Nous recommandons vivement la lecture du texte de Moishe Postone « Antisémitisme et National-socialisme » (1986) qui permet de donner des clés de compréhension de l'antisémitisme du XXeme siècle et ainsi de procéder à une critique adéquate de ses formes actuelles, jusque dans les ramifications drumontiennes de l'antisémitisme de l'ex-people à midinettes, Alain Soral. Plus largement que le seul antisémitisme moderne, dans le cadre de la crise et de la barbarisation des rapports sociaux capitalistes, les classes moyennes vont tendanciellement être sujettes (et le sont déjà) à défendre bec et ongle la « forme-sujet moderne » (R. Kurz) et leur place au sein des rapports sociaux, en tapant sur l'immense armée des superflus non qualifiés (même plus de réserve), sur les employés de bas-salaire qui leur piquent le peu de travail qui reste, sur le travailleur-détaché, l’immigré (clandestin ou légal) ou l’étranger piqueurs de travail du fait du « dumping social » (du Plombier polonais au racisme anti-chinois lié au fantasme médiatique autour des BRICS), sur le juif (et on connaît en France la popularité désormais de l’antisémitisme de Alain Soral, de Dieudonné, etc.), sur le tzigane (un antitziganisme bien analysé par Roswitha Scholz), etc. La critique radicale du fétiche-capital se doit de critiquer tout ce qui est immanent aux formes sociales capitalistes (travail, valeur, argent, marchandise, forme-droit et Etat), c'est-à-dire opérer « la critique de toutes les formes d’exclusion sociale, qu’elles soient ouvertes, indirectes ou sous-jacentes » (Kurz, Vies et mort du capitalisme, Lignes, 2011, p. 156). Nous renvoyons sur cette thématique des anticapitalismes tronqués contemporains qui ne sont qu'un moment interne à la crise structurelle du capitalisme, à ce dernier livre de R. Kurz :
« Ce qui bloque aujourd’hui le passage du marxisme du mouvement ouvrier à la critique catégorielle [du capitalisme] ce n’est pas tant l’ontologie du travail, effritée depuis longtemps, que l’idéologie des classes moyennes, cramponnée à son ‘‘capital humain’’ et dissimulée sous la ‘‘multitude’’ des mouvements naissants » (Kurz, Vies et mort du capitalisme, p. 164)
« Puisqu’un grand contre-mouvement social devra inévitablement impliquer aussi les classes moyennes, la destruction de cette idéologie [des classes moyennes] revêt une importance capitale » (Kurz, ibid., p. 164)
Cet essai « Antisémitisme et nationalisme » dont on retrouvera quelques extraits ci-dessous, a été publié par Moishe Postone en 1986 (in « Germans and Jews since the Holocaust : The Changing Situation in West Germany », éd. Holmes & Meier). On le retrouvera également dans le recueil « Critique du fétiche capital. Le capitalisme, l'antisémitisme et la gauche » (PUF, 2013) qui comprend de nombreux textes sur les évolutions de l'antisémitisme moderne dans la seconde moitié du XXe siècle, qui se différencie de sa forme national-socialiste des années 1930, en fonction de la dynamique immanente au capitalisme (la trajectoire de production) et des configurations historiques que celui prend jusqu'à aujourd'hui. Nous pensons tout particulièrement à deux articles importants dans ce recueil : « Histoire et impuissance : Mobilisation de masse et formes contemporaines de l’anticapitalisme » et « Les antinomies de la modernité capitaliste : Réflexions sur l’histoire, la Shoah et la gauche ».
Nous renvoyons également sur ces questions à l'article d'Anselm Jappe, « L'anticapitalisme est-il toujours de gauche ? »
Extraits de l'article de Moishe Postone :
« Le pouvoir attribué aux juifs par l'antisémitisme n'est pas seulement conçu comme plus grand mais aussi comme réel et non comme potentiel. Cette différence qualitative est exprimée par l'antisémitisme moderne en termes de mystérieuse présence insaisissable, abstraite et universelle. Ce pouvoir n'apparaît pas en tant que tel mais cherche un support concret — politique, social ou culturel — à travers lequel il puisse fonctionner. Étant donné que ce pouvoir n'est pas fixé concrètement, qu'il n'est pas " enraciné ", il est ressenti comme immensément grand et difficilement contrôlable. Il est censé se tenir derrière les apparences sans leur être identique. Sa source est donc cachée, conspiratrice. Les juifs sont synonymes d'une insaisissable conspiration internationale, démesurément puissante. »
[...]
« Quand on considère les caractéristiques spécifiques du pouvoir que l'antisémitisme moderne attribue aux juifs — abstraction, insaisissabilité, universalité et mobilité —, on remarque qu'il s'agit là des caractéristiques d'une des dimensions des formes sociales que Marx a analysées : la valeur. De plus, cette dimension — tout comme le pouvoir attribué aux juifs — n'apparaît pas en tant que telle mais prend la forme d'un support matériel : la marchandise. »
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« Désormais, la forme phénoménale du concret est plus organique. Le capital industriel peut donc apparaître en tant que descendant direct du travail artisanal « naturel », en tant qu'« organiquement enraciné », par opposition au capital financier " parasite " et " sans racines ". L’organisation du capital industriel paraît alors s'apparenter à celle de la corporation médiévale — l'ensemble social dans lequel il se trouve est saisi comme unité organique supérieure : comme communauté (Gemeinschaft), Volk, race. Le capital lui-même — ou plutôt ce qui est perçu comme l'aspect négatif du capitalisme— est identifié à la forme phénoménale de sa dimension abstraite, au capital financier et au capital porteur d'intérêts. En ce sens, l'interprétation biologique qui oppose la dimension concrète (du capitalisme) en tant que " naturelle " et " saine " à l'aspect négatif de ce qui est pris pour le " capitalisme " ne se trouve pas en contradiction avec l'exaltation du capital industriel et de la technologie : toutes les deux se tiennent du côté " matériel " de l'antinomie. »
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« Cette forme d' " anticapitalisme " repose donc sur une attaque unilatérale de l'abstrait. L’abstrait et le concret ne sont pas saisis dans leur unité, comme parties fondatrices d'une antinomie pour laquelle le dépassement effectif de l'abstrait — de la dimension de la valeur — suppose le dépassement pratique et historique de l'opposition elle-même, ainsi que celui de chacun de ses termes. »
[...]
« L’attaque " anticapitaliste " ne se limite pas à l'attaque contre l'abstraction. Au niveau du fétiche-capital, ce n'est pas seulement le côté concret de l'antinomie qui peut être naturalisé et biologisé, mais aussi le côté abstrait, lequel est biologisé — dans la figure du Juif. Ainsi, l'opposition fétichisée du matériel concret et de l'abstrait, du " naturel " et de l' " artificiel ", se mue en opposition raciale entre l'Aryen et le Juif, opposition qui a une signification historique mondiale. L'antisémitisme moderne consiste en la biologisation du capitalisme saisi sous la forme de l'abstrait phénoménal, biologisation qui transforme le capitalisme en " juiverie internationale ". »
[...]
« Les juifs n'étaient pas simplement considérés comme les représentants du capital (dans ce cas, en effet, les attaques antisémites auraient été spécifiées en termes de classe). Ils devinrent les personnifications de la domination internationale, insaisissable, destructrice et immensément puissante du capital. Si certaines formes de mécontentement anticapitaliste se dirigeaient contre la dimension abstraite phénoménale du capital personnifiée dans la figure du Juif, ce n'est pas parce que les juifs étaient consciemment identifiés à la dimension abstraite de la valeur, mais parce que, dans l'opposition de ses dimensions abstraite et concrète, le capitalisme apparaît d'une manière telle qu'il engendre cette identification. C'est pourquoi la révolte "anticapitaliste " a pris la forme d'une révolte contre les juifs. La suppression du capitalisme et de ses effets négatifs fut identifiée à la suppression des juifs »
[...]
« À une époque où le concret était exalté contre l'abstrait, contre le " capitalisme " et contre l'État bourgeois, cette identification engendra une association fatale : les juifs étaient sans racines, cosmopolites et abstraits »
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« Comprendre l'antisémitisme de cette façon permet de saisir un moment essentiel du nazisme en tant que mouvement anticapitaliste tronqué, caractérisé par une haine de l'abstrait, une propension à faire du concret existant une hypostase et une mission qui, quoique cruelle et bornée, n'est pas forcément animée par la haine : délivrer le monde de la source de tous les maux. »
[...]
« S'il est vrai qu'en 1934 les nazis ont renoncé à l' " anticapitalisme " trop concret et plébéien des SA, ils n'ont toutefois pas renoncé à l'idée fondamentale de l'antisémitisme : le " savoir " que la source de tous les maux est l'abstrait, le Juif. »
D'autres textes d'auteurs de la mouvance de la critique de la valeur sur le thème de la forme historiquement spécifique du rejet de l'autre dans la société capitaliste :
- Homophobie musulmane, Occident éclairé ?, par Georg Klauda (groupe Krisis)
- Le génocide juif selon Moishe Postone, par Urbain Bizot
- Auschwitz et la suite, par Jean-Marie Vincent
- Pourquoi étudier la Shoah aujourd'hui, par Paul Braun
- Saignant et purulent par tous ses pores : Le vilain capitalisme et sa barbarie, par Robert Kurz (groupe Exit)
- La rage de la classe moyenne, par Karl-Hein Lewed (Groupe Krisis)
- Populisme hystérique. Confusion des sentiments bourgeois et chasse aux boucs émissaires, par Robert Kurz (groupe Exit)
- Le vilain spéculateur, par Robert Kurz