Chaque année le groupe-revue allemand Krisis (auteur du célèbre Manifeste contre le travail) organise des séminaires de réflexion autour d'une critique radicale de la domination impersonnelle qu'exercent la marchandise et l'argent, le travail et la valeur sur nos vies et la société toute entière. Ci-dessous la traduction d'un exposé fort intéressant au dernier séminaire d'octobre 2010, fait par Georg Klauda, non-membre du groupe, mais qui avait été invité à venir s'y exprimer. Merci à Paul Braun pour cette traduction.
La question que pose l'auteur dans ce texte est de savoir si au regard de « l'homosexualité » (l'amour entre deux hommes ou deux femmes préferera dire l'auteur, contestant le concept moderne d' « homosexualité »), on peut opposer un Occident éclairé à un islamisme moyenâgeux. En effet, l’homophobie remarque-t-il est souvent considérée comme un vestige prémoderne d’un monde dépassé depuis longtemps ou qui resterait encore dans l’obscurité (c'est-à-dire non-atteint par les Lumières). Un vestige prémoderne que les méchants musulmans seraient en train de ramener. Au travers d'une petite étude de l’islam traditionnel dans les sociétés prémodernes arabes, l'auteur prend à rebrousse poil cet « allant de soi » d'une culture musulmane traditionnellement homophobe. L'auteur soutient que dans le débat actuel sur l'islamophobie (aussi important en France qu'en Allemagne), il est intéressant de voir que l'Islam moderne n'a pas grand chose à voir avec l'Islam traditionnel, mais que beaucoup de valeurs qu'on stigmatise aujourd'hui comme étant islamistes, sont en fait rien d'autre que la colonisation par des valeurs occidentales. L’homophobie de l’islamisme radical ne serait rien de moins que l’installation du système sexuel hétéro-normé qui vient avec la « modernisation de rattrapage » (Robert Kurz) et qui finit par constituer un « système d’homophobie moderne » historiquement spécifique aux sociétés capitaliste-marchandes. « Ce travail fera d’eux [les islamistes radicaux] écrit-il, contre leur gré, les acteurs d’une modernisation de rattrapage. Ce qui existe déjà chez nous, et dont l’histoire de la mise en place a été tout aussi brutale, doit encore être fabriqué en Iran : une société complètement normalisée au niveau hétérosexuel, une société dans laquelle " l’homosexualité " est construite comme un attribut particulier qui ne peut être vécu que dans les enclos de la subculture des grandes villes ». L’auteur tient ainsi à comprendre la forme spécifiquement moderne que prend l’homophobie dans les sociétés capitalistes-marchandes. « Le système occidental ne se voit pas obligé d’interdire certains actes, son pouvoir se déploie en classifiant les gens en sujets normaux et anormaux selon la différence de leurs désirs. C'est au temps des Lumières du XVIIe et XVIIIe siècles, que ce sont mis en place les structures de base d’un monde sexuel hétéro-normé. » C’est ainsi que l'auteur critiquera le concept moderne d' « homosexualité » utilisé à tout bout de champs et élaboré à la fin du XIXe siècle pour désigner un comportement déviant ou une maladie.
Le texte de Georg Klauda s’il prend un chemin prometteur en essayant de comprendre l’engendrement d’un système sexuel hétéro-normé au sein de la société moderne-capitaliste (en cherchant ainsi à décrire une forme spécifiquement moderne d’homophobie – comme Postone cherchait à décrire les ressorts sociaux d’une forme moderne d’antisémitisme informée au sein des rapports sociaux capitalistes[1]), il donne peut-être trop peu d’éléments pour tenter de comprendre la nécessité du « pouvoir » du « système occidental » de classifier « les gens en sujets normaux et anormaux selon la différence de leurs désirs ». Il y aurait probablement une réflexion à mener à partir de ce texte, en reprenant un peu la théorie de la dissociation-valeur (scission sexuelle) élaborée par la théoricienne Roswitha Scholz dans le groupe allemand Exit !
Voir le dossier « Critique de la valeur, genre et dominations », notamment le texte de Roswitha Scholz « Remarques sur les notions de " valeur " et " dissociation-valeur " », et de Johannes Vogele « Le côté obscur du Capital. " Masculinité " et " féminité " comme piliers de la modernité » (qui résume l'essentiel des thèses de Scholz).
Sur une thématique similaire (la modernité elle-même productrice de formes de violence, de racisme, de barbarie, etc.) :
- Pour un cadre général : « Saignant et purulent par tous ses pores : le vilain capitalisme et sa barbarie », par Robert Kurz.
- Sur la génèse sociale d'une forme moderne de racisme au sein des formes sociales capitalistes (et en particulier sur l'islamophobie), voir de Karl-Heinz Lewed, « La rage de la classe moyenne » (octobre 2010)
- Sur la génèse sociale d'une forme moderne d'antisémitisme, cf. le texte central de Moishe Postone, « Antisémitisme et national-socialisme » .
Palim Psao
[1] Moishe Postone, « Antisémitisme et nationalsocialisme », in Marx est-il devenu muet ? Face à la mondialisation, L’Aube, 2003.
Voir le Fichier : Homophobie_musulmane_Occident_eclaire___par_Georg_Klauda1.pdf
Homophobie musulmane, Occident éclairé ?
Une conférence de Georg Klauda*
En 2005, le gouvernement du Land de Bade-Wurtemberg élaborait un questionnaire sous le nom de « test musulman », destiné à servir de fil conducteur dans les entretiens avec des immigrés venant de pays musulmans qui veulent obtenir la nationalité allemande. Une partie de ce questionnaire vise à vérifier si le candidat fait preuve de la tolérance nécessaire face à des modes de vie homosexuels. Ce procédé contient une double insinuation : d’abord que l’acceptation de l’amour entre personnes du même sexe (1) ferait partie de la culture dominante allemande et deuxièmement que les immigrés d’origine musulmane représenteraient une menace pour cette culture dominante. Pour mettre en évidence à quel point cette affirmation est grotesque, on ne rappellera jamais assez que ce sont justement les auteurs de ce questionnaire, c’est-à-dire les membres de la CDU (Parti Chrétien Démocrate allemand), qui ont voulu qu’à la fin de la Seconde guerre mondiale, le paragraphe anti-homosexuels (§ 175), rendu plus répressif par les nazis, fût maintenu inchangé. Jusqu’en 1969, ce paragraphe a servi dans pas moins de 100.000 procédures judiciaires pour «attentat à la pudeur», et ce n’est qu’en 1994 que le parlement allemand s’est décidé à abolir complètement cet instrument de répression anti-homosexuels.
On pourrait néanmoins être tenté de se demander si la situation n’a pas complètement changé aujourd’hui. Un film sorti deux ans avant ce fameux « test musulman » met sérieusement en question une telle vision. Je n’en connais aucun, seul parmi des hétéros est un film documentaire de Jochen Hicks qui tente de montrer l’existence marginale d’homosexuels dans les régions rurales du Bade-Wurtemberg. Il démontre bien que leur destin déplorable n’est évidemment pas dû aux musulmans, mais bien aux électeurs et aux sympathisants de la CDU. Ce sont eux qui font subir un véritable calvaire à ceux qui ont des relations amoureuses homme-homme ou femme-femme. Et qui sont les boucs émissaires punis pour cela par le gouvernement ? Ce sont les immigrés musulmans en Allemagne.
L’image européenne de l’Orient
Dans l’histoire européenne, les musulmans ont toujours été les boucs émissaires quand il s’agissait de sexualité entre hommes, sauf que la stigmatisation était, jusqu’à il y a peu, encore tout à fait différente. Depuis l’époque des croisades, les musulmans, qu’on appelait alors Sarrasins, étaient décriés comme ayant une sexualité débordante et contre nature. Dans le livre de Wilhelm Adams, paru en 1317, De modo Sarracenos extirpandi (Comment éliminer les Sarrasins), l’auteur reproche aux chrétiens de s’enrichir en vendant à des musulmans de jeunes coreligionnaires masculins qu’ils ont entrepris de rendre plus «roses et tendres» avec de la bonne nourriture et des boissons délicates:
«Quand ces hommes concupiscents, criminels et sans scrupules – les Sarrasins, qui pervertissent la nature humaine –, voient ces jeunes hommes, déjà pris dans le piège du diable, ils s’enflamment de désir sexuel et se hâtent comme des chiens en rut pour les acheter afin de s’adonner à la fornication.»
C’est entre autres à cause de cette hystérie pendant la période des Croisades que la peine de mort fut mise en place en Europe entre 1250 et 1300 pour les actes de sodomie. En Angleterre, un peu plus tard, le Good Parliament soumit une pétition au roi en 1376, en lui demandant d’expulser hors du royaume les artisans et les commerçants étrangers, surtout «les juifs et les Sarrasins». Ce sont eux qui auraient importé sur l’île «ce terrible vice qu’il ne faut pas nommer par son nom» et qui risque de détruire le royaume. En Angleterre, pendant toute la modernité, les rapports sexuels entre hommes sont ainsi appelés le «vice turc».
Pendant l’époque du colonialisme, ces clichés ont été réactualisés au sein des puissances coloniales européennes qui étaient de nouveau en contact avec des musulmans, cette fois-ci sous le prétexte de leur apporter notre civilisation et notre mode de vie. Charles Sonnini, ingénieur français dans la marine de guerre, s’offusque, dans un rapport de voyage datant de 1798, des mœurs en Egypte, conquise cette année-là par Napoléon:
«L’amour contre nature (…) est le plaisir, ou disons plutôt l’infamie des Egyptiens. Leurs chansons d’amour ne sont pas composées pour les femmes, leurs cajoleries ne s’adressent pas à elles, ce sont d’autres objets qui allument la flamme en eux. (…) La dépravation des mœurs qui leur est propre fait honte aux nations civilisées. Mais cette infamie est très répandue en Egypte; les riches y sont tout autant infectés que les pauvres.»
En 1886, dans le dernier article de sa traduction en dix tomes des Mille et une nuits, accessible uniquement à des souscripteurs privés, Richard F. Burton, orientaliste et chercheur sur l’Afrique, s’étend sur plus de cinquante pages sur le sujet qui est « pour le lecteur anglais, même le moins prude, tout à fait dégoûtant ». Mais la confrontation avec ce sujet serait indispensable « afin de combattre ce mal grandissant qui est mortel pour le taux de natalité, pilier essentiel de la prospérité nationale ».
Pour tenter d’expliquer l’augmentation intolérable de relations amoureuses au sein du même sexe dans le monde non occidental, Burton a développé une espèce de théorie raciale couplée à l’étude climatologique et il définit ainsi une « zone de sodomie ». Il s’agit d’une ceinture géographique fictive qui s’étend de la Méditerranée en passant par l’Asie mineure, la Mésopotamie, la Perse, l’Afghanistan, la partie musulmane de l’Inde, la Chine, le Japon et enfin l’Amérique latine. Le climat dans ces zones serait responsable du fait que « les tempéraments masculins et féminins se mélangent » de sorte que l’homme devient tout autant actif que passif et que la femme devient « tribade » (2). Dans cette zone, ce que nos voisins appellent le vice contre la nature est « populaire et endémique », et est traité, au pire, comme une « simple peccadille », c’est-à-dire un péché véniel, « alors que les races au sud et au nord de cette zone définie ne le pratiquent que très rarement et se font mépriser par leurs concitoyens ». En tant qu’orientaliste, pour Burton il n’y a pas de doute, le Coran interdit cet « amour pathologique ». Malgré cela, « ni le christianisme, ni l’islam n’ont pu amener un changement significatif ».
Néanmoins, dans les quarante années pendant lesquelles Burton a côtoyé le monde musulman, il a pu constater certains changements de comportement dans la population. Il pense que c’est dû à l’influence positive de la morale que des gens comme lui leur ont apportée. Il écrit:
« De nos jours, le contact régulier avec des Européens n’a certes pas entraîné une réformation mais quand même une certaine discrétion parmi les représentants des classes supérieures. Ils sont toujours aussi dépravés, mais ils veillent à cacher leur vice du regard moqueur des étrangers. »
La vision ottomane de l’Occident
Jusqu’au XIXème siècle, les élites perses et ottomanes ne se rendaient pas compte à quel point l’Europe chrétienne avait horreur de l’amour entre hommes, très répandu chez les musulmans. Cette ignorance saute aux yeux quand on étudie l’œuvre d’Enderunlu Fazil, poète turc, mort en 1810. Dans son manuscrit brillamment illustré, Hubannme (Le livre des beautés), Fazil se demande « dans quelle nation se trouvent les plus beaux hommes ». Avec son savoir, il prétend satisfaire la curiosité de son amant. Voici ce qu’il dit par exemple sur les Grecs:
« Autant les hommes que les femmes sont d’une beauté éclatante. Leurs corps sont étonnamment bien faits. Oh Allah, quel délice pour l’œil, et quel regard profond. Ce cou en ivoire et ces cheveux noirs comme du jais rendent toute résistance impossible. (…) Et il n’y a pas une trace de barbe, même pas sur le visage du garçon le plus grand. Ils marchent comme des courtisanes et au travail dans les tavernes de Galata, ils peuvent séduire les meilleurs hommes. Quand une mèche tombe sur ta joue, tu perds l’esprit, et quand il cède, tu meurs de lascivité.»
Par contre, son jugement sur les Hollandais est court et sobre; apparemment, il a appris à connaître leur rigueur calviniste :
« Avec leur peau froide, ils sont loin d’être attractifs. Ils ressemblent à des Russes, en couleur crème. Ils passent le plus beau de leur temps à l’église au lieu d’être avec un amant. »
En écrivant ces lignes libres de tout souci, Fazil ne pouvait savoir que dans le nord-ouest de l’Europe s’était déjà formée une subculture « homosexuelle » séparée de la société et persécutée par l’Etat. Par centaines, ils étaient cloués au pilori, enfermés à vie dans des cachots, pendus publiquement, exécutés par le fer ou alors noyés dans des tonneaux. Inconscient de ces faits, Fazil proclame, fier comme un coq, connaître les qualités sexuelles des hommes anglais de par sa propre expérience.
« Les roses anglaises: ce sont des beautés calmes mais très désirées. Ils te font tourner la tête. Ils habitent sur une île calme. Ces jeunes hommes, imberbes de nature, sont de taille moyenne et ont le teint blanc comme le plus blanc des nénuphars dans une rivière. La plupart de ces hommes, beaux comme des poissons, sont marins et ont un appareil sexuel bien développé. Malgré cela, je ne peux pas dire qu’ils offrent une grande satisfaction sexuelle.»
Ce n’est que dans les années qui ont suivi la mort de Fazil, au moment où les armées napoléoniennes envahissaient l’Egypte, que les Perses et les Ottomans ont commencé à réaliser à quel point les Occidentaux les méprisaient pour leur attitude, comme ils disaient, «contre nature ». Le cheik Rifa al-ah Awi en est un exemple frappant. Il est envoyé à Paris en 1826 par Ali Pacha, le vice-roi d’Egypte pour suivre des études pendant cinq ans. Dans son journal intime, il remarque, en 1834: « En France, il est mal vu de dire: ‘J’aime ce garçon’. Ce serait mal vu et considéré comme répugnant. Si donc quelqu’un traduit un de nos livres, il écrit, pour cette phrase: ‘J’aime cette fille’ ou alors, pour échapper à ce problème: ‘J’aime cette personne.’» Chose étonnante, Rifa al-ah awi est favorable à cette manière de voir, qu’il considère comme moralement supérieure. Il essaye de convaincre ses concitoyens au moyen des lois scientifiques du magnétisme. Au sujet des Parisiens, il écrit:
«C’est une belle caractéristique de leur langue et de leur poésie que de refuser l’érotisme entre deux membres du même sexe. Et ils ont bien raison, car il est vrai qu’un sexe possède une certaine propriété pour l’autre, ce qui le rend attractif. On peut comparer cela à la propriété qu’a l’aimant d’attirer le fer, ou à celle de l’ambre qui (après avoir été frotté) attire d’autres corps. Dans l’amour au sein du même sexe, cette propriété se perd, et on constate un phénomène contre nature.»
Mais quand Rifa al-ah awi vient à parler du racisme des Français, on voit à quel point ses positions sont encore contradictoires. Dans un domaine où il ne réfléchit pas explicitement à la question de l’homosexualité, c’est-à-dire quand il veut critiquer la suffisance raciste des Français, il cite tout à fait normalement une poésie d’amour avec un jeune garçon noir:
«(Les Parisiens) ne pensent pas que les Noirs puissent avoir quoi que ce soit de beau. Chez eux, la peau noire est synonyme de laideur. (…) d’après eux, ce qu’un poète a dit au sujet d’un garçon noir manque tout à fait de tact:
‘Ton visage est comme si c’étaient mes doigts qui l’avaient écrit
comme un mot qui dicte mes espoirs.
La beauté de la pleine lune est son sens,
et c’est la nuit qui l’a saupoudrée de ses pigments.’»
Au fond, on touche un problème qui s’est posé aux élites arabes jusqu’à nos jours. La poésie arabe est complètement pénétrée par des histoires d’amour au sein du même sexe, et ceux qui veulent faire appel à une renaissance nationaliste sur la base de leur héritage littéraire sont confrontés à un dilemme. D’un côté, ils doivent critiquer leur propre histoire et de l’autre, c’est précisément cette critique qu’ils veulent adresser à l’Occident, c’est-à-dire d’être décadent, dépravé et homosexuel.
Les analyses relatives de Carl Brockelmanns (3) ont été largement reprises par les philologues arabes et on peut lire dès 1925 dans les manuels d’éducation supérieure égyptiens que la poésie concernant l’amour entre jeunes hommes est un «crime contre la littérature et une honte pour l’histoire de la poésie arabe».
Le rapport entre l’islam traditionnel et le contenu de cette poésie peut être explicité de manière symptomatique avec un exemple de la littérature datant du XIème siècle.
Poésie et religion
C’est l’histoire d’amour entre Al-Mutamid, 17 ans, futur émir de Séville et le poète Ibn Ammăr, son aîné de neuf ans. L’histoire a commencé quand Al-Mutamid, après une journée festive passée à boire du vin et réciter de la poésie, dit à son ami: «Ce soir, tu dormiras sur le même oreiller que moi.» Plus tard, Ibn Ammăr écrira au père d’Al-Mutamid:
«Pendant la nuit de l’union, Je sentais dans ses caresses le parfum du crépuscule. Mes larmes coulaient sur les jolis jardins De ses joues, pour arroser ses myrtes et ses lys.»
Ce poème est plein d’amertume et de lamentation, car Ibn Ammăr vivait à ce moment déjà en exil à Saragosse. Après le mariage de son fils, le père d’Al-Mutamid avait jugé nécessaire de mettre fin à l’amitié des deux hommes en expulsant hors de Séville Ibn Ammăr. Mais dix ans plus tard, quand Al-Mutamid devient lui-même émir, il fait immédiatement revenir son ami à la cour, et lui confie des postes importants. Douze ans après, l’amitié va se briser sur des questions de rivalité politique, et Ibn Ammăr écrira au sujet de son ancien amant (qui va plus tard le tuer dans une crise de colère):
«Te rappelles-tu notre jeunesse, Quand tu ressemblais au croissant de lune dans le ciel? J’avais l’habitude d’embrasser ton corps frais,
Et je tétais l’eau pure de tes lèvres, Me satisfaisant de t’aimer juste avant harăm, Et tu jurais que ce que nous faisions était halăl!»
Harăm et halăl sont les mots pour désigner les actes interdits ou acceptés par l’islam. A travers cette histoire, on voit très bien le rôle de la religion. Dire que l’islam interdit l’homosexualité est absurde car les interdits de la charia ne visent que des actes spécifiques comme par exemple la sodomie entre hommes. On ne peut donc pas affirmer que l’islam classique condamnait l’amour entre personnes du même sexe.
Un exemple très éloquent est fourni par l’argumentation de l’un des intellectuels les plus reconnus du monde musulman d’Andalousie. Dans son livre consacré à l’amour, Le collier de la colombe, on trouve des narrations et des poèmes consacrés à la liaison entre hommes et femmes mais également à l’amour passionnel entre deux hommes. A un niveau abstrait, Ibn Hazm (mort en 1064), ainsi que tous les auteurs arabes d’avant la modernité, met toujours au masculin l’amant et l’amoureux. C’est comme si les relations homosexuelles représentaient le modèle de base usuel qu’on a en tête quand on ne pense pas à un couple d’amoureux spécifique. Dans la préface de son œuvre, il explique pourquoi la religion n’interdit aucune forme d’amour en tant que telle:
«La piété ne condamne pas l’amour, et la loi ne l’interdit pas, les cœurs sont dans les mains de Dieu le Tout-Puissant, au dessus de nous.» Plus loin, il explicite:
«Il suffit que le musulman s’abstienne de ce que Dieu le Tout-Puissant a en principe interdit. Il peut néanmoins faire ce que sa volonté lui dicte mais le jour du Jugement dernier, il en sera responsable. Mais le plaisir devant la beauté et la domination de l’amour est tout à fait naturel, et n’a besoin d’être ni commandé ni interdit.»
Il n’est donc pas étonnant que des juristes religieux aient participé sans problème au genre littéraire qu’on appelle la poésie d’amour entre hommes (ghazal al-mudhakkar). Comme par exemple l’imam al-Schafii, fondateur du shafiitisme, la plus importante école de droit musulmane. Il écrit:
« Tenez cet animal pour responsable de la perte de ma vie, il m’a tué avec les flèches de son regard et de son désir. Mais ne le tuez pas, car je suis son esclave. Et d’après mon école, un homme libre ne meurt pas à cause d’un esclave.»
On voit ici la différence entre l’islam dans sa version traditionaliste, qui a évidemment une approche restrictive à l’égard de toute forme de sexualité, au sein du même sexe ou non, et le système d’homophobie moderne, né dans un contexte européen. Le système occidental ne se voit pas obligé d’interdire certains actes, son pouvoir se déploie en classifiant les gens en sujets normaux et anormaux selon la différence de leurs désirs. Même dans les périodes les plus répressives, il ne serait jamais venu à l’idée des juristes musulmans de définir des gens comme malades ou anormaux uniquement parce qu’ils désiraient quelqu’un du même sexe. Bien au contraire, le juriste ultraconservateur Ibn al-Dschauzi par exemple se fâchait quand quelqu’un voulait nier qu’il était attiré par des jeunes hommes.
«Celui qui prétend ne pas ressentir le désir monter en lui quand il voit un joli garçon est un menteur. S’il fallait le croire, c’est que ce serait un animal et non pas un être humain.»
La charia
Quelle est alors la peine que prévoit la charia pour la pénétration anale (en arabe liwăt)? La question est très complexe et je ne peux ici que donner quelques indications. L’histoire musulmane connaît sept différentes écoles de droit qui varient toutes à ce sujet. La plus importante de ces écoles est celle des Hanafites, d’un côté parce qu’elle est encore suivie aujourd’hui par presque la moitié des sunnites et de l’autre parce qu’elle était l’école de droit officielle de l’empire ottoman. Contrairement à la plupart des autres écoles, les Hanafites ne considèrent pas la liwăt entre hommes comme un acte d’adultère. La peine relève donc de l’appréciation. Dans l’empire ottoman, cela pouvait aller d’une amende jusqu’à 39 coups de fouet. Dans des cas exceptionnels, pour maintenir l’ordre public ou alors en cas de récidive, l’Etat pouvait prononcer des peines de siăysa. C’est ce qui s’est passé en 1713 à Çankiri, une ville du nord de l’Anatolie, où un groupe de cinq hommes était accusé d’avoir battu et violé un autre garçon. Après leurs aveux, tous les cinq avaient été condamnés à mort.
Mais de manière générale, il était très rare que des relations sexuelles illicites fussent punies. Bien que l’adultère fût passible de lapidation, il n’y a qu’un seul cas connu, pendant l’empire ottoman, où des rapports sexuels extraconjugaux furent punis par lapidation. C’était en 1680, quand la condamnée fut exécutée dans l’hippodrome d’Istanbul en présence du sultan Mehmed IV. L’événement était tellement remarquable qu’il fut consigné dans les chroniques officielles.
C’est la particularité de la procédure pénale de la charia qui explique pourquoi aussi peu de peines ont été prononcées. Pour les crimes de type Hadd (4), la charia n’accepte pas les preuves par indices. Toutes les écoles de droit prévoient normalement qu’une condamnation ne peut être prononcée que s’il y a quatre témoins masculins, sans antécédents judiciaires, qui ont vu l’acte litigieux de leurs propres yeux. L’autre possibilité est que le coupable avoue ses actes: pour cela il faut qu’il avoue quatre fois chez un juge. Mais dans le cas de liwăt et de l’adultère, accusations et aveux sont socialement mal vus. Il faut ajouter à cela que si jamais il n’y a pas quatre témoins ou qu’ils se contredisent sur des détails importants, les témoins risquent jusqu’à 80 coups de fouet pour diffamation.
Les juristes n’étaient pas traumatisés par le fait que la procédure pénale rendait presque impossible une condamnation pour liwăt ou pour adultère. Bien au contraire, ils ont souvent soulevé ce fait avec approbation comme Ali al-Qări al Harawi (décédé en 1605), un savant de Médine:
«C’est parce que Dieu le tout puissant aime que les péchés de ses sujet restent voilés, que l’exigence de réunir quatre témoins pour pouvoir condamner quelqu’un pour adultère a été instaurée. Il est très rare que quatre témoins voient ce péché et cela va donc dans ce sens.»
Les persécutions en Iran
Vers la fin du XIXème siècle, presque tous les pays musulmans, à l’exception de l’Arabie Saoudite, ont aboli la charia en la jugeant mal appropriée pour les poursuites pénales. Elle a été remplacée par le droit anglais ou français. Mais ces deux systèmes de droit présentent une grande différence. Depuis Napoléon, le droit français (mis en place en Egypte et en Turquie) avait complètement dépénalisé les rapports sexuels consentants, alors que le droit anglais (repris par exemple au Pakistan) prévoyait des peines d’emprisonnement allant jusqu’à dix ans pour des rapports sexuels entre hommes.
L’échec du nationalisme panarabe et la montée de l’islamisme ont entraîné, dans les années 1970, la réintroduction de la charia dans toute une série de pays : d’abord en Libye, ensuite au Pakistan, en Iran, au Soudan, en Afghanistan et finalement en 2000 au nord du Nigeria. C’est précisément en Iran, pays sécularisé de force par le Shah, que ce fondamentalisme a pris le plus d’ampleur. Très vite, Khomeiny a identifié «l’homosexualité» avec l’Occident tant haï. La Fondation Boroumand (5), qui tient à jour une base de données à ce sujet, affirme que les tribunaux révolutionnaires ont fusillé en cinq ans, entre mars 1979 et janvier 1984, pas moins de 98 hommes accusés «d’homosexualité». Par la suite, entre 1984 et 2004, en application de la charia régulière, au minimum huit hommes ont été exécutés pour des actes de liwăt (en persan: lawăt). Depuis l’arrivée à la présidence de Mahmud Ahmadinejad, islamiste radical, le nombre de rapports sur de telles exécutions augmente de nouveau. Mais avec la politique de désinformation du gouvernement iranien, il est souvent difficile de connaître les causes exactes d’une exécution. Souvent, des accusations telles que liwăt, adultère, trafic de stupéfiants, banditisme ou espionnage sont ajoutées, pêle-mêle. En tout cas, aujourd’hui, les juges iraniens peuvent contourner l’obstacle que représente la procédure pénale de la charia en faisant faire des recherches criminalistiques sur les suspects. Ils peuvent prononcer des peines capitales s’ils trouvent des traces de sperme dans l’anus. La spécificité de l’interprétation shiite de la charia, qui accepte le savoir du juge comme preuve, permet même de maintenir une espèce de vitrine d’Etat de droit. Amir, un réfugié iranien de 22 ans, cite un juge dans un tribunal de la charia: «Si le médecin peut garantir que ton anus a été pénétré d’une manière ou d’une autre, tu seras condamné à mort.»
Il est important de signaler ici que, dans son délire de persécution, le régime des mollahs utilise déjà le concept moderne d’«homosexualité». Le néologisme persan hamdschens bazi, qui veut dire «comportement avec quelqu’un du même sexe», en est un bon exemple. La différence avec le concept de liwăt est très claire: il ne parle plus d’un acte sexuel spécifique, mais peut englober tout ce qui touche à l’intimité entre deux hommes ou deux femmes, embrasser, étreindre, ou même juste n’importe quelle attitude romantique. Une construction conceptuelle telle que hamdschens bazi sert a politiser «l’homosexualité» dans un sens large et à l’exclure de la société. Car le problème du régime est bien là. Ali Mahdjoubi, un exilé iranien de gauche, constate que les relations amoureuses au sein du même sexe sont aujourd’hui encore tout à fait courantes dans le quotidien iranien:
«Dans le langage populaire iranien, il n’y a rien d’extraordinaire à ce que deux hommes affirment qu’ils s’aiment ou qu’ils sont amoureux. Cela ne suscite ni soupçon ni méfiance, c’est plutôt accepté avec compréhension. Il serait drôle d’essayer de répertorier, autant dans le langage quotidien que dans le langage intellectuel, toutes les expressions qui parlent des relations entre hommes ainsi que des différents degrés de ces relations amoureuses.»
En 2005 deux jeunes, Ayaz Marhon et Mahmud Asgari, furent pendus à Maschhad. C’est le premier cas qui a eu une résonance médiatique internationale. Il est intéressant de voir quelle stratégie ils ont adoptée pour leur défense. Premièrement, ils ont affirmé qu’ils ne savaient pas que les faits qui leur étaient reprochés étaient passibles de la peine de mort. Vu qu’entre 1984 et 2004 il n’y a eu que très peu de condamnations à mort mises à exécution, leur affirmation peut éventuellement être crédible. Mais leur déclaration était probablement d’ordre stratégique, car d’après la charia connaître la punition est une condition pour que la peine puisse être appliquée. Deuxièmement, ils ont aussi affirmé que tous les jeunes hommes dans leur quartier avaient des relations sexuelles entre eux. D’après Mahdjoubi, cela est tout à fait possible:
«A ce que je sache, il n’y avait personne qui n’ait eu des expériences homosexuelles, autant dans mon quartier, où il y avait beaucoup d’enfants, qu’à l’école où j’ai passé douze ans dans des classes non mixtes. (…) Au fond, ce n’était pas un secret, ni à l’école ni dans le quartier, de savoir qui avait des relations sexuelles avec qui et à quel moment. On se racontait mutuellement ses expériences. (…) Si on voulait avoir une relation sexuelle avec un garçon qu’on ne connaissait pas ou qu’on n’osait pas aborder, il y avait toujours quelqu’un pour arranger une rencontre. Il y en avait qui faisaient cela avec beaucoup de délicatesse et qui protégeaient même les deux heureux élus de toute surprise inopinée pendant leur rendez-vous dans les ruines du château de la ville.»
Si les mollahs veulent vraiment nettoyer la société de tout hamschens bazi, ils ont encore un énorme travail à faire. Ce travail fera d’eux, contre leur gré, les acteurs d’une modernisation de rattrapage. Ce qui existe déjà chez nous, et dont l’histoire de la mise en place a été tout aussi brutale, doit encore être fabriqué en Iran : une société complètement normalisée au niveau hétérosexuel, une société dans laquelle «l’homosexualité» est construite comme un attribut particulier qui ne peut être vécu que dans les enclos de la subculture des grandes villes.
Le mythe du progrès occidental
Et c’est ainsi qu’on revient au début de ce texte, avec la question de savoir si on peut opposer l’Occident éclairé à l’islamisme moyenâgeux ? Certainement pas, car c’est au temps des Lumières, au XVIIème et au XVIIIème siècles, que se sont mises en place dans le nord-ouest de l’Europe les structures de base d’un monde hétéronormé, toujours caractéristique de l’Occident d’aujourd’hui. Ces changements se sont accompagnés de persécutions massives comparables à celles de l’Iran d’aujourd'hui. Voici quelques chiffres pour illustrer ces propos: à Berlin, 6 personnes sur 10 ayant des relations amoureuses homme-homme ou femme-femme ont affirmé avoir déjà pensé à se suicider pour cause de solitude. 18% des interrogés ont déjà fait une ou plusieurs tentatives de suicide. Cela représente quatre à cinq fois plus que la moyenne dans cette classe d’âge. Une étude américaine parmi des adolescentes homo- et bisexuelles atteste qu’elles sont victimes, à cause de leurs orientations sexuelles, d’agressions verbales pour 64% et physiques pour 38%. Un recensement réalisé par un institut de recherche sur la sexualité à Hambourg démontre qu’entre 1970 et 1990, le pourcentage d’adolescents masculins affirmant avoir eu des expériences sexuelles avec d’autres hommes est tombé de 18% à 2%. Ce sont des changements massifs qui prouvent qu’il n’est pas devenu plus facile de nos jours pour un-e adolescent-e de tomber amoureux de quelqu’un du même sexe.
Tout cela devrait mener à plus de remise en question. L’homophobie n’est pas un vestige prémoderne d’un monde dépassé depuis longtemps que les méchants musulmans seraient en train de ramener maintenant en Allemagne. Non, nous vivons au milieu de cette société homophobe, qui n’a même plus besoin d’inscrire sa violence hétéronormative dans le code pénal, et qui produit de manière hautement efficace une classification dont les mollahs en Iran ne peuvent que rêver.
Georg Klauda
Traduction Paul Braun
* Né en 1974, diplômé de sociologie et d’histoire, responsable pour les questions d’homosexualité dans l’organisation estudiantine AStA à l’université libre de Berlin, Georg Klauda a participé aux débuts de la revue consacrée à l’émancipation sexuelle Gigi. Ses livres ne sont pas encore traduits en français.
1. L’auteur critique l’utilisation du terme d’homosexualité, car c’est un concept élaboré à la fin du XIXème siècle pour désigner un comportement déviant ou une maladie. Il utilise donc des expressions comme «l’amour au sein du même sexe» ou «relation amoureuse entre gens du même sexe». Cela alourdit certes la lecture, mais sert à insister sur le fait que le concept d’homosexualité a été forgé dans une culture spécifique et à une période déterminée (NdT.)
2. Issu du grec tribein, qui signifie frotter, s’entrefrotter. A longtemps désigné la lesbienne en caricaturant ses supposées parodies «viriles». (NdT)
3. Linguiste allemand (1868 - 1956), professeur d’université à Berlin et spécialiste des langues du Moyen-Orient.
4. Les Hudûd (singulier: Hadd) comprennent les incriminations et les peines définies par le Coran qui ne peuvent être remises en cause par les juges. Le droit musulman considère cette catégorie de crime comme des crimes contre la «Loi de Dieu». Les peines prévues pour les crimes de type Hadd sont fixes car elles ont été fixées par Dieu et se trouvent explicitement dans le Coran.
5. www.abfiran.org (en anglais).