Le théoricien Alfred Sohn-Rethel, peint ici par Kurt Schwitters en 1941
Pourquoi lire Sohn-Rethel aujourd'hui ?
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Anselm Jappe
Cette première édition française en volume de textes du penseur marxiste allemand Alfred Sohn-Rethel (1899-1990), trente-cinq ans après leur publication originale, est assez tardive, mais elle se justifie : avec une partie de sa réflexion, et surtout avec les questions qu'il pose, Sohn-Rethel est un des rares marxistes qui ont encore quelque chose à nous dire pour comprendre le XXIe siècle [1]. D'abord, parce qu'il a repris, dans l'ensemble de la théorie de Marx, le noyau le plus valable et le plus profond : l'analyse de la logique de la valeur et de la marchandise. Sohn-Rethel avait bien compris – à une époque où presque personne n'y arrivait – que selon Marx la caractéristique la plus essentielle du capitalisme est l’« abstraction » qu'il fait subir à la vie sociale. Avec le terme d'« abstraction réelle », Sohn-Rethel a donné une contribution très importante à l'élaboration de la critique du fétichisme de la marchandise, même si – comme nous le verrons – son refus de ramener l'« échange abstrait » au « travail abstrait » – comme le fait Marx lui-même – a gravement limité la portée de ses intuitions. Toutefois, le véritable objectif de Sohn-Rethel était tout autre : donner une explication historique et matérialiste des formes mêmes de la connaissance, en analysant surtout la première apparition de la pensée philosophique en Grèce, la naissance de la science moderne avec Galilée et les formes a priori de Kant. Si aujourd'hui, après des décennies de théories postmodernes et déconstructivistes, féministes et postcoloniales, cette « profanation » des catégories « pures » de l'entendement peut paraître moins sacrilège qu'aux temps où Sohn-Rethel a conçu ses idées, toujours est-il que Sohn-Rethel – comme nous le verrons mieux – ne relativise pas ces catégories en les noyant dans une marée de « constructions ». Il les ramène plutôt à l'action aveugle de ce qui continue, depuis deux mille cinq cents ans, à gouverner les sociétés : l'argent. Et cette critique de l'argent est aussi « taboue » aujourd'hui qu'elle l'était dans les universités allemandes à l’époque de Husserl et de Heidegger.
Quelle est cette théorie que Sohn-Rethel, « compagnon de route » de Theodor W. Adorno et de la « Théorie critique », a élaborée, avec une persévérance remarquable, pendant presque soixante-dix ans ? Il s'attaque essentiellement à une des grandes questions de la philosophie : quelle est l'origine des formes de la conscience, de ces « grilles » qui permettent à chaque individu d'organiser les données multiples que lui fournit la perception sensible ; formes dont les plus importantes sont le temps, l’espace et la causalité ? La possibilité d'organiser le chaos des impressions spontanées en un ensemble sensé doit, évidemment, précéder ces impressions et ne peut pas en dériver. Ce fut le problème « classique » de la philosophie, au moins entre Descartes et Kant. Deux réponses principales furent données, et elles dominent la réflexion philosophique jusqu'aujourd'hui : ou bien ces catégories sont elles-mêmes d'origine empirique, résultats de la constance de l'expérience, mais sans validité absolue, et sans la possibilité d'en déduire des jugements a priori que chacun doit admettre, sans recours à l'expérience. C'est la réponse empiriste de David Hume à Paul Feyerabend. Ou bien on présuppose une structure ontologique, pratiquement innée, de l'homme, qui en tous temps et en tous lieux organise de la même manière a priori un matériel qui est inconnaissable en tant que tel. C'est, bien sûr, la solution proposée par Kant [2]. Or, Sohn-Rethel avance une troisième possibilité : l'origine des formes de la conscience (et de la connaissance) n'est ni empirique ni ontologique, mais historique. Les formes de la pensée, ces « moules » dans lesquels doivent être coulées les données particulières, ne dérivent pas – c'est le noyau de la théorie de Sohn-Rethel – de la pensée elle-même, mais de l'action humaine. Non de l'action en tant que telle, comme catégorie elle-même philosophique et abstraite, mais de l'action historique et concrète de l'homme. Les formes de la pensée – donc l'intellect, différent des simples contenus de la conscience – sont chaque fois l'expression d'une époque dans les rapports sociaux des hommes ; à l'intérieur de ce contexte, elles ont cependant une validité objective. Cette perspective sur l'histoire de la pensée est évidemment une application du principe que ce n'est pas la conscience qui détermine l'être, mais l'être social qui détermine la conscience. Ce principe, énoncé initialement par Ludwig Feuerbach, est, bien sûr, celui du « matérialisme historique ». À ce propos, Sohn-Rethel tient tout de suite à préciser qu'il ne s'agit pas d'un simple renversement, parce que ce n'est pas l'être de la nature, mais l'être social, la vie en société, qui détermine la conscience. Cette distinction sera capitale dans sa théorie.
La suite de la préface :
Alfred Sohn-Rethel (1899-1990)
On pourra lire également :
Claus Peter Ortlieb,
« Bewusstlose Objektivität. Aspekte einer Kritik der mathematischen Naturwissenschaft » [Traduction partielle depuis une autre traduction : Objectivité inconsciente. Aspects d'une critique des sciences mathématiques de la nature] (la version originale est plus longue et est publiée en allemand in Krisis, n°21-22, 1998).
Les sections de l'article de Claus Peter Ortlieb sont les suivantes :
1. La « science axiologiquement neutre » des empiristes
2. Géocentrisme et héliocentrisme
3. Justifier la méthode expérimentale
4. Révolution dans la façon de penser
5. Connaissance objective et sujet bourgeois
6. Dissociation sexuelle
7. Perspectives de dépassement