Baudrillard et la genèse idéologique des besoins
Depuis que le discours sur les besoins est apparu après la Seconde guerre mondiale, notamment suite au discours du président américain Harry Truman en 1949 sur le « développement » [1], de nombreux auteurs se sont mis à critiquer bien plus que cette idée simpliste et erronée qu'il existerait des « vrais besoins » (utiles et fondamentaux) et des « faux besoins » (inutiles et artificiels) : des auteurs ont critiqué l'évidence même du concept de « besoin ». L'anthropologue Gerald Berthoud (on le sait proche du M.A.U.S.S.) dira même que ce concept n'est pas du tout assuré, que le terme de besoin n'est pas un concept pertinent et qu'il n'est qu'une « prénotion » au sens de Durkheim (dans « Il faut manger pour vivre... Controverses sur les besoins fondamentaux et le développement », PUF, 1980). Face au discours économique qui naturalise l'économie dans nos vies, des auteurs ont donc commencé à mettre en cause l'idée même de l'existence transhistorique d'un « individu de besoins ». Les individus sont-ils des individus de besoins ? Nous savons que l'anthropologie au XXe siècle a montré que dans quantités de sociétés précapitalistes, l'économie n'y existait tout simplement pas. La vie économique réglée par le travail, l'argent, la marchandise, l'échange, etc., n'existait pas. Ces dernières années, l'anthropologue Philippe Descola a même montré que la vision ou l’idéologie naturaliste (qui distingue la « nature » et la « culture ») n’est finalement qu’une manière de voir parmi trois autres ontologies présentes dans les sociétés humaines dans leur grande diversité : le totémisme, l’analogisme et l’animisme. La distinction entre la nature et la culture, ou entre le sauvage et le domestique ne sont pas du tout d’après lui des éléments transhistoriques dans les sociétés humaines. Il dit même que la projection sur toutes les sociétés humaines et toutes les périodes historiques des notions de « nature » et d’« environnement », entraînant des anachronismes à répétition, n’est que la projection de l’idéologie naturaliste de la société moderne. Ces sociétés ne se pensent donc pas dans quelque chose que l’on appelle nous « la nature », elles ne se pensent pas au milieu d’elle, en rapport ou en relation avec elle, dans le cadre d’un métabolisme avec la nature, car tout simplement elles ne pensent pas la « nature », la « nature » n’existe pas dans ces sociétés. On ne peut donc expliquer d’après lui les logiques sociales de ces sociétés précapitalistes et leurs visions du monde dans les termes de la cosmologie naturaliste moderne. Autre conséquence toujours d’après Descola, l’on ne peut pas dire non plus que les sociétés précapitalistes vivent « en harmonie avec la nature » selon la formule consacrée, car c’est encore là le point de vue naturaliste qui projette sa vision sur ces sociétés. De tout cela il faut tirer la conséquence que les sociétés humaines dans leur grande variété n'ont pas existé dans leur fondement, leur structure, leur noyau, dans le cadre d'un métabolisme entre l'homme et la nature (ce que les philosophes appelent souvent la « première nature », par exemple chez Theodor Adorno). Or cette idée est pourtant bien ancrée dans nos têtes et notre imaginaire moderne complètement économiciste. La société pas plus que l'individu singulier n'existent par ce décorum d'un rapport à la « nature » qui serait premier. Dans la logique du présupposé naturaliste c'est comme si, dira Baudrillard, les logiques sociales n'étaient que les projections des fonctions biologiques des corps individuels. De l'estomac à la société et aller-retour ! Ce déterminisme biologique propre à l'idéologie naturaliste moderne, développe alors toute une vision instrumentale des sociétés humaines, qui sont réduites à de simples moyens utilitaires, la société devient une simple technique pour réponde à ce supracontexte d'un supposé métabolisme avec le corps biologique et la nature. Dans cette vision, à la question pourquoi les sociétés existent, on répand le plus platement pour organiser la survie matérielle des individus, ce qui est complètement erroné. François Flahault dans ses ouvrages (je pense notamment au « Paradoxe de Robinson ») a de bons passages quand il critique toute cette vision qui part de l'idée que l'individu précède la société. Mais c'est encore le fameux Marshall Sahlins dans son immense livre (beaucoup plus qu' « Âge de pierre et d'abondance » qui est pourtant le plus connu mais pas le plus intéressant au niveau théorique), « Au coeur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle » , ou encore dans sa « Critique de la sociobiologie » qui a le plus critiqué l'ensemble de ces théorisations ridicules sur les sociétés humaines, qui sont généralement partagées par le sens commun et même chez les enfants de l'âge de 7 ans. Comme il dit dans son dernier petit livre traduit en Français, « La nature humaine, une illusion occidentale » ! Le contexte sociale de la société capitaliste dans laquelle nous vivons et qui constitue la forme inconsciente de notre conscience, est rétroprojeté en permanence sur les sociétés précapitalistes dans un immense mouvement de naturalisation de la forme de vie sociale présente, naturalisation d'une vie qui ne peut être qu'une vie économique faîte de travail et de consommation, car ma petite dame, et bien, nous avons bien des besoins à satisfaire non ?
Comme vous le savez on distingue traditionnellement trois courants chez les anthropologues qui s’intéressent à ce que l'on appele encore « l’économie » dans les sociétés passées précapitalistes : le « formalisme » propre à la pensée économique classique qui pense à partir d’un homo oeconomicus qui maximise ses intérêts dans un monde de rareté ; il y a la position du « substantivisme économique » de Karl Polanyi et George Dalton qui réfute que l’on puisse projeter la théorie de l’homo oeconomicus sur les sociétés passées mais qui garde l’idée que l’économique est une substance universelle mais qui ne peut pas forcément apparaître de manière visible aux acteurs sociaux car elle serait « enchâssée » dans des rapports sociaux non-économiques ; et puis il y aurait la position « marxiste » (mais souvent ne partage pas le schéma base superstructure du matérialisme historique) qui proche du substantialisme économique chercherait à compléter sa réflexion limitée à la sphère de la circulation, par une réflexion également sur la sphère de la production, et on retrouve là par exemple la position de Maurice Godelier. Ce que je trouve très intéressant dans l’annexe à l'ouvrage de Serge Latouche « La déraison de la raison économique », c’est que l’on y trouve une très forte critique du substantivisme économique de Polanyi, et que Latouche n’accepte pas plus la position fonctionnaliste de Godelier pour qui ce sont les rapports politico-religieux qui font fonction de rapports économiques dans les sociétés précapitalistes. Il me semble essentiel de dégager au-delà du caractère imparfait de la classification classique, un quatrième courant qui ne fasse justement plus partie d’aucune anthropologie économique (une anthropologie non économique de la reproduction des sociétés), qui nie radicalement la naturalité de l’objet de cette discipline, l’économique, qui n’est saisi finalement de manière transhistorique que par un économisme profond auxquels s’abreuvent ces trois courants précédents. Une position qui comme l'écrit Serge Latouche « récuse radicalement tout fonctionnalisme, tout naturalisme et tout fétichisme d’une transhistoricité de l’économique » [2].
Pour revenir à la question de la naturalisation d'un individu de besoins, voici ci-dessous une fiche de citations sur un article de Jean Baudrillard, « La genèse idéologique des besoins », dans Pour une critique de l’économie politique du signe, Gallimard, 1972 (texte paru initialement dans Cahiers internationaux de sociologie, 1969). Pour lui avec l'invention par le discours économique de cet individu de besoins, il n'y aurait là qu'un formidable réductionnisme qui (dans une vision fonctionnaliste) assure un mécanisme du pouvoir de la production de marchandises.
Bonne lecture !
Palim Psao
Note :
[1] Voir GIlbert Rist, Le développement : histoire d'une croyance occidentale, Presses de Science Po, 2001.
[2] Serge Latouche, L’invention de l’économie, Albin Michel, 2005, p. 36.
Pour lire le fichier :
Voir le Fichier : Fiche_Baudrillard_et_la_genese_ideologique_des_besoins.pdf