Jean-Marie Vincent (1934-2004) était philosophe et sociologue, fondateur et directeur du département de sciences politiques, Paris VIII, homme de revue. D'un marxisme très hétérodoxe, à la marge de ce que le dogmatisme marxiste de la LCR pouvait supporter comme critique conséquente du capitalisme. Il fut un des rares penseurs français a avoir dégagé dans son oeuvre une compréhension originale du travail et de la valeur, partiellement différente à celle de la mouvance de reformulation d'une critique véritablement fondée du capitalisme et que l'on appelle en Allemagne la " wertkritik ".
J-M Vincent n'était pas sans connaître les auteurs allemands de la " werkritik " et certaines rencontres ont parfois pu avoir lieu (pour autant J-M Vincent n'a jamais été le directeur de thèse d' Anselm Jappe comme l'affirme le livre confus et bien ignorant sur de très nombreux points L'évanescence de la valeur. Une présentation critique du groupe Krisis, L'harmattan, 2004), mais J-M Vincent a plutôt choisi de taire une certaine proximité avec Robert Kurz, Norbert Trenkle, Ernst Lohoff, Anselm Jappe, Moishe Postone, etc., lui qui pourtant a eu un parcours intellectuel très solitaire en France même s'il fut un homme de revue. Jean-Marie Vincent a publié de nombreux ouvrages dont Fétichisme et société, Anthropos, 1973 ; La théorie critique de l’Ecole de Francfort, Galilée, 1976 ; son maitre ouvrage est Critique du travail. Le faire et l’agir, PUF, 1987 et c'est celui qui est le plus interessant ; Max Weber ou la démocratie inachevée, Le Felin, 1993 (2009) et Un autre Marx. Marx après les marxismes, Page Deux, 2001.
Cet article reproduit ici, est tiré de Pierre Cours-Salies (coord.), La liberté du travail, Syllepse, 1995. Scannérisation inédite par J-F. Même si sur certains points il reste fidèle au marxisme le plus traditionnel et qu'il ne va pas jusqu'au bout de ses formidables prémisses (comme tant d'autres : Lucio Coletti, Alfred SohnRethel, Isaac Roubine, etc), c'est un point de départ intéressant (et non définitif) pour commencer de tenter de comprendre autrement et véritablement ce qu'est le travail de manière non-transhistorique : cet angle mort immense de la gauche anticapitaliste qui continue à critiquer les " rapports de production capitalistes " (reduits par les marxistes au simple marché, à l'exploitation et à la propriété prıvée) du point de vue des " forces productives " (le travail et sa réalisation dans le mode de production industriel - ce qui fait que la gauche comme le remarquent les décroissants est géneralement productiviste et industrialiste) qui eux sont compris comme non-capitalistes, naturels et transhistoriques, le travail exprimant pour eux l'essence veritable de la societe humaine alors qu'il n'est pourtant que le noyau social spécifique à la formation sociale capitaliste (dans sa version libérale comme dans sa version interventionniste d'Etat - Etat-Providence à l'ouest ou capitalisme d'Etat à l'est). Jean-Marie Vincent, avec ses limites, engage cette réflexion primordiadiale sur ce noyau social du capitalisme qu'est l'existence en soi du travail, pour non plus libérer le travail (conçu comme une essence non-capitaliste) du capital (car la structure de domination abstraite, indirecte et impersonnelle constituée réflexıvement par les activités de travail, reste présente si on ne fait qu'abolir le marché et la proprieté privée, cf. Moishe Postone), mais se libérer du travail en tant qu'activite socialement mediatisante.
Palim Psao
Le travail est depuis longtemps objet d'étude, mais il fait partie de ces objets récalcitrants qui se dérobent alors même qu'on croit les cerner. Sous sa forme moderne de travail salarié, il a donné lieu et donne toujours lieu à de nombreuses enquêtes et à des réflexions souvent très élaborées, mais il n'est pas certain pour autant que sa réalité profonde soit véritablement saisie. Le travail, malgré sa banalité quotidienne et sa trivialité répétitive n'est pas quelque chose d'indifférent pour les individus et les groupes sociaux. Il est à la fois un enjeu vital et un enjeu social, particulièrement pour ceux qui en sont les prestataires principaux : il leur donne en grande partie leur identité. Il ne faut donc pas s'étonner de voir qu'on lui attribue souvent des significations qui excèdent les pures considérations économiques et ergonomiques et qu'on projette sur lui beaucoup d'espoirs et de fantasmes. Le travail est à la fois dépense (physique, nerveuse) de la force de travail et activité qui doit faire sens pour celui qui l'exerce, et cela même s'il est en partie souffrance et reproduit sans cesse du non-sens. Le travail visible est en quelque sorte complété par du travail invisible, par les efforts que les individus font sur eux-mêmes pour s'y retrouver, notamment pour intérioriser les contraintes qui pèsent sur eux et transfigurer dans une certaine mesure leur propre situation.
Voir le Fichier : J-M_Vincent_-_La_legende_du_travail.pdf