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schtroumpf-financierCet article d'Anselm Jappe est paru dans le journal « Le Monde » le 31 octobre 2011, de manière extrêmement tronquée à l'insu de son auteur. Des personnes qui ne connaîtraient pas les réflexions d'Anselm Jappe mais plus certainement certains commentateurs de la critique de la valeur qui n'y ont jamais rien compris [1], pourraient ainsi prendre ce texte pour une critique d'abord de l'argent et de la chrématistique, ce qui démontre encore une fois leur confusion (de très longue date) au sujet de la critique de la valeur qui concerne bien entendu une critique du travail et de la valeur.  La version complète de ce texte paraîtra en décembre dans le magazine « Offensive Libertaire et Sociale »Avec Robert Kurz et autour des groupes allemands Krisis et Exit !, ou de l'américain Moishe Postone, Anselm Jappe est l'un des principaux théoriciens de la mouvance de la critique de la valeur qui appelle l'humanité à sortir de la forme de vie sociale que nous menons, au-delà d'une forme de cohésion sociale structurellement déterminée par l'argent, le travail, la marchandise, la valeur et le capital (la valeur qui se valorise).  

« La " critique de l'économie politique " de Marx n'est pas seulement une critique des doctrines économiques bourgeoises, mais constitue également une critique de l'existence de l' "économie" en tant que telle » (Anselm Jappe, « Les Aventures de la marchandise », p. 213).

Palim Psao

[1] Par exemple des commentateurs malveillants et confus comme un certain Jacques Wajszntejn ou Michel Prigent.  


 

Médias et instances officielles nous y préparent : dans les prochains mois, voire semaines, une nouvelle crise financière mondiale va se déclencher, et elle sera pire qu'en 2008. On parle ouvertement des catastrophes et désastres. Mais qu'est-ce qui va arriver après ? Quelles seront nos vies après un écroulement des banques et des finances publiques à vaste échelle ? Actuellement, toutes les finances européennes et nord-américaines risquent de sombrer ensemble, sans sauveur possible.

 

Mais à quel moment le krach boursier ne sera-t-il plus une nouvelle apprise dans les médias, mais un événement dont on s'apercevra en sortant dans la rue ? Réponse : quand l'argent perdra sa fonction habituelle. Soit en se faisant rare (déflation), soit en circulant en quantités énormes, mais dévalorisées (inflation). Dans les deux cas, la circulation des marchandises et des services ralentira jusqu'à pouvoir s'arrêter complètement : leurs possesseurs ne trouveront pas qui pourra les payer en argent « valable » qui leur permet à leur tour d'acheter d'autres marchandises et services. Ils vont donc les garder pour eux.

On aura des magasins pleins, mais sans clients, des usines en état de fonctionner parfaitement, mais sans personne qui y travaille, des écoles où les professeurs ne se rendent plus, parce qu'ils seront restés depuis des mois sans salaire. On se rendra alors compte d'une vérité qui est tellement évidente qu'on ne la voyait plus : il n'existe aucune crise dans la production elle-même. La productivité en tous les secteurs augmente continuellement. Les surfaces cultivables pourraient nourrir toute la population du globe, et les ateliers et usines produisent même beaucoup plus que ce qui est nécessaire, souhaitable et soutenable. Les misères du monde ne sont pas dues, comme au Moyen Age, à des catastrophes naturelles, mais à une espèce d'ensorcellement qui sépare les hommes de leurs produits.

Ce qui ne fonctionne plus, c'est l' « interface » qui se pose entre les hommes et ce qu'ils produisent : l'argent. La crise nous confronte avec le paradoxe fondateur de la société capitaliste : la production des biens et services n'y est pas un but, mais seulement un moyen. Le seul but est la multiplication de l'argent, c'est d'investir un euro pour en tirer deux.

Cependant, les contempteurs du capitalisme financier nous assurent que la finance, le crédit et les Bourses ne sont que des excroissances sur un corps économique sain. Une fois la bulle crevée, il y aura des turbulences et des faillites, mais finalement ce ne sera qu'une tempête salutaire et on recommencera ensuite avec une économie réelle plus solide. Vraiment ? Aujourd'hui, nous obtenons presque tout contre payement. Si le supermarché, la compagnie d'électricité, la pompe à essence et l'hôpital n'acceptent alors que de l'argent comptant, et s'il n'y en a plus beaucoup, nous arrivons vite à la détresse. Si nous sommes assez nombreux, nous pouvons encore prendre d'assaut le supermarché, ou nous brancher directement sur le réseau électrique.

Mais quand le supermarché ne sera plus approvisionné, et la centrale électrique s'arrêtera faute de pouvoir payer ses travailleurs et ses fournisseurs, que faire ? On pourrait organiser des trocs, des formes de solidarité nouvelles, des échanges directs : ce sera même une belle occasion pour renouveler le lien social. Mais qui peut croire qu'on y parviendra en très peu de temps et à une large échelle, au milieu du chaos et des pillages ? On ira à la campagne, disent certains, pour s'approprier directement des ressources premières. Dommage que la Communauté européenne ait payé pendant des décennies les paysans pour couper leurs arbres, arracher leurs vignes et abattre leur bétail... Après l'écroulement des pays de l'Est, des millions de personnes ont survécu grâce à des parents qui vivent à la campagne et aux petits potagers. Qui pourra en dire autant en France ou en Allemagne ?

Il n'est pas sûr qu'on arrivera à ces extrêmes. Mais même un écroulement partiel du système financier nous confrontera avec les conséquences du fait que nous nous sommes consignés, mains et poings liés, à l'argent, en lui confiant la tâche exclusive d'assurer le fonctionnement de la société. L'argent a existé depuis l'aube de l'histoire, nous assure-t-on : mais dans les sociétés précapitalistes, il ne jouait qu'un rôle marginal. Ce n'est que dans les dernières décennies que nous sommes arrivés au point que presque chaque manifestation de la vie passe par l'argent et que l'argent se soit infiltré dans les moindres recoins de l'existence individuelle et collective.

Mais l'argent n'est réel que lorsqu'il est le représentant d'un travail vraiment exécuté et de la valeur que ce travail a créée. Le reste de l'argent n'est qu'une fiction qui se base sur la seule confiance mutuelle des acteurs, confiance qui peut s'évaporer. Nous assistons à un phénomène pas prévu par la science économique : non à la crise d'une monnaie, et de l'économie qu'elle représente, à l'avantage d'une autre, plus forte. L'euro, le dollar et le yen sont tous en crise, et les rares pays encore notés AAA par les agences de notation ne pourront pas, à eux seuls, sauver l'économie mondiale. Aucune des recettes économiques proposées ne marche, nulle part. Le marché fonctionne aussi peu que l'Etat, l'austérité aussi peu que la relance, le keynésianisme aussi peu que le monétarisme.

Nous assistons donc à une dévalorisation de l'argent en tant que tel, à la perte de son rôle, à son obsolescence. Mais non par une décision consciente d'une humanité finalement lasse de ce que déjà Sophocle appelait « la plus funeste des inventions des hommes », mais en tant que processus non maîtrisé, chaotique et extrêmement dangereux. C'est comme si l'on enlevait la chaise roulante à quelqu'un après lui avoir ôté longtemps l'usage naturel de ses jambes. L'argent est notre fétiche : un dieu que nous avons créé nous-mêmes, mais duquel nous croyons dépendre et auquel nous sommes prêts à tout sacrifier pour apaiser ses colères...

Personne ne peut dire honnêtement qu'il sait comment organiser la vie des dizaines de millions de personnes quand l'argent aura perdu sa fonction. Il serait bien d'admettre au moins le problème. Il faut peut-être se préparer à l'après-argent comme à l'après-pétrole.


Théoricien de la critique de la valeur et spécialiste de l'œuvre de Guy Debord, Anselm Jappe a notamment écrit Les Aventures de la marchandise (Denoël, 2003) et Crédit à mort (Lignes, 254 p., 20 €).

- Video-conférence avec Anselm Jappe, " Critique du néolibéralisme ou critique de la société marchande-capitaliste ? " (17 mai 2011, Fondation Copernic) 

Séminaire copernic jappe 1-copie-2

D'autres textes sur ce site sur le même thème de la crise de la civilisation capitaliste et le populisme anticapitalisme de gauche comme de droite :

 

 

- Tous contre la finance ? (Anselm Jappe)

- Crédit à mort (Anselm Jappe).

- C'est la faute à qui ? (Anselm Jappe)

- Essai d'une (auto)critique de la gauche politique, économique et alternative (Johannes Vogele)  

- Crash Course. Pourquoi l'effondrement de la bulle financière n'est pas la faute de " banquiers cupides " et pourquoi il ne peut y avoir un retour à un capitalisme social d'assistance (par le groupe Krisis, 2008).

- Le spéculateur déchaîné. Taxe Tobin et nationalisme keynésien, une mixture indigeste. Pour l'abolition du salariat (par Ernst Lohoff du groupe Krisis)

- La " crise financière " est une crise du mode de production capitaliste (résumé des thèses de Norbert Trenkle du groupe Krisis)

- Crise financière : mode d'emploi (par Denis Baba)

- Pourquoi la crise s'aggrave : la croissance ne crée pas de la richesse mais de la pauvreté (par Gérard Briche)

- Le " retour de l'Etat " comme administrateur de la crise (par Norbert Trenkle 2009)

- Le dernier stade du capitalisme d'Etat (par Robert Kurz, 2008)

- Le vilain spéculateur (par Robert Kurz, 2003)

 

Que faire ? 

 

Le seul critère de l'émancipation humain, par Palim Psao.

- Critères du dépassement du capitalisme, par Robert Kurz.

- Contre le mythe autogestionnaire (brochure).  

- Aliénation et besoins : Perspectives pour une émancipation humaine, par Gérard Briche.

- Par-delà nature et culture, au-delà de l'économie : Jean Baudrillard et la naissance idéologique des besoins, par Palim Psao.

 

   

D'autres textes sur les tenants et aboutissants de base de la " wertkritik " :

   

- Qu'est-ce que la valeur ? De l'essence du capitalisme. Une introduction (Christian Höner)

- Qu'est-ce que la valeur ? Qu'en est-il de sa crise ? (Norbert Trenkle) 

- Quelle valeur a le travail ? (Moishe Postone)

- La marchandise cette inconnue : résumé du chapitre 2 du livre d'Anselm Jappe " Les Aventures de la marchandise "

- Critique du travail : résumé du chapitre 3 du livre d'Anselm Jappe " Les Aventures de la marchandise ".

 

- Repenser la théorie critique du capitalisme (Moishe Postone)

- Quelques bonnes raisons de se libérer du travail (Anselm Jappe)

- Domination de la marchandise dans  les sociétés contemporaines (Gérard Briche)

- La Société sans qualités. Introduction à la wertkritik (Corentin Oiseau)

- Le principe de l'économie est-il de donner du travail ? (Clément Homs)

- Manifeste contre le travail (Groupe allemand Krisis) 

 

Bibliographie pour aller plus loin autour de la critique radicale de la forme de vie sociale présente :

 

  Kurz vies et mort du capitalisme

 



COUV JAPPE Credit a mort 2

  Aventures_de_la_marchandise.gif

    couv-Debord-Jappe0001.jpg

 

Sohn-Rethel0028

 

manifeste-contre-le-travail.jpg  Couv SDE n°2

 

espagnol

 

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Tag(s) : #Théorie de la crise du capitalisme
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