Ci-dessous un petit extrait de circonstances, d'un texte de Bernard Charbonneau (1910-1996), ami de Jacques Ellul, critique de la société industrielle et de l'écologie politique telle qu'elle se constituera dans les années 70, et penseur iconoclaste hélas méconnu d'une opposition au ravage écologique. Les actes du colloque qui lui a été dédié à Pau en 2010, sont désormais disponibles sur ce site.
Le Vote
Bernard Charbonneau
Le vote a toujours été un rite de participation, et surtout, il le deviendra de plus en plus, notamment dans les grands pays sans référendum où l’on vote pour des politiciens et des partis plutôt que pour telle politique. L’univers me dépasse, et aujourd’hui c’est la société objectivée dans l’Etat : la paix, la guerre, l’économie, les finances - qui me domine chaque jour d’un peu plus haut. Chaque jour le monde s’appesantit et se complique, soit que la technique le rende tel, soit que la science me le dise. Chaque jour l’événement tombe du ciel, ma vie échappe un peu plus à ma pensée et à mon pouvoir. Politiquement je suis libre, mais d’autres ont fixé le lieu et la nature de mon travail, et ils s'occupent aussi de mes loisirs. Je choisirai le chef de l’Etat, mais de moins en moins le pain que je mange, la maison que j’habite, car c’est la science économique qui en décidera. Je ne maîtrise pas mon destin qui est torrent - production, pollution, information, population - indéfiniment en crue. Reste la guerre ou la paix. Mais l’on n’a jamais convoqué le peuple souverain pour la voter.
Quelle angoisse ! Au fond je n’en sais rien et je n’y puis rien. Heureusement que tous les quatre ans, je deviens soudain omniscient et omnipotent : je vote. En général, je n’ai guère le choix qu’entre deux biens, ou deux maux. Mais je peux choisir le moindre ; je décide entre le rouge et le blanc, si Dupont ou Durand fera la bombe atomique, si c’est lui ou l’autre qui m’enverra enseigner la grammaire structurale à Hirson... Enfin, je compte - au moins pour un ; je ne suis plus un individu, je suis le Peuple... Je vote parce que j’y crois ; c’est un acte essentiel, décisif. Et moi aussi je vote - je suis un intellectuel critique - parce que je n’y crois pas et que cela n’a aucune importance. Maintenant c’est fait. Qui va gagner ? Les pour ou les contre, les Bleus ou les Verts ? Le suspense est a son comble. C’est fini ; j’ai voté, j’ai fait l’amour avec la France, j’ai fait pipi dans l’urne et je me sens mieux. J'ai rempli mon devoir et puis penser à autre chose : a gagner du fric ou aux vacances. J’ai voté, ouf ! j’en ai fini pour un temps, j'ai délégué mes pouvoirs.
Plus la société évolue, plus l’individu vote ; et plus l’on vote, plus ce geste se dévalue. Alors pourquoi le vote ? - Pour le vote. C’est un rite d'exorcisme qui refait d’un monde - d’une société, d’un Etat - l'œuvre de la liberté des individus. Mais du coup celle-ci devient la chose de la société, de l’Etat. Je m’y intègre ; je ne me suis pas contenté de le subir, je l'ai choisi. La fête électorale est un rite de participation comme la messe : c’est pourquoi qui refuse cette société cuirassée en Etat a pour devoir civique de s’abstenir. Sinon de son esclave, je deviens son complice...
Le vote est un rite fondateur. Le jour ou la société n’y croira plus, elle aura changé. Déjà la nôtre, avec ses sondages d’opinion, comptabilise moins des libertés que des courants collectifs. Demain l’on ne votera plus. Mais ce ne sera plus à la suite d’un vote.
Source : Bernard Charbonneau, Une seconde nature, pp. 91 à 93.
D'autres textes sur ce site sur la critique des médiations politiques et de la sphère politique constituée corrélativement aux rapports sociaux marchands et capitalistes :
- Pour sortir de la société capitaliste, peut-on s'appuyer sur les institutions existantes ? Pour une lutte antipolitique (Palim Psao)
- La politique n'est pas la solution, (Anselm Jappe).
- La fin de la politique et la lutte antipolitique contre le travail. (Groupe Krisis)
- Politique sans politique, (Anselm Jappe).
- Critères de dépassement du capitalisme (Robert Kurz)
- Quoi faire ? Autour de la brochure sur le mouvement des piqueteros en Argentine de Bruno Astarian. (Palim Psao)
- Pour en finir avec le concept de peuple (Paul Braun)
- Les mensonges de l'Etat, (par Jean-Marie Vincent)
- Fétichisme juridico-politique (par Antoine Artous)
- Evgueni Pasukanis, la théorie générale du droit et le marxisme (préface de Jean-Marie Vincent)
Annexe : Mais qu'est-ce que la forme moderne du politique ? La critique de la valeur et la critique de la politique et de l'Etat.
Pour beaucoup, la politique est la sphère sociale qui permettrait d’imposer des « limites au marché », ou encore la « démocratie » serait l'espace politique de la « libre décision consciente et collective ». Nombreux dénoncent aujourd'hui une forme spectaculaire de la politique pour affirmer un « retour » à ce que serait la « vraie politique ». Pourtant de même que la confusion autour de la catégorie de « travail », le concept de « politique » doit être clairement défini. En effet, « si on l’identifie avec l’agir collectif, avec l’intervention consciente des hommes dans la société, avec un " amour du monde " (Arendt), il est évident que personne ne saurait être contre, et une « critique de la politique » ne pourrait se concevoir que comme une simple indifférence au monde ». Cependant ceux qui prônent habituellement le « retour à la politique » ont une idée beaucoup plus spécifique de ce qu’est la « politique ». En réalité, cette sphère de la politique n’est pas extérieure et alternative à la sphère de l’économie marchande, elle en dépend, au contraire, structurellement. Elle est une sphère qui s'occupe des ajustements à l'intérieur d’une machine, d'un système acceptée comme tel. La « politique » et « l’économie » ne sont alors que des sphères de la totalité sociale, des subsystèmes complémentaires entre eux. Pour prendre un exemple, dans l’arène politique, on se dispute sur la simple distribution des fruits du système marchand, mais non sur son existence elle-même. Pour donner un autre exemple de cette immanence de la politique à la société marchande, il suffit de voir que les hommes politiques comme les syndicalistes du mouvement ouvrier proposent seulement de défendre les intérêts en forme marchande des catégories sociales constituées par la logique fétichiste elle-même, du genre « pouvoir d’achat », mieux partager et redistribuer le gâteau de la forme capitaliste de richesse, dénoncer le « Contrat première embauche » (CPE), pour mieux défendre le statut du contrat à durée indéterminée (CDI), etc. La politique sous le capitalisme, est de plus en plus de la politique économique et toute discussion politique ne tourne qu'autour du fétiche de l’économie. Comment démontrer tout cela ? La sphère de l'État/politique est née du fait que l’échange de marchandises ne prévoit pas de relations sociales directes du fait de la fonction de médiation sociale qu'a le travail sous le capitalisme, et que par conséquent il faut une sphère pour les rapports directs et pour la réalisation des intérêts universels, à moins de plonger le système dans la barbarie et la guerre civile des intérêts particuliers. C’est pourquoi la formation sociale capitaliste doit produire en elle, une instance séparée qui s’occupe de l’aspect général. L’État moderne est donc créé par la logique de la marchandise, la politique telle que nous la connaissons est une forme historiquement spécifique au capitalisme, de l'agir collectif et sa dénaturation sous une forme déjà fétichisée. L'État est l’autre face de la marchandise ; les deux sont liés entre eux comme deux pôles inséparables. L'idée d'opposer l'État/politique au marché est donc fausse. La politique n'est pas la solution. C’est ainsi le capitalisme lui-même qui a très massivement recouru à l’État et à la politique pendant la phase de son installation (entre le XVe siècle et la fin du XVIIIe siècle) et qui a continué à le faire là où les catégories capitalistes devaient encore être introduites - dans les pays arriérés à l’est et au sud du monde au cours du XXe siècle, pour faire ce que R. Kurz appelle la « modernisation de rattrapage », une version accélérée de l'installation des formes sociales de bases du capitalisme. Enfin, le capitalisme y recourt toujours et partout dans les situations de détresse et de crise. C’est seulement dans les périodes où le marché semble tenir sur ses propres jambes, que le capital voudrait réduire les faux frais qu’implique un État fort. On peut observer aussi que « la politique n’a pas de moyen autonome d’intervention. Elle doit toujours se servir de l’argent, et chaque décision qu’elle prend doit être " financée ". Lorsque l’État cherche à créer son propre argent en imprimant du papier-monnaie, cet argent se dévalorise tout de suite. Le pouvoir étatique fonctionne seulement jusqu’à ce qu’il réussisse à prélever de l’argent sur des procès de valorisation réussis. Lorsque ces procès commencent à ralentir, l’économie limite et étouffe toujours plus l’espace d’action de la politique. Il devient alors évident que dans la société de la valeur la politique se trouve dans un rapport de dépendance vis-à-vis de l’économie. Avec la disparition de ses moyens financiers, l’État se réduit à la gestion, toujours plus répressive, de la pauvreté ». Pourtant le marxisme du mouvement ouvrier et presque toute la gauche ont toujours misé sur l’Etat, parfois jusqu’au délire, en le prenant pour le contraire du capitalisme.
Tiré de l'article " Krisis " de l'encyclopédie Wikipedia.