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Ci-dessous, l'article de Marcel van der Linden, assez marxiste-traditionnel par certains aspects notamment à la fin de son texte, recense plusieurs dimensions des réflexions théoriques au sein de la mouvance de la critique de la valeur durant les années 1990. Le texte est traduit de l'anglais par Stéphane Besson, il est paru initialement en 1997 dans la revue  « International Review of Social History » (vol. 42, n° 3, décembre 1997, pp. 447-458). On retrouvera l'intégralité de l'article avec les notes de bas de page dans le PDF suivant  logo-pdf.pngVoir le Fichier : Marcel_van_der_Linden_La_limite_historique_de_la_contestation_ouvriere_1997-1.pdf

 

 

 

La limite historique de la contestation ouvrière

 

Moishe Postone, Krisis et la « logique marchande »

 

 

Marcel van der Linden*

 

 

     La plupart des historiens de la classe ouvrière ont longtemps partagé tacitement certains présupposés qui ne se voient soumis à la discussion que maintenant. Durant plus d’un siècle, l’élaboration de théories solides sur le prolétariat et le mouvement ouvrier – élaboration qui devint possible une fois que la classique « théorie du fonds des salaires » eût commencé à perdre son crédit dans les années 1870 – procéda suivant deux voies rivales. L’une, la tradition libérale, reconstituait le développement des mouvements ouvriers en termes d’histoire de l’émancipation civile – et par conséquent de l’intégration – de la classe ouvrière au sein du capitalisme. L’autre était l’approche socialiste (ce qui englobe aussi bien les modérés que les radicaux) qui interprétait l’histoire ouvrière comme celle des tentatives visant à transcender le capitalisme.

     Quand, au cours du XXe siècle, il devint évident que les efforts pour abolir le capitalisme avaient produit des résultats entièrement différents de ceux escomptés (par ex., la dictature en Union Soviétique) et que la classe ouvrière des pays hautement développés laissait tomber la formule de la rébellion, les premiers socialistes à élever la voix furent ceux qui ne s’attendaient plus à ce que le prolétariat se change en un Sujet révolutionnaire. C’est la perspective que développa Herbert Marcuse dans plusieurs de ses écrits[1]. On put croire qu’elle s’effondrait lorsque, en de nombreux endroits dans le monde, les travailleurs firent soudain un retour en force à la fin des années 1960. Mais le reflux graduel de cette vague de contestation au cours des années 1970, la débâcle du mouvement de 1968 et bien sûr la disparition définitive des régimes dits socialistes, inspirèrent de nouvelles réflexions ; et celles-ci – tout comme Marcuse lui-même – s’orientèrent notamment vers la quête d’un nouveau Sujet, d’une nouvelle force sociale susceptible de faire advenir la bonne société.

     Le présent article porte essentiellement sur une seconde approche, une perspective qui ne se veut pas la énième proclamation de la « mort » du marxisme mais cherche dans l’œuvre même de Marx les indices d’une autre place historique accordée à la classe ouvrière et au mouvement ouvrier. Cette perspective part de la distinction entre travail abstrait et travail concret[2] qu’utilise Marx pour montrer que le travail en général (qu’il faut accomplir dans toutes les formations sociales) acquiert dans le capitalisme une forme spécifique à la fois particulière (la production d’une certaine marchandise utile) et socialement générale (une activité abstraite que l’on accomplit afin d’obtenir d’autres marchandises).

    Ayant rarement voire jamais compris cette particularité du travail dans le capitalisme, les mouvements ouvriers et leurs théoriciens (sociaux-démocrates, communistes ou autres) interprétèrent constamment leur activité productrice en termes de travail en général, de travail transhistorique. Vers la fin des années 1960 encore, Lucio Colletti faisait remarquer à juste titre que « non seulement les critiques de Marx, mais également ses continuateurs et disciples eux-mêmes – et non seulement ceux de la Deuxième Internationale, mais également ceux qui les suivirent jusqu’à notre époque – se sont jusqu’ici avérés, en fait, incapables de comprendre et de réaliser pleinement la signification de ce concept [de travail abstrait] »[3]. Dans un tel contexte, le culte du travail aliéné auquel le mouvement ouvrier donna maintes fois lieu, sous les formes les plus variées, n’a rien pour nous surprendre.

  Si Marx rend possible un réexamen des mouvements ouvriers et de leurs conceptualisations transhistoriques du travail, c’est parce que sa théorie contient une très curieuse antinomie devenue manifeste seulement récemment, sous l’impact de relations sociales et politiques nouvelles. Stefan Breuer fut sans doute le premier à s’y intéresser. Dans Die Krise der Revolutionstheorie (1977), une critique de l’œuvre de Herbert Marcuse, il repéra chez Marx deux modèles argumentatifs distincts, qu’il désigna par les termes de « Marx ésotérique » et « Marx exotérique » : « Tandis que le Marx “ésotérique” – pour reprendre une dichotomie issue de l’interprétation hégélienne – révélait, d’une manière beaucoup plus radicale que tout autre théoricien, la nature abstraite et répressive de la socialisation bourgeoise, qui élimine brutalement tous les modes de vie, de circulation et de production qui ne lui correspondent pas […], le Marx “exotérique” avait tendance à désavouer sa propre idée selon laquelle, au sein du mode de production capitaliste, la socialisation de la production ne pouvait être qu’une socialisation abstraite. »[4] En vue d’assigner au prolétariat le rôle de force motrice d’une révolution imminente, Marx laisse tomber sa propre critique de l’économie politique. Au lieu de considérer, sous l’angle « ésotérique », la classe ouvrière comme une manifestation, un aspect ou un élément du capitalisme, il la voit comme un groupe social foncièrement étranger et hostile au capitalisme : « un point d’Archimède […] à partir duquel la critique du mode de production capitaliste devenait possible, et dont l’existence garantissait qu’un Sujet nouveau et véritablement humain puisse émerger »[5].

   Cette découverte d’un « Marx différent » – qui, chez Breuer, allait de pair avec la conviction que transcender le capitalisme était désormais impossible – apparaît également dans les écrits de Moishe Postone. Philosophe américain aux influences allemandes très prononcées (dans les années 1970, il prit part à Francfort-sur-le-Main aux travaux d’un groupe marxiste qui mettait l’accent sur la critique de la logique marchande[6]), Postone a toujours insisté sur le fait que cet « autre Marx » était en réalité « le seul Marx », un Marx que les marxistes avaient jusqu’ici continuellement mésinterprété. En 1974 et 1978, il publia d’importantes contributions programmatiques[7], suivies plus récemment par son monumental Temps, travail et domination sociale.

   Dans ce livre, il abandonne ce qu’il appelle le « marxisme traditionnel » (la ligne du Marx exotérique) et fait fond sur le Marx ésotérique. Pour Postone, le marxisme traditionnel est essentiellement « une critique du capitalisme formulée du point de vue du travail », alors qu’il faudrait bien plutôt entreprendre « une critique du travail dans le capitalisme »[8]. Le marxisme traditionnel considère le travail exclusivement comme une activité sociale dirigée vers un but et indispensable à la reproduction de la société humaine – comme « la condition générale du métabolisme entre l’homme et la nature »[9]. Mais ce qu’une telle conception transhistorique du « travail » traduit en objets de contestation économique ou politique, ce ne sont que les caractéristiques « extérieures » du travail (disponibilité, durée, intensité, rémunération, etc.)[10]. En laissant de côté le procès de travail proprement dit, elle ouvre la voie à une interprétation transhistorique de la technologie également : du point de vue du prolétariat, les techniques de production en tant que telles ne sont ni bonnes ni mauvaises ; tout dépend de ce que leur application sert ou non les intérêts des producteurs directs[11]. Par conséquent, l’approche marxiste traditionnelle caractérise le capitalisme en termes de mode de distribution uniquement et situe « la contradiction fondamentale du système entre le mode de distribution et le mode de production »[12].

   Postone est d’avis que cette approche a eu ses avantages : « La position traditionnelle accorde une certaine dignité à un travail fragmenté et aliéné. On peut très bien comprendre qu’une telle dignité, qui se trouve au cœur des mouvements ouvriers classiques, ait été importante pour l’estime de soi des travailleurs et qu’elle ait représenté un puissant facteur de démocratisation et d’humanisation des sociétés capitalistes industrielles. »[13] Mais l’essence du capitalisme (le travail aliéné) se situe hors du champ de cette perspective, car « si le travail est le point de vue de la critique, il n’est pas et ne peut pas être son objet »[14]. En partant d’une conception transhistorique du travail, la critique du capitalisme demeure positive : un aspect spécifique de la formation sociale (en l’occurrence le travail) fournit la base permettant de critiquer un autre aspect de la même formation sociale. Ce sur quoi débouche cette critique positive, ça n’est « pas une critique de l’économie politique mais une économie politique critique »[15].

    À l’inverse, Postone s’efforce de formuler une critique négative : « une critique sociale immanente à visée émancipatrice […] entreprise non pas sur la base de ce qui est mais de ce qui pourrait être, en tant que potentiel immanent à la société existante »[16]. Cette critique négative repose sur trois idées. Premièrement, Postone part du principe que le travail – bien qu’essentiel à toutes les sociétés en raison de son rôle dans le « métabolisme entre l’homme et la nature » – diffère fondamentalement sous le capitalisme de ce qu’il est dans toutes les autres formations sociales. Le travail capitaliste (le travail salarié) n’engendre pas seulement d’indispensables valeurs d’usage ; il est en outre l’expression de certaines interdépendances sociales abstraites. On l’accomplit non pas pour produire des biens destinés à notre consommation personnelle, mais pour se procurer un médium abstrait (l’argent) qui nous permet d’acquérir les produits du travail d’autres hommes. « Considéré du point de vue de l’ensemble de la société, le travail concret de l’individu est particulier et fait partie d’un ensemble qualitativement hétérogène ; en revanche, en tant que travail abstrait, il est un moment individualisé d’une médiation sociale générale et qualitativement homogène constituant une totalité sociale. Cette dualité du concret et de l’abstrait caractérise la formation sociale capitaliste. »[17]

Deuxièmement, Postone pense que le caractère abstrait du travail capitaliste induit un changement dans le procès intrinsèque au travail (depuis sa subsomption réelle). « La production industrielle est la matérialisation du capital et, comme telle, elle est la matérialisation à la fois des forces productives et des rapports de production dans leur interaction dynamique. »[18] Les techniques de production incarnent l’aliénation. Le problème ne réside pas dans l’application de la technologie mais dans la technologie même.

   Troisièmement, cette perspective laisse entendre que « le dépassement du capitalisme implique manifestement de transformer non seulement le mode de distribution existant mais aussi le mode de production »[19]. Postone cite à ce propos les Grundrisse, où Marx écrit que le développement complet des individus exige la disparition de ce type de travail « où l’homme fait ce qu’il peut laisser faire à sa place par des choses »[20]. Et Postone d’ajouter : « Loin de signifier la réalisation du prolétariat, le dépassement du capitalisme implique au contraire l’abolition concrète du travail prolétarien. L’émancipation du travail doit se traduire par une émancipation par rapport au travail (aliéné). »[21]

   Sur la base de ces principes, Postone parvient à la conclusion que le mouvement ouvrier traditionnel ne représente pas un contrepoids au capitalisme mais bien l’une des manifestations de ce système. Marx décrit le conflit entre capitaliste et travailleur comme un conflit intervenant entre l’acheteur et le vendeur d’une marchandise, et dont l’issue est incertaine : « Il y a donc ici une antinomie, droit contre droit, l’un et l’autre portant le sceau de la loi de l’échange marchand. Entre des droits égaux, c’est la violence qui tranche. »[22] Conflit entre propriétaires de marchandises, entre acheteurs et vendeurs, le conflit de classes se déroule ainsi directement à l’intérieur du cadre capitaliste. Même s’il joue un rôle « moteur » dans le développement de l’économie marchande, il est également « enchâssé dans les formes sociales de la marchandise et du capital »[23]. « Le conflit de classes […] ne représente nullement une perturbation dans un système par ailleurs harmonieux. Il est au contraire inhérent à une société constituée par la marchandise en tant que forme totalisante et totalisée. »[24]

   L’antagonisme entre travailleur et capitaliste ne possède pas de « dynamique intrinsèque » pointant au-delà du capitalisme[25] : « [L’action politique et sociale de la classe ouvrière] et ce qu’on appelle habituellement la conscience de classe ouvrière demeurent à l’intérieur des bornes de la formation sociale capitaliste – et ce, pas forcément parce que les travailleurs ont été corrompus aux plans matériel et spirituel, mais parce que le travail prolétarien ne contredit pas fondamentalement le capital. […] Si militantes qu’aient été les actions et les formes de subjectivité auxquelles le prolétariat a eu recours dans son affirmation de soi, elles n’ont cependant pas pointé et ne pointent toujours pas vers le dépassement du capitalisme. Elles représentent des formes d’action et de conscience qui constituent le capital au lieu de le transcender. »[26] Transcender le capitalisme réclamerait un nouveau type de mouvement. « Pour qu’un mouvement lié aux travailleurs pointe au-delà du capitalisme, il faudrait à la fois qu’il défende leurs intérêts et participe à leur transformation – par exemple en mettant en cause la structure actuelle du travail, en n’identifiant plus les hommes à cette structure, et en contribuant à repenser ces intérêts. »[27] Le dépassement du capitalisme, dès lors, doit également être compris en termes d’« abolition du travail prolétarien »[28] et, par conséquent, du prolétariat lui-même.

 

***

 

   Depuis le milieu des années 1980, un groupe de (post-)marxistes allemands indépendants a développé une analyse qui rappelle à maints égards celle de Postone, en dépit de la quasi absence de référence à ses travaux. Diffusant sa production intellectuelle dans un périodique initialement intitulé Marxistische Kritik, puis rebaptisé Krisis en 1990, le groupe s’attira une plus grande notoriété lorsque le célèbre homme de lettres Hans Magnus Enzensberger publia dans sa collection de monographie une étude signée Robert Kurz, le penseur le plus influent du collectif[29].

Le groupe commença par défendre la perspective du « marxisme du mouvement ouvrier », même s’il s’efforça d’emblée de formuler une critique fondamentale de l’économie marchande[30]. Peu à peu, il radicalisa son analyse et adopta le point de vue selon lequel les travailleurs, en tant que propriétaires d’une marchandise (leur force de travail), faisaient partie intégrante de cette même économie marchande. En 1989, tirant les conséquences de cet état de fait, le groupe en conclut que la classe salariée « n’était que l’autre face des rapports capitalistes »[31]. Ce point de vue fut alors développé dans un essai au titre révélateur : « Le fétiche “lutte des classes” », où les auteurs, se référant au Capital de Marx, préconisaient une relativisation théorique de la lutte des classes : « L’œuvre maîtresse de Marx ne s’intitule pas La Classe et ne débute pas davantage par cette catégorie, mais bien par celle de la marchandise : “La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une gigantesque collection de marchandises, dont la marchandise individuelle serait la forme élémentaire. C’est pourquoi notre recherche commence par l’analyse de la marchandise.” Le Capital, en revanche, se termine par la dérivation logique de la catégorie de classe […]. À elle seule, cette disposition révèle que, dans la théorie marxienne, les classes ne sont finalement qu’une catégorie secondaire, dérivée. Mais le marxisme traditionnel dans toutes ses variantes a complètement renversé cette relation théorique, faisant de la classe, et non de la marchandise, le fondement ultime de la société. »[32]

À la différence de Postone, qui soutient que le Marx « de la maturité » prit clairement fait et cause pour la perspective ésotérique[33], le groupe Krisis considère que jusqu’à sa mort Marx hésita entre ésotérisme et exotérisme. On perçoit cette ambivalence dans ses considérations sur la fin de la société capitaliste. Dans sa contribution majeure à la critique de l’économie politique, il défendit l’idée que le procès d’accumulation capitaliste fixe lui-même sa limite objective, ou encore, comme il le note dans le livre III du Capital, que « la véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même »[34]. Sur le long terme, affirme-t-il, les progrès en terme de techniques de production rendent le travail humain de plus en plus superflu : « Dès lors que le travail sous sa forme immédiate a cessé d’être la grande source de la richesse, [… le] surtravail de la masse a cessé d’être la condition du développement de la richesse générale, de même que le non-travail de quelques-uns a cessé d’être la condition du développement des pouvoirs universels du cerveau humain. Cela signifie l’écroulement de la production reposant sur la valeur d’échange, et le procès de production matériel immédiat perd lui-même la forme de pénurie et de contradiction. »[35] La disparition tendancielle de la classe ouvrière marque ici la limite du capitalisme. Mais en même temps, Marx était fermement convaincu que la classe ouvrière avait « vocation historique à renverser le mode de production capitaliste et à abolir, enfin, les classes elles-mêmes »[36].

Ce « double Marx » était un produit inévitable de son temps[37]. D’un côté il soulignait l’émergence d’un mouvement ouvrier prometteur, de l’autre il se livrait à une analyse abstraite des limites objectives de l’économie marchande. Les tendances en lesquelles Marx, optimiste, voulait voir les symptômes d’une agonie prochaine du système n’étaient en réalité qu’une intensification des souffrances[38]. La principale erreur de jugement qui conduisit à l’embrouillamini entre perspectives exotérique et ésotérique était l’idée selon laquelle les travailleurs ne pourraient s’habituer aux rapports aliénés de l’économie marchande généralisée. Marx partait du principe que les propriétaires de la marchandise force de travail ne deviendraient jamais des membres à part entière de la communauté des propriétaires, libres et égaux, de marchandises.

Au sein du groupe Krisis, c’est Peter Klein qui a le plus approfondi cet aspect. Dans son livre Die Illusion von 1917 (1992), suivant en cela Marx et Pachoukanis, il concentre son analyse sur la relation volontaire qui s’établit entre deux propriétaires de marchandises indépendants lorsqu’ils décident d’échanger leurs marchandises. Pour Marx, cette relation volontaire constituait le noyau de toute considération sur la liberté et l’égalité : « L’échange de valeurs d’échange est la base réelle qui produit toute égalité et toute liberté. »[39] L’échange est le grand égaliseur. Si A et B souhaitent faire affaire, A fournissant une marchandise pour laquelle B est disposé à payer, ils devront nécessairement se reconnaître comme des partenaires égaux, des propriétaires de bien privé jouissant chacun du libre arbitre. Liberté et égalité sont par conséquent des éléments structurels dans le procès d’échange entre propriétaires de marchandises[40].

Bien sûr, il fallut une longue tradition d’échange marchand avant que les principes associés à l’échange deviennent valides par eux-mêmes – d’abord en philosophie et en théologie, puis dans les cercles juridiques, et finalement en politique. « Avec le développement du capitalisme au cours des deux derniers siècles, la liberté et l’égalité ont fini par pénétrer si profondément dans la pensée courante que tout homme, lorsqu’il parle de lui en tant qu’être humain, conçoit invariablement sa propre humanité en lien avec ces principes et la situe au sein de l’édifice normatif et légal que l’on a construit autour d’eux. »[41]

Intégrer les travailleurs dans la communauté des égaux – du peuple – exigeait une redéfinition de la propriété privée. Tant que les travailleurs étaient considérés comme totalement démunis, ils ne comptaient pas au nombre des citoyens à part entière. Les mouvements ouvriers s’attaquèrent à une telle redéfinition en faisant valoir que les salariés possédaient tout de même quelque chose : leur force de travail[42]. Emanciper les travailleurs, faire d’eux des citoyens « à part entière » voulait donc dire étendre la logique marchande à la sphère politique. Et il en allait de même pour l’émancipation des femmes, bien que Krisis ait eu tendance à négliger cet aspect jusqu’à récemment[43].

Dans les années 1990, la question du genre avait quasiment disparu. Mais le groupe publia en 1992 un texte phare, signé Roswitha Scholz, qui présentait sa thèse dite de la « dissociation ». D’après celle-ci, la logique marchande peut s’installer seulement dans la mesure où existent simultanément des sphères sociales qui, bien qu’exclues du procès de marchandisation, lui sont pourtant inextricablement liées. La consommation privée des individus est l’une de ces conditions-clés : elle se situe hors du champ de l’économie marchande tout en restant néanmoins indispensable. La production et la distribution des marchandises perdraient toute signification sans la consommation. Elle constitue le nécessaire contrepoids – un Autre essentiel – à la marchandise. De telles « sphères » dissociées (cela comprend le soin et les égards accordés à autrui, l’érotisme, etc.) sont d’ordinaire perçues comme « féminines », tandis que le monde calculateur et « rationnel » des marchandises est vu comme « masculin ». C’est pourquoi tout effort de libération des femmes passant par l’application des normes « masculines » (réclamant par exemple un salaire pour les tâches ménagères) revient à généraliser la logique marchande[44].

D’après le groupe Krisis, le capitalisme patriarcal est mû par une unique force, à savoir le capital, le « sujet automate ». L’économie marchande généralisée est essentiellement sans Sujet : « Même les détenteurs de l’autorité ne sont nullement des sujets autoconscients ; ils agissent au contraire dans les limites d’une socialité constituée de façon historiquement inconsciente. »[45] La tendance objective du capital à s’auto-épuiser ne peut mener à une nouvelle société que si de nouveaux sujets se créent eux-mêmes délibérément, « par-delà la “lutte des classes” purement immanente, le long des convulsives lignes de fracture de la socialisation marchande »[46].

 

***

 

    Les contributions de Postone et du groupe Krisis ont beau mettre l’accent sur des aspects différents, leurs similitudes sont étonnantes. La critique de la logique marchande établit un lien originel entre des fragments théoriques jusque-là désunis : analyse lukácsienne de la relation entre marchandisation et lutte des classes, considérations d’Adorno à propos de la « métaphysique du travail », aperçus de Panzieri sur la nature capitaliste de la technologie moderne, critique debordienne du spectacle, etc.[47]


     La nouvelle théorie paraît conforme à l’expérience historique : le mouvement ouvrier est bel et bien l’instrument permettant aux salariés d’accéder à la pleine citoyenneté au sein de l’économie marchande, et non un moyen d’abolir cette économie. En règle générale, c’est seulement lorsque la distribution capitaliste n’est pas assez ou pas encore efficace, lorsque l’économie marchande peine à tenir ses promesses et à « livrer la marchandise », que la contestation ouvrière se radicalise en un « anticapitalisme ». Les sociétés dites socialistes issues de tels retournements anticapitalistes furent incapables d’échapper à la logique globale de l’accumulation ; elles ne s’élevèrent pas au-dessus de l’économie marchande mais se contentèrent d’en prendre le relais[48]. Il n’est donc pas surprenant que les conseils ouvriers – l’expression politique la plus radicale de la contestation ouvrière – ne se soient jamais épanouis en solides démocraties représentatives mais se soient au contraire rapidement changés en ersatz de parlements[49]. Même les groupements les plus radicaux – les unions syndicales révolutionnaires – restèrent focalisés sur les changements dans le secteur de la distribution et ne furent guère de taille à lutter contre les attraits du capitalisme avancé[50]. D’après Jean-Marie Vincent, « les rapports propres à la société capitaliste ne sont pas compris et analysés [par le mouvement ouvrier traditionnel] dans leurs enchaînements et dans leur logique incontournable, de la base au sommet. On croit pouvoir au contraire séparer l’irrationalité des formes globales d’organisation – qu’il faut transformer – d’un monde quotidien et individuel largement intangible. »[51] Sous cet éclairage, la critique de la logique marchande nous permet de réévaluer la portée historique des mouvements ouvriers. On obtient alors une synthèse critique des vieilles vues libérales et socialistes. Car en dépit du fait que les interprétations libérales et socialistes soient toutes clairement fondées sur une conception transhistorique du travail, il n’en reste pas moins que la « critique de la logique marchande » s’avère corrélative du socialisme dans sa critique fondamentale du capitalisme (elle radicalise même cette critique en se focalisant sur le travail proprement dit) et rejoint le libéralisme pour considérer avec lui le mouvement ouvrier comme une composante intégrante et nécessaire de la société capitaliste.

      Même si nous acceptons cette vision des choses, un certain nombre d’objections et de problèmes demeurent. Postone et le groupe Krisis font tous deux du contraste entre point de vue du travail et critique du travail un contraste absolu. Chris Arthur a émis à juste titre l’hypothèse qu’une telle position pouvait nous induire en erreur : « Pour autant que le travail s’appréhende lui-même comme le fondement de sa propre oppression, il entreprend une autocritique », ce qui donnerait lieu à « un mouvement autotranscendant »[52]. S’il y a là une certaine logique, on peut tout aussi bien imaginer que les « convulsives lignes de fracture de la socialisation marchande » apparaissent non pas dans le secteur du travail mais, par exemple, au niveau de la consommation. Dans tous les cas, la critique de la logique marchande invite implicitement les chercheurs en histoire sociale à redoubler d’efforts pour investiguer les apparences prises dans le passé par ces lignes de fracture, ainsi que le rôle des travailleurs dans ce processus. Un exemple de thème qui pourrait être abordé nous est fourni dans l’étude d’Eric Rothenbuhler consacrée à la grève du textile à Lawrence (Massachusetts) en 1912, conflit qui déboucha sur une « situation liminale » dans laquelle la logique marchande commençait à relâcher son emprise sur les gens : « Aussi longtemps que les travailleurs font grève pour de meilleurs salaires, ils acceptent le mythe du marché du travail qui donne sens à leur action au sein de la structure sociale industrielle. En revanche, dès que les grévistes commencent à se comporter comme si leurs motivations étaient autres que les salaires, leur action ne peut plus trouver sens au sein de la structure sociale et devient pour elle une menace. »[53]

    De telles « situations liminales » ne sont possibles que parce que les travailleurs sont simultanément sujets et objets, marchandises et propriétaires de marchandise. Postone, d’une certaine façon, a bien conscience de ce fait[54], mais il n’en perçoit pas les conséquences pour son analyse. En un sens, son attitude représente l’exemple-type des approches propres à la plupart des auteurs discutés ici. Dès qu’il faut relier l’analyse abstraite à la « surface » de processus historiques, sociaux et politiques concrets, Postone et le groupe Krisis ont tendance à claironner des opinions qui ne sont pas fondées sur de saines recherches mais manifestent une certaine réceptivité à l’air du temps. Au début des années 1970, quand il commença à formuler les contours de sa critique de la logique marchande, Postone décrivait la classe ouvrière comme « le non-encore-Sujet – qui constitue le Sujet aliéné (le capital) et qui devient Sujet en renversant le capital et en abolissant du même coup ce type de travail, essentiel au capital, qui définit le prolétariat lui-même »[55]. Mais deux décennies plus tard, Postone voit le prolétariat « comme un élément faisant partie intégrante du capitalisme plutôt que comme l’incarnation de sa négation »[56]. Ce changement d’attitude injustifié manque de crédibilité. Après tout, même à supposer que la lutte des classes au sein du capitalisme soit un antagonisme et non une contradiction, la continuelle réaffirmation, le maintien et, partout où c’est possible, l’extension de l’émancipation prolétarienne restent des conditions sine qua non pour transformer le travail proprement dit. Et à cet égard, le « bon vieux mouvement ouvrier » – débarrassé de ses illusions – demeure irremplaçable.

 

Traduction de l’anglais : Stéphane Besson

 



* N.d.T. : Marcel van der Linden, « The Historical Limit of Workers’ Protest : Moishe Postone, Krisis and the “Commodity Logic” », International Review of Social History, vol. 42, n° 3, décembre 1997, pp. 447-458.

Tag(s) : #Matériaux théoriques (extraits - textes)
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