A plusieurs reprises dans son oeuvre l'historien américain Moishe Postone a abordé l'importance de la présence au coeur même de l'ensemble des formes politiquement variées d'anticapitalisme aux XIXe et XXe siècles, d'une forme de pensée fétichisée qui ne relève pas d'une critique de l'économie politique en tant que critique radicale de l'ensemble des catégories/formes sociales capitalistes, mais d'une économie politique simplement critique (voir Postone, « Temps, travail et domination sociale », Mille et une nuits, 2009, pp. 110-113). La vie psychique des individus sociaux au sein d'une forme historiquement déterminée de la synthèse sociale ne doit jamais être en effet ontologisée, biologisée ou être renvoyée à une constitution transhistorique (comme chez Freud par exemple ou même dans l'« anthropologie culturelle » d'Herskovits, sans parler de la sociobiologie critiquée par Sahlins). Les fétiches sociaux que sont le travail, la valeur, l'argent et la marchandise, véritables formes sociales a priori que nous ne cessons de constituer au travers de notre pratique sociale et qui rétroactivement nous déterminent également, sont toujours autant les présupposés ininterrogés des critiques anticapitalistes au sein des luttes de classes dans et hors du mouvement ouvrier. Mais cette forme de pensée fétichiste n'est pas ici le seul fait de l'économie politique classique, du marxisme de la Deuxième et Troisième internationales, des multiples variantes hétérodoxes du marxisme ou d'une énième « rupture dans la théorie de la révolution », elle est d'abord installée au coeur même de l'agir et de la conscience dans la société marchande. « Sujets » de la société marchande, nous nous sentons chez nous au milieu des formes sociales parmi lesquelles nous nous mouvons tous les jours. Le fétichisme, dont l'origine se trouve dans la face abstraite de tout travail (donc dans la production et non dans la circulation comme le pensait Lukacs), accomplit le renversement du monde en un monde de relations entre choses à travers lesquelles les rapports sociaux (le travail et le temps) dominent ceux qui en produisant et en vivant en leur sein, les reproduisent. Notre propre socialité, notre subjectivité nous apparaîssent comme soumises à l'automouvement d'une chose. Marx saisira le premier ce fait en parlant de la valeur comme d'un « sujet automate » (Marx, Le Capital, Livre I, PUF, 2009, p. 173). « Leur mouvement social propre a pour les échangistes la forme d’un mouvement de choses qu’ils ne contrôlent pas, mais dont ils subissent au contraire le contrôle » (Marx, Le Capital, Livre I, PUF, 2009, p. 86). La valeur est ici pour Marx le rapport essentiel dans le capitalisme, la valeur c'est-à-dire le rapport tautologique du travail abstrait avec soi-même, et ce rapport là est en vérité plus fondamental que le rapport entre le « travail » et le « capital » sur lequel reste focalisé - de manière erronée - le marxisme traditionnel. Ce dernier rapport n'appartient en réalité qu'à la sphère de la circulation et n'est que dérivé du rapport-capital comme rapport autotélique du travail abstrait avec lui-même. Pour rompre avec la forme de vie capitaliste, toutes les ruptures dans la théorie de la révolution n'y suffiront pas car il s'agit ici d'opérer plus en amont et radicalement une rupture dans la théorie même du rapport-capital. La critique doit porter sur la racine même du capitalisme, une critique catégorielle, une critique du contexte-forme muet (et laissé ininterrogé par le marxisme traditionnel) où a lieu le rapport dérivé du « capital » et du « travail », une critique rigoureusement interprétée du fétichisme de la marchandise. Parce que le ver est dans la pomme, comme le Fétiche est en nous et dans nos luttes.
Le texte qui suit, fort riche, repose en partie sur l'important travail de l'historien américain Michael Seidman « Ouvriers contre le travail » (Senonevero). Il constitue le premier volet d'une véritable étude précise et sourcée de l'évolution de l'anarchisme espagnol dans les années 1930, où une culture militante anarchiste encore marquée par des nombreux éléments précapitalistes (culture rurale et de quartier) s'est transformée progressivement sous le masque d'un dépoussiérage de la pensée anarchiste, en une énième variante de cette « économie politique critique ». Un anticapitalisme tronqué qui ne critique le capitalisme qu'à partir du travail et des autres formes/catégories qui en sont paradoxalement que le noyau social. Ce texte est paru initialement dans le n°4 de la revue Sortir de l'économie (2012). Sur la même thématique de la relation de certains courants anarchistes vis-à-vis du travail et de l'impossibilité concrète d'abolir l'argent sans dépasser le travail, on pourra également consulter l'utile postface Révolution ou réforme ? des Giménologues dans le livre d'Antoine Gimenez, « Les Fils de la nuits. Souvenirs de la guerre d'Espagne » (L'insomniaque et Giménologues, 2006)
Bonne lecture !
Palim Psao
Il s’agit ici d’aborder concrètement quelques questions que les révolutionnaires espagnols traitèrent in vivo à Barcelone et dans les campagnes aragonaises au cours de leur tentative annoncée de sortie du capitalisme, et les débuts de réponses qu’ils y apportèrent.
Table des matières
Première partie
Chapitre A. Le projet de Communisme Libertaire en mai 1936
1. Le Congrès de Saragosse
Lire annexes n°1 et 2
2. L’affirmation du travail
Chapitre B. Qu’advint-il du processus révolutionnaire à Barcelone après le 19 juillet 1936 ?
1. Delenda capitalo
2. Le Comité Central des Milices Antifascistes
Chapitre C. La vie dans les entreprises barcelonaises collectivisées en 1936-1938
1. Le mouvement des collectivisations à Barcelone : une ébauche de sortie du capitalisme
2. « Nous ne croyons pas à une massive résistance au travail »
3. Syndicats et syndiqués dans les années trente
4. La gestion syndicaliste des entreprises sous contrôle ouvrier
5. La résistance ouvrière
6. « Toute cette révolution contre l’économie doit s’arrêter »
Annexes
Annexe I : Los Amigos de Ludd, « L’anti-machinisme dans l’État espagnol aux XIXe et XXe siècles »
Annexe II : Les deux courants de l’anarchisme espagnol
Annexe III : L’anticapitalisme tronqué des anarchistes espagnols
Annexe IV : El elogio del trabajo
Références bibliographiques