Alfred Sohn-Rethel, la critique de la valeur et le concept de « synthèse sociale »
Le concept de « synthèse sociale » est important dans toutes les contributions autour de la critique de la dissociation-valeur (Wert-abspaltungskritik). Il est notamment forgé par le philosophe allemand Alfred Sohn-Rethel (1899-1990), un proche de la première génération de l’Ecole de Francfort notamment de Theodor W. Adorno. Cependant, si le concept mérite d'être introduit dans une construction théorique qui cherche à rendre compte des différentes formes de rapports sociaux capitalistes, Sohn-Rethel se trompe sur ce qui est le principe de constitution [1] de cette synthèse sociale comme le montre Anselm Jappe dans sa préface dense et importante à l'ouvrage « La Pensée-marchandise » (Le Croquant, 2011).
Qu'est-ce qui est au coeur de la synthèse sociale capitaliste ?
Comme pour de nombreux auteurs marxistes qui ne thématisent pas correctement la catégorie du travail abstrait (Lucio Coletti sera le premier à le constater dans son livre « De Rousseau à Lénine ») et qui finissent parfois par l’abandonner, Sohn-Rethel voit finalement « l’abstraction-échange » comme constitutive de la synthèse sociale capitaliste. Pour la critique de la dissociation-valeur, ce qui est au principe de la synthèse sociale est au contraire la face abstraite de tout travail (le travail abstrait) : tout commence dans la sphère de la production et non dans la sphère de la circulation du capital. La théorie de la double nature du travail dans le Marx de la maturité, est le noeud de toute sa théorie critique du capital. Car c'est la face abstraite de tout travail qui est le contenu ou la substance de la valeur, et donc de la valeur en procès (autrement dit du capital) et non pas l’abstraction d’échange comme Sohn-Rethel le croit encore dans le texte qui suivra.
Dans les divers ouvrages parus en France sur la critique de la valeur, on retrouvera souvent dans les diverses traductions vers le français des termes qui renvoient en réalité à la notion de synthèse sociale : forme-lien, socialisation a priori, cohésion sociale, forme d'interdépendance sociale, etc. On trouvera aussi chez Postone, l'expression « caractère socialement synthétique » (TTDS, p. 235).
C. Homs
[1] Ce terme de constitution n'a évidemment aucun sens juridique.
Extrait de « Travail intellectuel et travail manuel » in Alfred Sohn-Rethel, La pensée-marchandise, éditions Le croquant, 2011 (avec une préface critique d’Anselm Jappe), p. 124.
L’expression de « synthèse sociale » est employée ici comme synonyme de lien social [social nexus], mais nous lui avons donné la préférence pour trois raisons. La première est qu’on ne peut pas former d’adjectif à partir du mot nexus. En allemand, nous aurions utilisé le ternm Vergesellschaftung (malheureusement intraduisible en anglais), qui désigne le processus par lequel une société se constitue. La deuxième raison tient à la signification du mot « synthèse quand on parle des matériaux synthétiques par opposition aux matériels naturels. Marx appelle « communautés naturelles » (naturwuchsige Gemeinwesen) les sociétés tribales primitives fondées sur les systèmes de consanguinité (Nabelschnur ihres natürlichen Gettungszusammenhangs, « le cordon ombilical des liens génétiques naturels », Le Capital, livre I, p. 91) ; à l’inverse, la société fondée sur l’échange, dont le lien est entièrement dû à l’action de l’homme (et où la nature n’intervient pas), peut être dite une « société synthétique » - en fait, le premier de tous les produits synthétiques de l’homme, et la condition sur laquelle reposent tous les autres. La troisième raison est que ce terme se réfère à la construction fantasmagorique proposée par Kant d’une « synthèse transcendantale a priori » en tant que source génétique et/ou normative de nos facultés théorétiques (Verstandesvermögens). Notre emploi du mot « synthèse » suggère un raisonnement selon lequel la source génétique (c’est-à-dire historique) effective de nos facultés intellectuelles (séparées des facultés manuelles) se trouve dans la synthèse sociale réalisée au moyen de l’échange marchand. Ainsi notre question concernant l’aptitude de l’échange à réaliser la synthèse sociale dépassera, tout en les conservant (aufheben, au sens hégélien), les principales questions de l’épistémologie kantienne. De cette manière, notre analyse de l’abstraction-échange peut être considérée comme une « critique de l’épistémologie philosophique » (telle qu’elle fut créée par Kant) et apparentée à la « critique de l’économie politique » (telle qu’elle fut créée par Adam Smith) faite pas Marx.
Alfred Sohn-Retel (1899-1990), sociologue, économiste et historien allemand inspiré par Marx, a participé à l'élaboration de la Théorie critique" d'Adorno (qui l'admirait), Benjamin et Horkheimer dans les années 1930. Ce n'est que dans les années 1970, après un long exil en Angleterre, que ses écrits furent publiés en Allemagne et qu'il put enseigner à l'université de Brême, suscitant des débats passionnés dans la gauche allemande.