Ci-dessous en PDF, un article reçu d'un camarade de Naples.
Et Saturne dévora ses propres enfants
Capitalisme, Cancer et Camorra :
les déchets toxiques en Campanie
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Nathan Brenu
Voir le Fichier : Et_saturne_devora_ses_propres_enfants-1_Dechet_marchandise_et_capitalisme.pdf
Le 15 novembre 2013, le journal L'Espresso sort un numéro choc : « Bevi Napoli e poi mori ». On y apprend qu'une enquête fut réalisée entre 2009 et 2011 par le commando de l'US Navy de Naples afin d'évaluer le danger qu'encourraient les soldats américains – à cause de la présence de déchets toxiques - en venant vivre en Campanie. Il y est très fortement recommandé de n'utiliser que de l'eau minérale pour boire, cuisiner ou encore se laver les dents, car l'eau est contaminée. On y trouve nombreuses traces de substances cancérigènes dont des traces d'uranium. Aux étasuniens de conclure : « Aucune zone n'est sûre, pas non plus le centre de Naples ». Bien sûr les autorités publiques locales n'ont pas trouvé utile d'aviser la population sur ce genre de problèmes...
Le déchet toxique est une marchandise comme les autres, il est mortel
La gestion des déchets est une des activités les plus lucratives de la camorra. 'O sistema – nom qui lui est donné par ses membres en Campanie – recompose régulièrement son économie. Il s'adapte à l'évolution capitaliste générale et s'oriente vers les domaines où la valeur peut encore se créer relativement facilement. Au-delà des activités « traditionnelles » - trafic d'armes, extorsion, contrebande, trafic de drogues ou encore trafic d'êtres humains, même si ce marché particulièrement lucratif est surtout tenu par la 'ndrangheta – ce sont souvent les marchés « publics » qui sont acquis. Ainsi, suite au tremblement de terre de 1980, faisant à peu près 3000 morts, des entreprises « camorristes » prirent le denier pour reconstruire et les travaux ne finirent jamais. Le mécanisme en lui-même est assez simple dans ce genre d'attribution des affaires publiques à des acteurs privés. L’État se fait instrument et participe à la tendance d'accumulation capitaliste par le biais des impôts détournés en faveur d'entreprises privées – tout en diminuant considérablement toute dépense « sociale » - sous prétexte de croissance économique ou encore de production et maintien d'emplois. Il s'agit donc d'un bel exemple de fusion économico-étatique. La gestion des catastrophes, qui se fait sous couvert d'urgence, est un domaine économique qui fut toujours très prisé. Du point de vue capitaliste, une catastrophe peut être une bonne nouvelle car elle dégage des opportunités lucratives.
Vers la fin des années 80, sur fond de porosité entre administration locale et camorra, la gestion des déchets devient une affaire plus que privée. Il y a pénurie de décharges publiques, elles ne sont pas assez rentables et la quantité de déchets produite est en augmentation. C'est ainsi que quelques entreprises créées pour l'occasion prennent le relais. Et dans la gestion du territoire le légal et l'illégal ne s'opposent pas, la frontière entre économie officielle et économie « souterraine » est toujours floue : le capital reste du capital. Schiavone, ex boss repenti du clan des Casalesi, dans une audition de 1997 tenue secrète jusqu'à ce que ce document soit déclassifié le 31 octobre 2013[1], rappelle comment son clan avait la mainmise sur plusieurs travaux « publics » comme la construction d'autoroutes. Plusieurs entreprises légales liées au sistema travaillaient en Campanie
pour le compte d'Italstrade SpA[2]. L'implication dans le domaine de l'autoroute était alors une opportunité pour gérer les terrains en toute liberté.
Les déchets toxiques les plus dangereux viennent du nord, de Milan, de Gènes, mais aussi d'Allemagne, il s'agit entre autres de scories toxiques d'origine métallurgique ou encore de boues issues de la pétrochimie. Les livraisons sont faites en camion, certains déchets thermonucléaires sont livrés dans des caisses de plomb qui selon Schiavone ne tiendront pas encore longtemps. Ces déchets s'ajoutent à ceux produits en masse en Campanie. Les ordures sont régulièrement incendiées ou enterrées qu'importe leur nature. L'air et les terres sont contaminés, le taux de malformations à la naissance est en hausse, ainsi que celui des morbidités respiratoires, des morbidités cardiovasculaires et des cancers. Dans « le triangle de la mort » entre Naples et Caserta, selon l'étude réalisée par Alfredo Mazza sur la mortalité par cancer et les malformations génétiques entre 1994 et 2002[3], le taux de mortalité due au cancer du foie était à peu près deux fois plus élevé que la moyenne italienne. Une étude de l'OMS prenant en compte la même période indique qu'il y a un excès de mortalité de 19% pour les hommes dans les communes de la province de Caserte et 43% dans les communes de la province de Naples. Pour les femmes, l'excès serait de 23% dans les communes de la province de Caserte et de 47% dans les communes de la province de Naples[4]. Schiavone annonçait déjà en 1997 qu'un vingtaine d'années plus tard, tous les habitants de cette zone risqueraient de mourir du cancer.
Mais la combustion et l'enfouissement des déchets ne sont pas la seule fin possible de ce domaine d'activité. Le déchet en lui-même est une marchandise. Il est recyclable sous forme de compost agricole ou dirigé vers les cimenteries. Il est alors souvent réintégré dans le circuit économique via un transit fictif entre divers opérateurs servant à le déclassifier avec la complicité de laboratoires d'analyses privés comme publics, et sa qualité est certifiée par de « vrais faux » documents.
Ce traitement des déchets toxiques se fait à des prix très compétitifs, la camorra s'en débarrasse à moindre coût. Schiavone raconte par exemple comment au début des années 90, des décharges comme celles gérées par la Di.fra.Bi ou encore par Chianese, payaient le clan Calabresi pour enterrer des déchets toxiques dans des décharges illégales et gagner ainsi en rentabilité ; jeu économique qui « arrange tout le monde » en quelque sorte. La gestion des déchets est donc également une marchandise, et comme toute marchandise dans la société capitaliste, c'est le prix qui est vendu en soi plus que le service. La part abstraite de ce service-marchandise, c'est à dire sa valeur en tant que quantité de travail socialement nécessaire incorporée dans ce service, domine la part concrète, l'utilité, l'efficacité, de ce service. Il en est de même lorsque les déchets deviennent des marchandises à leur tour. Si la camorra a des prix si compétitifs, c'est bien évidemment que la quantité de travail que le service requiert est moindre étant donné qu'elle se débarrasse très vite des déchets afin d'en dégager un maximum de profits.
Du point de vue capitalisme, le déchet est comme l'argent : il n'a pas d'odeur
Dans une société en crise permanente de surproduction, quoi de mieux pour créer de la valeur que le secteur des déchets ?
Maintenant qu'il y a polémique, Veolia environnement répond avidement aux appels d'offre lancés pour la gestion des déchets. La différence avec la camorra est que Veolia serait sûrement soumise à plus de contrôle – et encore … - mais l'entreprise fonctionnera sur la même logique du profit. Plus elle proposera des prix concurrentiels, plus elle aura de chances d'obtenir la gestion des déchets. Et si, profitant de la catastrophe, elle propose des prix élevés sous couvert de qualité du service, il n'est pas certain qu'elle ne profite pas aussi de cet argument pour réaliser plus de marges. Dans le Latium, elle a déjà pris une bonne part de la gestion de l'eau, et les habitants ont vu largement grossir leur facture. Le camorriste est - comme le cadre de Veolia - un homo oeconomicus. La logique même de leur travail l'exige : « qu'importe la marchandise, pourvu que ça rapporte plus que l'investissement d'origine ». C'est le fondement de notre société d'accumulation. Les économistes vulgaires diront que le terme homo oeconomicus est ici mal employé car cet humain « rationnel » serait censé maximiser son utilité et non son profit. Ce qu'ils n'ont pas compris, c’est la valeur d’échange est le condottiere de la valeur d’usage qui, dans l'exemple des déchets en Campanie, a bien fini par mener la guerre pour son propre compte. Et ce fait change bien des sens à la notion d'utilité pour l'homo oeconomicus.
Les camorristes ne sont donc pas les seuls à avoir eu la présence d'esprit économique de faire de l'argent sur les déchets de notre monde. Schiavone l'avait d'ailleurs bien rappelé : « Le système est unique, de la Sicile à la Campanie. En Calabre aussi, c'est pareil. Ils vont pas refuser des sous là-bas non plus. Qu'est-ce que ça peut leur importer à eux que les gens meurent ou non ? L'essentiel, c'est le business. Je sais par expérience que jusqu'à 1992, la zone du sud jusque dans les Pouilles, était toute infectée de déchets toxiques qui venaient de toute l'Europe, pas seulement de l'Italie. […] Tous les clans, toutes les associations criminelles, étaient intéressés, parce qu'on parle de dizaine de milliards[5] par an. De plus, il y avait ceux qui géraient cette activité et y trouvaient leurs avantages personnels en dehors du clan ; tout le monde le faisait, moi aussi je m'occupais de terrains et j'avais un avantage car j'achetais moi-même les terrains. ».
Le déchet est une valeur qui se valorise même si cela relève d'une tendance suicidaire. Pour la camorra, ou n'importe quelle multinationale, plus il y a de déchets, mieux c'est. Les déchets participent à la croissance économique. C'est la loi du business, 'o sistema, l'individualisme à outrance, la production de l'individu par l'économie capitaliste. Ce qu'on appelle camorra est d'ailleurs bien plus un mécanisme qu'une structure car il s'agit d'une multitude de clans plongés dans un régime de concurrence. Pour ce qui est du type d'individu que cela peut produire, une discussion enregistrée entre deux camorristes à propos de l'enfouissement de déchets nous en dit long. Un des deux semble gêné à l'idée de polluer des nappes phréatiques, contaminant ainsi l'eau du robinet, mais l'autre s'étonne soudain : « qu'est-ce que tu t'en fous toi, tu bois de l'eau en bouteille ! ». Voilà ce qu'est l'homme nouveau conditionné par l'économie. C'est même contre cela que Schiavone dit s'être révolté : « Si je me suis repenti, c'est parce qu'à un moment donné j'ai pris conscience que certaines personnes, comme mes cousins, n'avaient plus aucune valeur. Ils étaient devenus des bêtes qui ne vivaient que pour l'argent. »[6]
C'est parce que le fétichisme de la marchandise guide la société que la gestion des déchets est vouée à être un commerce lucratif. C'est parce que la valeur d'usage n'est que l’ilote de la valeur d'échange qu'il importe au sistema de se débarrasser au plus vite des déchets quitte à contaminer les nappes phréatiques. La gestion des déchets toxiques en termes de rentabilité place en second plan l'utilité de cette gestion, elle l'enterre même avec le poison. La domination de la valeur a donc encore une fois provoqué la misère : elle a contaminé l'espace vital du sud italien, provoqué les cancers, la malformation, la pollution des sols et la mort. Et ceci est le résultat d'une société économique sur-développée dans laquelle tout est entré dans la sphère des biens économiques. C'est ainsi que la dernière phase du progrès du capitalisme apparaît ici sous la forme bien visible, bien qu'encapuchonnée, de la grande faucheuse.
La faute est aujourd'hui souvent rejetée sur quelques-uns comme si le processus d'accumulation matérielle dans la société capitaliste était une simple pulsion anthropologique et transhistorique : les honnêtes gens d'un côté et de l'autre, les âmes fourbes et perfides. Il ne s'agit en aucun cas de défendre les camorristes mais il ne faut pas oublier non plus qu'ils ne sont finalement qu'une partie intégrante d'une société marchande qui produit des déchets en masse et se trouve dans l'incapacité de gérer cette surproduction d'une manière « viable », ce qui serait difficilement rentable et ne répondrait plus aux exigences essentielles de cette société basée sur la logique de la valeur. Et d'ailleurs, si les déchets ne sont plus éliminés, réintégrés ou enterrés dans le sud de la péninsule italienne, ils le seront ailleurs. Comme le capital, les flux de déchets toxiques n'ont pas de frontières. De plus, pour rompre avec les visions idéalistes du rôle de l'Etat dans ce processus, il suffit de rappeler que comme de bons capitalistes rigoureux, les camorristes se sont développés avec les institutions. Schiavone présentait d'ailleurs le clan des Casalesi comme un « clan d'Etat » : « La mafia et la camorra ne pourraient pas exister si il n'y avait pas l'Etat. […] Nous, par exemple on ‘‘ faisait ’’ les maires […] Dans les 106 communes de la province de Caserte, on faisait les maires, qu'importe la couleur. J'ai les preuves … Moi, par exemple j'avais la zone de Villa Literno et c'est moi qui ai fait élire le maire. […] On se fichait de la couleur, c'est seulement l'argent qui nous intéressait. »[7] Seize ans plus tard, tout en rappelant qu'il y a quelques hommes justes au sein des institutions, il ne tient pas un discours plus optimiste sur le monde politique : « On pourrait faire justice, on pourrait aussi détruire la Mafia. Mais ils ne détruiront jamais rien parce qu'il y a de forts intérêts au niveau économique et au niveau électoral. »
Les déchets ne sont que les résidus d'un moulin à discipline qui se remplit sans cesse de blé
La critique la plus répandue vise les camorristes et les politiques complices comme responsables de tous les maux de la région. Ce qui est oublié, c'est que la gestion des déchets ne vient qu'en aval de leur production et par là même ces déchets ne sont qu'un symptôme de l'économie qui les produit. Sur la question des déchets, c'est donc le « comment » qui se pose la plupart du temps alors que le « pourquoi » devrait également nous sauter aux yeux. Pourquoi ces déchets ? C'est en posant cette question qu'on comprend pourquoi elle apparaît si peu dans la polémique actuelle, car la poser revient tout simplement à remettre en cause la société marchande dans sa totalité. Il est donc plus facile pour les acteurs économiques qui veulent survivre dans ce monde de dénoncer quelques responsables sur la base de critères moraux plutôt que de penser à regarder la société qui les a produit. Cette capacité si répandue à n'observer qu'une part du problème a pour cause la connaissance scientifique séparée. Éduqués dans la falsification général du réel, il est devenu difficile pour les spécialistes et pour les auditeurs de la grande entreprise de désinformation de prendre en compte l'interdépendance des choses et leur mouvement unitaire. Au niveau de l'analyse écologique, il n'y a qu'à voir comment un Jared Diamond, dans son best-seller Effondrement respecté par une grande partie de la communauté scientifique, réussit un coup de maître-falsificateur en insistant sur les causes démographiques de l'écocide afin de mieux en masquer les causes économiques.
La dynamique même du capitalisme est celle de l'obsolescence programmée des marchandises. Le système est toujours obligé de produire plus pour continuer à créer de la valeur ; création qui devient de plus en plus limitée – d'où la tendance extensive de cette économie vers l'occupation totale de la vie sociale - au fur et à mesure de la croissance des forces productives aliénées. Par sa nature même, le capitalisme fondé sur la logique de la valeur est voué à produire toujours plus de déchets. Au fur et à mesure que se superposent les couches géologiques de marchandises, se superposent réellement les couches géologiques de déchets. Et l'économie transformant le monde en monde de l'économie, les déchets et leur gestion deviennent eux-mêmes des marchandises. Les camorristes en bons homo oeconomicus se sont encore une fois bien adaptés au monde de la marchandise qui les a produits.
A court terme, l'assainissement du « triangle de la mort », de la région entière et de toute le sud italien est indispensable si l'on veut que cette partie du monde soit un espace sur lequel il soit encore possible de survivre, et non une des plus en plus nombreuses zones sacrifiés. Mais il faut se méfier quand la société marchande veut elle-même soigné les maux qu'elle a provoqués. Il faut se méfier d'une nouvelle gestion bureaucratique du problème sous couvert de rationalisation alors même que cette « rationalisation » se base sur des catégories d'une économie en guerre contre l'humain qui l'a créée. La plupart des solutions envisagées par les fonctionnaires spécialisés de ce système sont conservatrices : elles attaquent quelques métastases sans chercher à combattre les causes même de la tumeur. Tant qu'il y aura des marchandises produites en masse, tant que la logique de la valeur sera à l’œuvre, il y aura des déchets toxiques et la Campanie – comme le reste de la planète – sera malade. Le problème posé est le problème même de la possibilité matérielle d'existence du monde qui poursuit une telle logique.
Pour arrêter de produire des déchets toxiques, il faudrait – par exemple et pour faire simple - fermer les usines. Mais à ces mots, beaucoup crieraient au scandale : « et l'emploi ?! Ça ferait du chômage ! ». Oui, mais vaut-il mieux des travailleurs qui produisent inutilement la mort plutôt qu'une terre vivable ? Vaut-il mieux accumuler des masses énormes de métaux lourds afin de servir la croissance économique ou repenser l'existence avec des catégories qui ne répondraient pas au seul besoin du maintien du règne de l'économie? Faut-il continuer de maintenir les soldats de l'industrie, de la pétrochimie et de la camorra, ou imaginer un monde où les adultes auraient le temps d'apprendre à jardiner dans la rue et à cuisiner aux enfants de la Sanità, de Caserta et des quartiers espagnols ? Le genre de réaction menant à préférer le premier choix au second ne peut être déclenché que par une longue formation des humains aux besoins du totalitarisme économique qu'ils doivent servir. Les réformistes les plus convaincus diront que la gestion raisonnable des déchets pourrait créer de l'emploi et que l’État devrait par exemple payer les jeunes pour réparer les erreurs de la génération précédente. Mais dans ce raisonnement de surface, il est déjà oublié que ces déchets ont créé de « l'emploi » chez la camorra, et que si cette dérive fut possible, c'est parce que l’État a déjà failli dans la pratique, que ça soit par sa soumission ou par sa corruption. Et si cela ne fut pas possible hier, comment imaginer que ça le soit aujourd'hui alors que les États endettés sont à la botte des ouvriers spécialisés du capital ?
D'autre part, si Veolia ou un autre groupe, grâce aux aides d'urgence qui pourraient être dégagés par l'Union Européenne, réussit à avoir le marché et s'en met plein les poches, elle créera aussi sûrement de l'emploi. Cette question du travail et des déchets expose une absurdité fondamentale de la société du travail-marchandise : ces déchets ont été produits par des industries qui produisent de l'emploi ; la gestion de ces déchets produit à son tour de l'emploi ; dans la course à l'emploi, il serait donc finalement logique de produire plus de déchets encore. Aujourd'hui, c'est bien la frénésie du travail en tant que fin de l'existence humaine qui provoque la fin de l'existence humaine. Le chien ne se mort plus la queue mais se mange lui-même par le cul.
Pour voir l'absurdité de ce mouvement canin dans lequel s'est perdu notre société malade, il suffit de regarder comment le conseiller régional Corrado Gabriele a demandé le 14 novembre 2013 l'intervention de la magistrature afin d'interdire la distribution de numéros de l’Expresso du lendemain alarmant sur l’eau napolitaine contaminée, contenant notamment des traces d'uranium. Son argumentaire en dit long sur le monde qui nous entoure : « ceci cause du tort à l'économie régionale mais cause surtout un grand dommage psychologique à des millions de citoyens qui en plus de subir les conséquences des déchets enterrés doivent vivre dans la peur d'utiliser l'eau et les produits agricoles de notre terre ». En somme, il vaudrait mieux que la population continue de travailler et de consommer sans se poser de questions plutôt que de s’alarmer devant le désastre. Qu'est-ce qui semble être le plus important pour Gabriele : l'économie régionale ou les citoyens de Campanie ? Il invite ensuite les lecteurs à boycotter le journal car « il est absurde qu'on fasse une campagne contre l'image de notre ville dans le monde ». En effet, de nos jours sous domination spectaculaire, dans un régime international de métropoles en concurrence, perdre des points au niveau de l'image, c'est perdre des investisseurs et risquer l'abattoir comme un mauvais cheval de course. Il propose donc aux lecteurs, plutôt que d'acheter le journal, de « destiner le prix de la revue aux aides humanitaires données par l'ONG Save The Children pour les enfants des philippines restés sans abri et sans famille en envoyant un sms au 45509. » Je crois que ceci se passe de commentaires, si ce n'est qu'il serait aussi intéressant de mettre le nez dans les affaires de cette organisation qui a censuré pendant 42 ans un documentaire que Ken Loach avait réalisé sur elle, et qui a signé il y a peu un contrat avec le grand laboratoire pharmaceutique GlaxoSmithKline …
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La crise permanente du capitalisme dans laquelle nous sommes rentrés est aussi la crise permanente des déchets toxiques, crise généralisée dont on commence à peine à comprendre la véritable mesure. La prise de conscience s'est construite en Campanie par le bas, c'est-à-dire par les habitants dépossédés qui comprirent qu'il n'était plus possible de survivre dans une décharge. Quand de plus en plus de membres de sa famille tombent sous le joug du cancer, quand son enfant ou celui de son voisin naît avec une malformation, quand on se rend compte que la terre agricole des grands parents n'est plus capable de produire une pomme qui ne soit pas empoisonnée, il n'y a pas besoin d'experts pour prendre conscience du problème.
Les solutions existent, même si après des années de domestication à la société industrielle de consommation dirigée, elles ne se réaliseront pas sans peine. En premier lieu, un plan alternatif d'assainissement général est nécessaire et même indispensable. Si cela ne se fait pas, la Campanie signe tout simplement son arrêt de mort, il est déjà presque trop tard. En second lieu mais dans le même temps – sinon le premier travail ne servirait à rien à long terme – il faut combattre ce qui provoque cette situation, c'est à dire lutter contre la logique de la valeur et viser le démantèlement raisonné de toute production marchande. Pour éviter sa mort programmée, la Campanie – et tout le sud de l'Italie - n'a pas d'autres choix qu'un changement radical, c'est sa seule perspective réaliste et envisageable. La lutte et l'organisation parcellaires doivent donc devenir une remise en cause de la société mortifère qui produit notre malheur. L'économie gagne sa guerre contre l'humain. Pour avoir une chance de s'en sortir, il faut déjà penser à sortir du terrain qu'elle a dressé pour nous : l'humain ne peut pas s'en sortir en continuant d'accumuler les défaites sur le terrain de son ennemi, il faut sortir de l'économie. C'est donc d'un mouvement anti-économique – ce qui veut également dire anti-camorriste – que la région a besoin pour sortir de son drame, et ce mouvement a déjà quelques racines sur lesquelles il peut croître.
[1]Audition du collaborateur de justice Carmine Schiavone devant la commission parlementaire d'enquête « sul ciclo dei rifuti e sulle attivita illecite ad esso conesse ». Seduta di martedi 7 ottobre 1997. Document confidentiel déclassifié le 31 octobre 2013.
[2]Entreprise milanaise qui devint une filiale d'Astaldi SpA en 1999. Astaldi est une des plus importantes entreprises mondiale dans le secteur des travaux publics. Elle a opéré dans plus d'une soixantaine de pays. C'est elle qui a par exemple mené des travaux comme ceux de la ligne TAV Rome-Naples et de l'autoroute d'Anatolie en Turquie. Elle travaille actuellement sur les lignes de métro de Rome, Milan, Naples, Gènes, Brescia et Istanbul, plusieurs centres hospitaliers, le nœud ferroviaire de Turin ou encore la gare TAV de Bologne.
[3]Publiée en 2004 dans la revue médicale The Lancet Oncology.
[4]Rapport Trattamento dei rifiuti in Campania: impatto sulla salute umana dell'Organizzazione Mondiale della Sanità, Istituto Superiore di Sanità, Consiglio Nazionale delle Ricerche e Regione Campania. 2007. Étude réalisée sur les cas entre 1994 et 2001
[5]En lires italiennes
[6]Interview, TV Luna, 31 octobre 2013
[7]Audition de 1997