesure rendant commensurable deux produits complètement différents.
Vouloir abolir l’argent en sauvant l’honneur du travail, ainsi que l’exprime Antoine en bien des endroits de ses souvenirs, est donc un contresens pratiquement impossible à réaliser, et en appelle simplement à des ersatz certainement encore plus coercitifs que l’argent : des bons nominatifs exprimant la valeur du travail donné, des comptabilités rendant compte avec précision du temps consacré à la production, c’est-à-dire tout ce qui fonde une économie de type « soviétique », prétendant réaliser la valeur et la redistribuer plus justement. Ce qui est mis en cause n’est pas la valeur, mais simplement le « vol de la sur-valeur ».
Le travail présuppose déjà l’être humain comme séparé de la communauté et l’effort qu’il fournit comme une contrainte aliénée, en dehors de lui. Il s’agit d’une vision du monde absolument moderne, qui aurait paru absurde aux membres des sociétés prémodernes, pour lesquels l’appartenance à une communauté (certes pas choisie librement) était primordiale.
Mais il ne faudrait pas croire que cette faiblesse dans la théorie était spécifique aux anarchistes : il est intéressant de souligner ici la concordance entre eux et les autres tendances du mouvement ouvrier (communistes « de parti » ou « de conseils », sociauxdémocrates, utopistes, etc.), qui tous ensemble, malgré leurs inimitiés respectives, chantaient les louanges du travail et, par là, appartenaient, malgré eux, à la grande famille des modernisateurs, des « progressistes », même s’il ne faut pas faire preuve de cécité à l’égard de ces moments en marge et souvent spontanés qui dépassaient l’idéologie, et sont précisément pour cette raison ceux dont nous cherchons aujourd’hui à retrouver les traces. [...] »
Les Giménologues.