Le prolétariat n'est pas le sujet de l'histoire
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Moishe Postone
Extrait de l'ouvrage de Moishe Postone, « Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx », pp. 519-524, Mille et une nuits, 2009, traduction par Olivier Galtié et Luc Mercier (Cambridge University Press, 1993).
Désormais, nous pouvons revenir aux questions du rôle historique de la classe ouvrière et de la contradiction fondamentale du capitalisme, telles que Marx les traite implicitement dans sa critique de maturité. Tout en me concentrant sur les formes structurantes de médiation sociale constitutives du capitalisme, j'ai montré que la lutte de classes n'engendre pas en et pour soi la dynamique historique du capitalisme ; elle n'est en réalité un élément moteur de ce développement que parce qu'elle est structurée par des formes sociales intrinsèquement dynamiques. Comme on l'a noté, l’analyse de Marx réfute l'idée que la lutte entre la classe capitaliste et le prolétariat soit une lutte entre la classe dominante dans la société capitaliste et la classe qui porte en elle le socialisme et que, par conséquent, le socialisme entraîne l'autoréalisation du prolétariat. Cette dernière idée est intimement liée à la compréhension traditionnelle de la contradiction fondamentale du capitalisme comme contradiction entre la production industrielle et le marché et la propriété privée. Chacune des deux grandes classes du capitalisme est identifiée à l'un des termes de cette « contradiction » ; l'antagonisme entre travailleurs et capitalistes est donc vu comme l'expression sociale de la contradiction structurelle entre les forces productives et les rapports de production. Toute cette conception repose sur le concept de « travail » comme source transhistorique de la richesse sociale et élément constitutif de la vie sociale.
J'ai critiqué les postulats sous-jacents à cette conception en expliquant en détail les distinctions que Marx opère entre le travail abstrait et le travail concret, entre la valeur et la richesse matérielle, et en montrant la centralité de ces distinctions dans sa théorie critique. Sur la base de ces distinctions, j'ai développé la dialectique du travail et du temps qui se trouve au cœur de l'analyse marxienne du modèle de croissance et de la trajectoire de production qui caractérisent le capitalisme. Selon Marx, loin d'être la matérialisation des seules forces productives, qui sont structurellement en contradiction avec le capital, la production industrielle fondée sur le prolétariat est de part en part façonnée par le capital ; elle est la matérialisation des forces productives et des rapports de production. On ne peut donc pas la saisir comme un mode de production qui, inchangé, pourrait servir de base au socialisme. Chez Marx, la négation historique du capitalisme ne peut pas être comprise comme une transformation qui rendrait le mode de distribution adéquat au mode de production industriel développé sous le capitalisme.
De la même façon, il est désormais clair que, dans l'analyse de Marx, le prolétariat n'est pas le représentant social d'un possible futur non capitaliste. L'idée logique du déploiement que Marx fait de la catégorie de capital, son analyse de la production industrielle, réfutent les postulats traditionnels qui font du prolétariat le sujet révolutionnaire. Pour Marx, la production capitaliste se caractérise par une immense expansion des forces productives et de la connaissance qui se sont constitués dans un cadre déterminé par la valeur et qui, partant, existent sous la forme aliénée du capital. Lorsque la production industrielle s'est pleinement développée, les forces productives du tout social sont devenues plus grandes que l'habileté, le travail et l'expérience du travailleur collectif. Elles sont socialement générales, la connaissance et les pouvoirs accumulés par l'humanité se constituant eux-mêmes en tant que tels sous une forme aliénée ; elles ne peuvent pas être adéquatement appréhendées en tant que forces objectivées du prolétariat. Le « travail mort », pour reprendre les termes de Marx, n'est plus l'objectivation du seul « travail vivant » ; il est devenu l’objectivation du temps historique.
Selon Marx, avec le développement de la production industrielle capitaliste, la création de richesse matérielle devient de moins en moins dépendante de la dépense de travail humain immédiat dans la production. Ce type de travail continue toutefois nécessairement de jouer un rôle en ce sens que la production de (sur)valeur dépend de lui ; la reconstitution structurellement fondée de la valeur se révèle en même temps la reconstitution de la nécessité du travail prolétarien. D'où : alors que la production industrielle capitaliste continue de se développer, le travail prolétarien est de plus en plus superflu du point de vue de la richesse matérielle, donc anachronique ; cependant, il reste nécessaire en tant que source de la valeur. En même temps que cette dualité se manifeste, plus le capital se développe et plus il rend vide et fragmenté le travail même qu'il requiert pour se constituer.
L'« ironie » historique de cette situation, telle que Marx l'analyse, c'est qu'elle soit constituée par le travail prolétarien lui-même. Notons à cet égard combien il est révélateur que Marx, lorsqu'il considère la catégorie économico-politique de « travail productif », ne la traite pas comme une activité sociale constituant la société et la richesse en général – en d'autres termes, il ne la traite pas comme « travail ». Il définit bien plutôt le travail productif sous le capitalisme comme travail produisant la survaleur, c'est-à-dire comme contribuant à l'autovalorisation du capital [1]. Marx transforme du même coup ce qui, dans l'économie politique classique, est une catégorie transhistorique et positive en une catégorie historiquement spécifique et critique, qui saisit ce qui est au cœur du capitalisme. Loin de glorifier le travail productif, Marx écrit : « La notion de travailleur productif n'inclut donc nullement le seul rapport entre activité et effet utile, entre travailleur et produit du travail, mais en même temps un rapport social spécifique, né de l'histoire, qui appose sur le travailleur le sceau de moyen de valorisation immédiat du capital. Être un travailleur productif n'est donc pus une chance, mais au contraire une déveine » [2]. En d'autres termes, le travail productif est la source structurelle de son autodomination.
Dans l'analyse de Marx, le prolétariat reste ainsi structurellement important pour le capitalisme en tant que source de la valeur, mais non pas de la richesse matérielle. Cela est aux antipodes des interprétations traditionnelles concernant le prolétariat : loin de constituer les forces productives socialisées qui entrent en contradiction avec les rapports sociaux capitalistes et qui conduisent du même coup à un possible futur postcapitaliste, la classe ouvrière est pour Marx l'élément constitutif essentiel de ces rapports eux-mêmes. Tant le prolétariat que la classe capitaliste sont liés au capital, mais le prolétariat l'est davantage : on peut imaginer le capital sans capi¬talistes, mais pas sans le travail créateur de valeur. Selon la logique de l'analyse de Marx, la classe ouvrière, au lieu de porter en elle une possible société future, est la base nécessaire du présent sous lequel il souffre ; il est lié à l'ordre existant d'une manière qui en fait l'objet de l'histoire.
Bref, l'analyse que Marx fait de la trajectoire du capital ne montre nullement la possible autoréalisation, dans une société socialiste, du prolétariat comme vrai sujet de l'histoire [3]. Elle présente au contraire la possible abolition du prolétariat et du travail que le prolétariat accomplit comme une condition de l'émancipation. Cette interprétation implique nécessairement de repenser à nouveaux frais le rapport entre les luttes de classes dans la société capitaliste et le possible dépassement du capitalisme – problème auquel je ne puis que faire allusion ici. Cela indique que l'on ne peut pas comprendre la possible négation historique du capitalisme suggérée par la critique de Marx en termes de réappropriation par le prolétariat de ce qu'il a constitué et, partant, en termes d'abolition de la seule propriété privée. En réalité, la logique de l'exposé de Marx implique clairement que la négation historique du capitalisme doive être conçue comme la réappropriation par les hommes de capacités socialement générales qui ne se fondent finalement pas sur la classe ouvrière et qui se sont historiquement constituées sous la forme aliénée du capital [4]. Une telle réappropriation n'est possible que si la base structurelle de ce procès d'aliénation – la valeur, donc le travail prolétarien – est aboli. En retour, l'apparition historique de cette possibilité est fonction de la contradiction sous-jacente au capitalisme.
Quelques textes sur ou de Postone :
- Avec Marx, contre le travail (recension par Anselm Jappe)
- Repenser la théorie critique du capitalisme (conférence-débat de Moishe Postone)
- Interview de Postone par Salih Selçuk (écrivain turc)
- Théorie critique et réflexivité historique (texte de Postone paru dans le livre coordonné par F. Fiscbach, " Marx. Relire le Capital ", PUF, 2009.
- Antisémitisme et national-socialisme (texte de Postone publié en France en 2003 dans Postone, " Marx est-il devenu muet ? ")
- Postone : le caractère historiquement spécifique de la critique de Marx.
- Extrait de TTDS " Travail abstrait et aliénaton " (Postone)
- Un autre automne allemand. Adresse à la manifestation contre l'antisémitisme à Hambourg le 13 décembre 2009 (par Postone)
- " Reconfigurer le temps historique. L'interprétation de Marx par Moishe Postone " par Viren Murphy.
- Le dernier livre de Postone est paru en anglais, il est librement téléchargeable à cette adresse " History and Heteronomy " (c'est en fait la publication des textes du séminaire qu'a fait Postone à l'Université de Tokyo en 2009). On pourra voir notamment sa polémique contre les théoriciens marxites très en vu dans le monde anglophone aujourd'hui, Robert Brennet, Giovanni Arrighi ou le géographe marxiste David Harvey. Le texte de Viren Murphy traduit par Jacques est tiré de ce livre.
NOTES
[1] Le Capital, livre I, p. 570.
[2] Ibid. Cela confirme à nouveau que l'on ne doit pas prendre la centralité du travail prolétarien dans l'analyse marxienne du capitalisme comme une évaluation positive de la primauté ontologique du travail dans la vie sociale ni comme partie d'un argument selon lequel les ouvriers constituent le groupe le plus opprimé dans la société. En réalité, le travail se trouve au cœur de l'analyse marxienne en tant qu'élément constitutif fondamental de la forme dynamique et abstraite de domination sociale propre au capitalisme – c'est-à-dire en tant que centre de la critique. L'analyse marxienne du travail déterminé par la marchandise et la relation de cette analyse au concept de sujet suggère aussi une approche historico-structurelle du problème de savoir quelles sont les activités devenues socialement reconnues comme travail et quels sont les individus socialement considérés comme sujets. Cette interprétation pourrait contribuer à la discussion sur la constitution socio-historique des genres et changer les termes de nombreux débats récents sur la relation de la critique marxienne aux problèmes relatifs à la position socio-historique des femmes, des minorités ethniques et autres types de groupes. De tels débats ont tenté de partir des positions marxistes traditionnelles ou de s'y opposer. (Cette tendance s'est exprimée, par exemple, dans le fait de savoir si le travail omestique est aussi important pour la société que le travail en usine, ou si la classe – comme opposée au genre, aux ethnies ou autres catégories sociales – est nécessairement la catégorie la plus pertinente quand on parle d’oppression sociale.)
[3] Jean Cohen s'oppose elle aussi à l'idée du prolétariat comme sujet révolutionnaire, mais elle identifie cette position marxiste traditionnelle à l'analyse que Marx fait du procès de production capitaliste. Voir Jean Cohen, Class and Civil Society : The Limits of Marxian Critical Theory, 1982, pp. 163-228.
[4] Cette analyse réfute les interprétations qui attribuent à Marx l'idée quasi romantique selon laquelle le dépassement du capitalisme entraînera la victoire du « travail vivant » sur le « travail mort ». Voir Jürgen Habermas, Théorie de l'agir communicationnel, Fayard, 1987, t. II, pp. 368-369. Comme je le développerai dans la section suivante, l'analyse de Marx suggère en fait que la possibilité d'une société future qualitativement différente s'enracine dans le potentiel contenu dans le « travail mort ».