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Les réflexions de la critique de la valeur à un niveau nécessairement très abstrait (cela n'aura échappé à personne) quand il s'agit de réfléchir sur les niveaux non directement apparents de la substance du capital et de son auto-contradiction interne, s'incarnent ensuite sous la forme de chroniques de la crise au quotidien pour ce qui est de l'analyse des formes phénoménales de la crise du capital, quand en suivant la méthode dialectique de Marx on remonte de l'abstrait au concret de pensée (et de nombreuses chroniques de presse de Robert Kurz par exemple ont été publiées en Français, notamment dans les recueils « Avis aux naufragés », Lignes, 2005 et « Vies et mort du capitalisme », Lignes, 2011).
Ci-dessous un article de Claus Peter Ortlieb, mathématicien à Hambourg et collaborateur d'Exit !, une des principales revues allemandes portant sur la critique de la valeur. Cet article de presse se place donc au niveau phénoménal de la crise interne du capitalisme quand monte en surface l'autocontradiction consistant en ce que « le capital est lui-même la contradiction en procès, en ce qu’il s’efforce de réduire le temps de travail à un minimum, tandis que d’un autre coté il pose le temps de travail comme seule mesure et source de la richesse » (Marx, « Grundrisse », éditions sociales, 2011, p. 662). Cet article est paru dans le magazine « Konkret » en juin 2014 (traduction depuis l'allemand : Stéphane Besson).
Clément Homs
La danse de la pluie
Un bilan provisoire de l’« eurocrise » à l’aide des données officielles
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Claus Peter Ortlieb
Bien que l’Allemagne compte jusqu’à présent parmi les gagnants de la crise, que la Grande Coalition jouisse de la même popularité que tous les gouvernements fédéraux précédents, et que, d’après un sondage réalisé en avril 2014, 80% des Allemands se disent « globalement satisfaits de l’état de notre pays », nombreux sont apparemment ceux qui pensent malgré tout qu’il y a anguille sous roche, tiennent le « paradis allemand » (selon la Wirtschaftswoche du 19 avril) pour menacé, et craignent qu’au bout du compte ce ne soit encore au « contribuable allemand » de payer les pots cassés des pays européens en crise. D’où l’appel pressant à mettre fin à ladite crise sans plus tarder, et d’où aussi le fait qu’à côté des mises en garde avertissant qu’elle risque de durer encore un bon moment, on trouve dans les médias de plus en plus de tentatives visant à produire à toute force des annonces de fin de la crise – annonces dont l’optimisme, du reste, se cantonne souvent au seul titre, tandis que l’article lui-même résonne d’un son de cloche bien différent.
Die Welt, par exemple, entrevoit la fin du tunnel le 3 avril et titre : « La Grèce s’apprête à effectuer un sensationnel come-back ». On croit d’abord à un poisson d’avril à retardement, mais on comprend vite que l’article est tout à fait sérieux, sauf qu’il ne concerne qu’un aspect partiel – et même pas particulièrement pertinent – de la catastrophe grecque : « Pour éviter un troisième plan de sauvetage, Athènes envisage son retour sur les marchés financiers, deux ans seulement après la faillite. Ce serait un record », explique le chapeau.
Une semaine plus tard, le Spiegel Online nous annonce que c’est fait : « Come-back réussi ! La Grèce amasse 3 milliards d’euros en vendant des obligations ». L’État grec était parvenu à refiler des emprunts d’État sur cinq ans à 4,75%, dont les neuf dixièmes à des investisseurs institutionnels à l’étranger. À peine deux semaines après, le Portugal suivait en se défaisant d’un total de 750 millions d’euros d’obligations sur dix ans à un taux d’intérêt de 3,58%, le plus bas qu’on ait vu depuis huit ans.
Dettes publiques
Ce que nos journalistes célèbrent ici comme un come-back n’a cependant absolument rien à voir avec la situation économique des pays en question. Les investisseurs achètent des obligations lorsqu’ils peuvent compter qu’elles seront servies et remboursées. S’agissant des pays européens en crise, ils le font non pas parce que ces pays iraient soudain mieux, mais parce que Mario Draghi, le président de la BCE, a annoncé à l’été 2012 que « tout le nécessaire » serait fait pour stabiliser l’euro, ce qui inclut le rachat des emprunts d’État. La crise n’est donc pas terminée ; on a simplement changé la façon d’y faire face. Aussitôt, les tenants d’une stricte politique d’austérité – tels Thomas Mayer, « économiste en chef » de Focus Online, le 20 avril – se sont écriés qu’on était en train de refaire les erreurs mêmes qui avaient conduit à la crise. Ce qu’ils oublient, c’est que la politique d’austérité de ces dernières années n’était visiblement pas non plus faite pour ne serait-ce qu’atténuer la crise en Grèce, bien au contraire. Même s’il est loin par là d’avoir effacé sa dette publique, on pourra difficilement tenir grief au gouvernement grec – surtout au vu des élections qui approchent – d’avoir tenté, en vendant des obligations d’État, de s’épargner un troisième plan de sauvetage, avec les coupes budgétaires qu’il aurait inévitablement impliquées.
Que les méthodes préconisées par les « économistes en chef » du FMI et consorts ne marchent pas, c’est ce que montrent les données officielles d’Eurostat, l’agence européenne de la statistique, qui publie en date du 23 avril les chiffres actualisés des déficits publics en Union européenne. Les commentateurs y ont vu à nouveau une occasion de s’essayer – de manière cette fois particulièrement forcée – à peindre la crise sous un jour positif. Ainsi le Spiegel Online a-t-il annoncé la publication des données d’Eurostat en titrant triomphalement : « La Grèce réalise son premier excédent depuis dix ans ». Par « excédent » on entendait ici ce qu’on appelle le solde primaire, lequel ne prend pas en compte le coût faramineux des intérêts. L’article proprement dit, du reste, ne s’y trompait pas et qualifiait cet excédent primaire de « grandeur purement comptable », dont les règles du FMI exigent certes le relèvement, mais qui s’avère en réalité d’une importance toute relative puisque, excédent primaire ou pas, il faut bien de toute façon continuer à servir les intérêts de la dette. La dette publique grecque, en réalité, a fait un bond de +12,9% du PIB, du jamais vu depuis la mise en place de la politique d’austérité ; cette dette atteint désormais 175,1% du PIB, un record également. Quel succès pour la « troïka » (FMI, BCE et Commission européenne) et ses recommandations de maîtrise des dépenses publiques ! D’un autre côté, il n’y a rien à attendre non plus de ce vieux procédé qui revient à la mode aujourd’hui et qui consiste à jeter sur le marché des obligations d’État ; il est tout aussi incapable de résoudre le problème de l’endettement croissant. Nous retrouvons là le dilemme bien connu : tandis qu’indéniablement la croissance économique n’est désormais plus possible que via l’endettement, soumettre les finances publiques à une cure d’amaigrissement, en revanche, réduirait sans doute le PIB mais en aucun cas la dette. On ne sortira pas de là dans un avenir prévisible.
Si la dette publique grecque fait figure d’exception au sein de la zone euro, c’est uniquement par son ordre de grandeur, et non par sa tendance à la hausse. De 2011 à 2013, la Grèce a vu son endettement grimper de 85,5 à 92,6% du PIB, l’intervalle qui le sépare de la barre magique des 100% s’étant par conséquent réduit de moitié. Depuis, cinq des dix-huit pays de la zone euro ont allègrement franchi cette barre : la Grèce, nous l’avons dit, mais aussi l’Italie, le Portugal, l’Irlande et, tout récemment, Chypre, dont le niveau d’endettement a bondi en l’espace d’un an de 86,6 à 111,7% du PIB. D’un bout à l’autre de la zone euro les dettes publiques flambent. À l’exception de l’Allemagne et de la Lettonie, où elles ont légèrement diminué ces derniers mois, les seize autres pays ont vu leur dette s’envoler, le niveau atteint et la vitesse de progression variant d’un pays à l’autre.
Croissance
L’opinion étrange selon laquelle la crise serait derrière nous – un vœu pieu et rien d’autre – s’est vue confortée par un pronostic de la Commission européenne prévoyant pour 2014 une croissance du PIB de 1,2% dans la zone euro, pronostic qui incluait aussi les pays en crise, même s’il ne leur promettait que 1%. À l’heure qu’il est, les économistes considèrent que l’Irlande, l’Espagne et le Portugal au moins sont « de retour dans la course » et que pour eux par conséquent « le plus dur est passé ». Seulement voilà : sans parler du fait qu’« il est très difficile de faire des prévisions, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir » (Mark Twain), cette croissance qu’on nous annonce n’est qu’une mini-croissance, comparée à celle que nous connaissions avant 2008. D’après les chiffres publiés par Eurostat le 15 avril, le PIB réel au cours des cinq dernières années a baissé de 2,2% dans l’ensemble de la zone euro : de 23,5% en Grèce, de 9,4% en Slovénie, de 7,9% à Chypre, de 7,6% en Italie, de 6,8% au Portugal, de 6,6% en Espagne – et même la Finlande n’y échappe pas puisque son PIB accuse une chute de 5,1%. Un calcul simple permet de voir que, même si ces pays retrouvaient une croissance durable de l’ordre de celle que prévoit la Commission européenne, il faudrait attendre au bas mot la prochaine décennie – et pour la Grèce deux décennies de plus – pour qu’ils reviennent à leur niveau de 2008, et à condition encore qu’un nouvel effondrement ne se produise pas dans l’intervalle.
Une croissance de l’ordre de 1,2% serait d’ailleurs trop faible d’un autre point de vue : étant donnée la productivité croissante du travail, elle ne suffirait pas à faire reculer le chômage. Les taux de croissance que cela exige, seul un surcroît d’endettement – et non pas uniquement en Europe, mais à l’échelle du monde entier – pourrait les engendrer. Par leur politique de faibles taux d’intérêt, les banques centrales font tout leur possible pour lutter contre la récession et les tendances déflationnistes qui l’accompagnent : elles inondent les marchés financiers d’« argent pas cher ». Sauf que, vu le manque de perspectives de rendement intéressantes, la plus grande partie de cet argent ne sert pas à des investissements réels mais se contente de nourrir la formation de bulles, tant dans le secteur de la finance que sur les marchés de l’immobilier et des matières premières. Dernièrement quelques économistes ont paru prendre enfin conscience de ce phénomène ; seulement, comme ils ne voient toujours aucune alternative au capitalisme, ils expliquent la phase actuelle de stagnation et de risque de déflation, soit en termes d’économie de bulles simultanées sur les marchés d’investissement, soit en parlant carrément de « nouvelle normalité ». Ils ont beau répéter que nous avons affaire simplement à une phase transitoire plutôt qu’au stade terminal d’un mode de production en déclin, la chose reste à prouver. Et pour ça les statistiques officielles à elles seules ne sont d’aucun secours.
Chômage
On considère généralement le taux de chômage, ou d’inactivité, comme l’indicateur le plus pertinent de l’ampleur de la crise ; à juste titre, car il ne décrit pas seulement un aspect essentiel des conséquences sociales de la crise, mais montre en outre à quel point celle-ci va à l’encontre du but et de la raison d’être de toute activité économique capitaliste, à savoir la production de survaleur. La survaleur, comme on le sait – et tant pis si la doctrine politico-économique dominante se refuse à l’admettre – s’obtient par l’exploitation du travail vivant ; partant, le chômage de masse devient un problème même pour le capital, puisqu’il réduit les possibilités de création de survaleur.
Des difficultés se présentent lorsqu’on veut calculer le taux de chômage. Selon les indications méthodologiques fournies par Eurostat, une personne entre quinze et soixante-quatorze ans est jugée inactive si elle n’a pas travaillé durant la semaine de référence, a pu occuper un emploi au cours des deux semaines précédentes et a cherché activement un emploi pendant les quatre semaines précédentes. Le dernier point, en particulier, permet de faire disparaître des statistiques un certain nombre de chômeurs : en les envoyant par exemple en stage de qualification ou en préretraite, on les rend indisponibles pour le marché du travail. Ne sont pas pris en compte non plus les chômeurs qui se retirent eux-mêmes de ce système où ils ne voient pour eux aucune opportunité. Il faut donc partir du principe que les chiffres officiels sous-estiment largement le taux réel d’inactivité, et tous ceux qui s’efforcent d’interpréter les données officielles devraient garder cela à l’esprit.
2008 | 2009 | 2010 | 2011 | 2012 | 2013 |
2013 (15-24 ans) | |
Zone euro | 7,6 | 9,6 | 10,1 | 10,1 | 11,3 | 12,0 | - |
Grèce | 7,7 | 9,5 | 12,6 | 17,7 | 24,3 | 27,3 | 58,3 |
Espagne | 11,3 | 18,0 | 20,1 | 21,7 | 25,0 | 26,4 | 55,7 |
Portugal | 8,5 | 10,6 | 12,0 | 12,9 | 15,9 | 16,5 | 37,7 |
Chypre | 3,7 | 5,4 | 6,3 | 7,9 | 11,9 | 15,9 | 38,9 |
Slovaquie | 9,6 | 12,1 | 14,5 | 13,7 | 14,0 | 14,2 | 33,7 |
Irlande | 6,4 | 12,0 | 13,9 | 14,7 | 14,7 | 13,1 | 26,8 |
Italie | 6,7 | 7,8 | 8,4 | 8,4 | 10,7 | 12,2 | 40,0 |
Lettonie | 7,7 | 17,5 | 19,5 | 16,2 | 15,0 | 11,9 | 23,9 |
France | 7,5 | 9,1 | 9,3 | 9,2 | 9,8 | 10,3 | 24,9 |
Slovénie | 4,4 | 5,9 | 7,3 | 8,2 | 8,9 | 10,1 | 21,6 |
Estonie | 5,5 | 13,5 | 16,7 | 12,3 | 10,0 | 8,6 | 18,7 |
Belgique | 7,0 | 7,9 | 8,3 | 7,2 | 7,6 | 8,4 | 23,7 |
Finlande | 6,4 | 8,2 | 8,4 | 7,8 | 7,7 | 8,2 | 19,9 |
Pays-Bas | 3,1 | 3,7 | 4,5 | 4,4 | 5,3 | 6,7 | 11,0 |
Malte | 6,0 | 6,9 | 6,9 | 6,5 | 6,4 | 6,5 | 13,5 |
Luxembourg | 4,9 | 5,1 | 4,6 | 4,8 | 5,1 | 5,8 | 15,5 |
Allemagne | 7,5 | 7,8 | 7,1 | 5,9 | 5,5 | 5,3 | 7,9 |
Autriche | 3,8 | 4,8 | 4,4 | 4,2 | 4,3 | 4,9 | 9,2 |
Taux d’inactivité dans la zone euro de 2008 à 2013 en pourcentage de la population en âge de travailler.
Source : Eurostat, 7 avril 2014.
Le tableau ci-dessus fait apparaître depuis 2008 une augmentation continue du taux de chômage dans la zone euro, qui passe pour l’ensemble de la zone de 7,6 à 12%. La seule et unique exception est l’Allemagne, où ce taux est plus faible en 2013 qu’en 2008. En outre la tendance générale à la hausse ne donne guère de signes d’essoufflement, puisqu’au cours de la dernière année le chômage n’a reculé que dans quatre pays seulement : l’Allemagne, l’Irlande, l’Estonie et la Lettonie.
Plus faramineux encore que le taux de chômage global apparaît celui des 15-24 ans (colonne de droite). Ici, pour des raisons de méthodologie, nous n’avons pas de chiffre correspondant à l’ensemble de la zone euro, car la participation des jeunes au marché du travail varie fortement d’un pays à l’autre et rend les chiffres difficilement comparables. Dans seulement sept des dix-huit pays nous trouvons un taux de chômage des jeunes inférieur à 20% ; dans six pays, plus d’un tiers des jeunes sont sans emploi, et ils sont plus de la moitié en Grèce et en Espagne.
Comme le signale Eurostat dans son communiqué du 15 avril, le taux de chômage ne varie pas seulement d’un pays à l’autre ; on relève aussi des écarts considérables à l’intérieur même de chaque pays. Si en Espagne par exemple le taux moyen est de 26,4%, il est en dessous des 20% dans le nord-est du pays mais s’élève à 35% dans le sud, où le taux de chômage des jeunes culmine à 72,7%. On observe la même chose, mutatis mutandis, dans les autres pays de la zone euro. Il se répète ici au plan régional ce que l’on savait déjà de la planète dans son ensemble : si le capitalisme fonctionne encore tant bien que mal dans une poignée de centres, certaines régions périphériques en revanche ont désormais à tel point « décroché » de la locomotive du développement qu’il devient difficile d’imaginer seulement comment rétablir le contact.
Les arides chiffres des statistiques officielles ont évidemment bien du mal à prendre la mesure des fractures sociales provoquées par la crise, a fortiori lorsque le décrochage d’avec le développement économique entraîne un décrochage d’avec des acquis civilisationnels qui, il y a quelques années encore, paraissaient aller de soi. Là où, comme en Grèce, les soins médicaux ne s’obtiennent plus que contre paiement en espèces, de sorte que plusieurs millions de personnes en sont de facto privées ou doivent renoncer à manger pour se les payer, on peut à bon droit parler de « failed state ». Encore qu’il y ait là aussi des degrés, car du point de vue de la périphérie mondiale, et notamment de l’Afrique, nos problèmes ne sont de toute façon que de petits soucis d’Européens nantis.
Compétitivité
Dans le Spiegel Online du 22 avril est paru un article titré « L’Italie en déclin » et qui débute ainsi : « L’Espagne se redresse, le Portugal et l’Irlande aussi – seule l’Italie demeure profondément enlisée dans la crise ». D’après l’auteur de l’article, ce serait dû à une compétitivité insuffisante… doublée d’un manque de volonté. Il prend le cas d’une usine de Bologne rachetée en 2012 par le constructeur automobile allemand Audi. Cette usine fabrique les motos Ducati, dont les ventes sont effectivement de plus en plus hésitantes. Audi a donc proposé au personnel le pacte suivant : « La production sera étendue à trois équipes, sept jours sur sept, de façon à réduire les coûts de production, ce qui augmentera la compétitivité et donc sans doute aussi les ventes. Audi-Ducati promet que cette restructuration donnera lieu à de nombreux emplois nouveaux et à de substantielles primes au résultat. »
Relancer si drastiquement la production dans un contexte de chute des ventes, en passant de peut-être dix à douze rotations du personnel auparavant à désormais vingt-et-une rotations par semaine, voilà qui paraît plus que téméraire. Malgré cela, l’auteur de l’article ne doute pas un instant que cela puisse marcher, et reproche au contraire vertement à l’Italie de rechigner à établir chez elle les conditions de la concurrence globale : « Travailler le week-end, ça n’est certes pas forcément très agréable, seulement c’est quelque chose de quasi normal aujourd’hui dans la lutte concurrentielle mondiale sur le marché du travail. En Espagne, Renault vient de créer 1.300 emplois avec une combinaison similaire. Le géant de la chimie Bayer, lui, a délocalisé son site de Leverkusen en Allemagne pour concentrer l’ensemble de la production mondiale d’aspirine dans les Asturies, au nord de l’Espagne. En Italie, on ne voit rien de semblable. » Dans le cas de l’usine Ducati, en effet, la proposition de travail dominical s’est heurtée à un « front uni du travail et du clergé », une alliance entre le dirigeant du syndicat local de la métallurgie, « connu pour son franc-parler et son ferme ancrage à gauche », et l’archevêque de Bologne.
Nous avons là un article très révélateur : tout en étant le parfait exemple de la façon dont on répand l’idée que certains – l’Allemagne en tête – auraient une recette infaillible à prescrire aux pays en crise, il met en même temps involontairement en lumière la raison pour laquelle cette recette ne peut pas marcher. Le modèle de réussite allemand repose, rappelons-le, sur une combinaison de haute technologie et de (relatif) dumping salarial ; autrement dit sur une industrie toujours plus productive, au sein de laquelle pourtant les salaires réels stagnent depuis vingt ans, voire diminuent pour ce qui est des plus modestes. Du fait de l’orientation à l’exportation qu’il suppose nécessairement, un tel modèle exporte également le chômage et rejette ainsi sur d’autres les conséquences de la crise. Les pays concernés ne se sont pas fait faute de critiquer à maintes reprises cette corrélation, mais Berlin l’a toujours niée. N’avons-nous pas pris chez nous les mesures qui s’imposaient ? Aux autres à présent de prendre exemple sur nous qui avons réussi, et pas l’inverse s’il vous plaît.
La recette consistant, pour résoudre la crise, à relever partout la compétitivité sous-entend que nous pourrions tous, simultanément, devenir plus compétitifs. Mais, rien que sur le plan purement logique, c’est une impossibilité puisque « compétitif » signifie meilleur que les autres. Dans le concept de compétition il y a bien en effet l’idée que l’amélioration de la situation de l’un se fait nécessairement aux dépens de ses concurrents. Même dans les exemples fournis par le Spiegel, c’est tout à fait clair : lorsque Renault, avec son modèle de travail dominical, crée en Espagne 1.300 emplois qui vont lui permettre de produire à moindre coût qu’auparavant sur d’autres sites, on peut être sûr que cela s’accompagne d’un dégraissage sur ces autres sites. Et si Bayer concentre la production mondiale d’aspirine dans les Asturies, cela signifie bien évidemment que ladite production ne se trouve plus ailleurs.
En Allemagne, en dépit de l’autosatisfaction quasi générale, on semble craindre de plus en plus que le statut de « grand gagnant de la crise » ne soit pas un acquis durable : n’oublions pas que la concurrence ne dort pas, et travaillons donc sans relâche notre compétitivité. Les recommandations que la Wirtschaftswoche du 19 avril adresse au « paradis allemand » menacé vont dans ce sens : il y aurait urgence à restreindre les « bienfaits » de l’État social dans tous les domaines qui n’apportent aucune contribution à la compétitivité locale. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas emboîter carrément le pas de la Grèce ?
Les causes profondes de la crise globale, qui du même coup sont aussi celles de l’« eurocrise », résident dans le fait qu’il faut toujours moins de travail pour tout produire, et que par conséquent de plus en plus d’êtres humains deviennent superflus du point de vue du capitalisme. Si indispensable qu’apparaisse, aux yeux d’une entreprise, d’une région ou d’un pays entier plongés dans une telle situation, le maintien ou l’amélioration de sa propre compétitivité, il est certain que, lorsque tous les efforts, partout, vont dans cette direction, il ne peut en résulter qu’une aggravation de la crise. Ce qu’on persiste à qualifier de « crise » devient dès lors un état permanent. Sans la moindre issue en vue.
Paru dans Konkret, juin 2014
http://www.exit-online.org/textanz1.php?tabelle=aktuelles&index=0&posnr=613
Traduction de l’allemand : Stéphane Besson
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