Résumé du chapitre 3 : Critique du travail (Les Aventures de la marchandise d'Anselm Jappe, Denoël, 2003)
On pourra également se reporter au résumé du chapitre précédent, la marchandise cette inconnue.
Catégories historiques et catégories logiques
La transformation d'une somme initiale d'argent en une somme supérieure par le truchement d'une marchandise ne peut devenir le principe de base d'une société que lorsque cette marchandise crée elle-même de la valeur : à savoir la faculté de travail. C'est parce que le capitaliste dispose comme il veut de cette marchandise qu'est la faculté de travail qu'il peut en extraire une plus-value, en usant de cette faculté (du travail vivant) au-delà du temps nécessaire à son achat. L'argent destiné à l'achat de la force de travail est le capital variable, tandis que le capital investi pour l'achat des moyens de production est le capital fixe.
Cette “genèse” du capital pourrait sembler contre-intuitive. Car l'on sait qu'historiquement le premier capital a été commercial, que la division de la société (avec elle l'exploitation) pré-existe au capitalisme. Ici, au contraire, c'est le capital industriel qui semble premier, tandis que la production systématique de marchandise (et donc de plus-value) porte en elle la division entre capital et travail salarié. Mais c'est aussi que Marx ne cherche pas tant à décrire un processus historique à partir de la réalité empirique qu'à démontrer qu'à partir d'une forme aussi simple que la marchandise peut se développer, au niveau logique, le capitalisme. Or la genèse historique des catégories ne correspond pas à leur genèse logique, et l'ordre d'apparition des catégories historiques et logiques est même “inverse”. Si, historiquement, le capital s'est développé dans la sphère de la circulation, dans le capitalisme, c'est exclusivement dans la production que naît le capital : et s'il semble naître dans la circulation, il n'est néanmoins qu'une déduction du profit réalisé dans la production. De même, le travail abstrait est, historiquement moins une présupposition qu'une conséquence du développement capitaliste des forces productives.
En procédant ainsi, par l'interprétation logique, Marx vise à montrer que le capitalisme n'est qu'une dérivation de ce qui est contenu dans le concept de marchandise. De ce fait aussi, il tient lié contenu et méthode car la société marchande est aussi cette société dans laquelle les catégories abstraites constituent le moment premier de la vie sociale tandis que les hommes n'en sont que les exécuteurs.
Le sujet automate
Pour Marx, les classes naîssent du fait que “les marchandises et l'argent ne peuvent pas aller d'eux-mêmes au marché”, et elles ne sont que les exécutrices de la logique des composants du capital. Les capitalistes sont la “personnification du capital”, tout comme les ouvriers ne sont que “le travail personnifié”. Même si Marx s'indigne des méfaits de la bourgeoisie, il n'explique pas le fonctionnement structurel du capitalisme par leur rapacité, c'est-à-dire leur psychologie ou leur (manque de) morale. Le capitalisme n'est pas un ensemble de rapports personnels de domination qui masque sa réalité derrière l'apparence d'un procès naturel. Pour Marx, “la valeur se présente comme un sujet” (Grundrisse) et l'homme n'est que l'exécuteur de sa logique. Dans la théorie du fétichisme, les sujets ne sont pas les hommes, mais leurs relations objectivées. Si ce sont bien eux les créateurs de la marchandise, le fétichisme en est un “résultat non-voulu” (Jappe) qui conduit les hommes à objectiver les rapports sociaux dans les choses.
Le marxisme traditionnel, cependant, ne met pas en cause le travail en tant qu'abstraction réelle et le capital en tant que rapport social. Faisant l'impasse sur la critique du fétichisme, il fait du conflit entre travail salarié et capital une contradiction fondamentale entre deux réalités absolument séparée et hétérogène, alors qu'elles ne sont que deux formes de la valeur. Comme les économistes bourgeois, ils font du mode de production capitaliste une réalité présociale, bien qu'ils insistent, face aux premiers sur l'importance de la production. Car ils commettent l'erreur d'identifier eux aussi “le procès social de production au simple procès de travail” (Marx), c'est-à-dire de confondre production de valeur et métabolisme de la société avec la nature. Or, cette distinction est décisive. Si l'on ne l'opère pas, la critique du capitalisme se fait autour de la répartition de la valeur, c'est-à-dire de sa distribution. On critiquera l'échange apparemment égal de marchandises qui vient masquer l'arnaque qui a lieu dans la production, avec l'achat de la marchandise force de travail et l'extorsion de plus-value, et l'on verra dans l'abolition du marché la condition suffisante d'un dépassement de la production de marchandises. Mais ce qui fait d'un produit une marchandise n'est pas son passage par le marché mais le fait qu'il soit produit par le travail abstrait, c'est-à-dire “des activités déjà égalisées en tant que quantités de temps abstrait”. Il s'ensuit que pour dépasser le mode de production capitaliste, il ne faut pas seulement s'en prendre à la plus-value (et donc mettre l'accent sur la contradiction capital/travail) mais abolir la valeur elle-même.
L'erreur des marxistes traditionnels est de faire du fétichisme “une représentation erronée, et non une inversion de la réalité” (Marx). Pour eux, la révélation de Marx tient dans le fait qu'il démontre que derrière des échanges qui se font apparemment entre égaux se cache l'exploitation et la domination de classe. Et il est vrai que le Manifeste communiste, par exemple tend à ne faire du capitalisme qu'une forme modernisée d'une exploitation, d'une “domination personnelle” qui existe depuis toujours. Mais les écrits plus tardifs de Marx distinguent les modes de production précapitalistes, comme simples rapports d'appropriation du surproduit et le mode de production capitaliste où l'on s'approprie de la valeur : car il est évident que “L'ouvrier ne produit pas de la valeur comme le paysan produit du blé” (Jappe).
Ce que les épigones ont fait de la théorie de Marx
Aussi bien Engels que Proudhon (malgré leurs critiques réciproques) n'ont pas su différencier travail abstrait et travail concret, production de valeur pour le capital et production de valeur d'échange. Ils valorisaient le travail en imaginant une société du travail honnête d'où serait absente la dynamique de la plus-value. Leur critique, à l'inverse, sur le seul argent, oubliait aussi que la fin de celui-ci, comme marchandise universelle, signifie aussi la dissolution du “travail”. D'un point de vue théorique, ils ne sont attachés qu'au second niveau de la représentation fétichiste, où la valeur se représente dans la valeur d'échange, en omettant qu'il y a problème dans la représentation du travail dans la valeur. Au point que nombres de marxiste ont critiqué le marché comme élément de dévoiement de la valeur qui pourrait être une instance neutre de régulation.
Mais si une telle erreur a été commise, ce n'est pas tant par manque de lucidité que parce que l'on était en plein déploiement du mouvement ouvrier. Cette posture théorique était en adéquation avec une dynamique d'intégration du mouvement ouvrier au capitalisme. Face à une bourgeoisie refusant aux prolétaires d'essayer de vendre leur force de travail au meilleur prix (comme n'importe quels autres propriétaires de marchandises), le mouvement ouvrier a servi d'accélérateur, grâce au grèves et au syndicats. “Le mouvement ouvrier était l'expression du fait que la diffusion de la valeur, en tant que rapport de production, allait beaucoup plus vite que la diffusion des formes juridiques, politiques et culturelles basées sur la valeur et qui ont pour horizon l'égalité abstraite de tous les citoyens du même État. La lutte des classes a été la forme de mouvement immanente au capitalisme, la forme dans laquelle s'est développée sa base acceptée par tout le monde : la valeur” (Jappe, p.109). Il y a une identité entre capital et travail salarié qui s'exprime aujourd'hui assez clairement dans des accords comme ceux qui ont été signés récemment à Mirafiori où les intérêts se composent autour d'un même but. L'exaltation du travail, la critique corrélative des oisifs (notamment... capitalistes) qui font travailler les autres et bouffent le surproduit est absurde : non seulement les capitalistes doivent réinvestir mais ce n'est pas une question morale : stressés, délirants, les dominants d'aujourd'hui paraissent bien misérables, et tout à fait soumis à la valorisation sans fin.
Partie intégrante de la société du travail, le marxisme trad' fait du capital une force extérieure qui détourne une juste base matérielle. Correcteur des anachronismes de la bourgeoisie, le mouvement ouvrier a même été “à l'avant-garde du développement capitaliste”(Jappe). Il a poussé à la modernisation, au nom de la productivité et du confort, et s'est “identifié à la civilisation industrielle” (Jappe). L'URSS, la Chine, le Cambodge ont été les protagonistes furieux d'une logique d'accumulation que la qualification de “socialiste” ne doit pas voiler. L'École de francfort fait parti des rares courants à avoir critiqué le travail et à avoir reparlé du fétichisme. Mais Adorno, par exemple, s'est éloigné d'une critique de l'échange capitaliste pour construire une critique de la “domination” qui finit par mettre au centre la critique du rapport instrumental à la nature comme élement essentiel de critique du travail capitaliste — au point de manquer ce qu'il y a de spécifique et d'unique dans le travail abstrait.
Le travail est une catégorie capitaliste
Il ne s'agit pas ici de faire du travail abstrait le mauvais travail et du travail concret le bon. Le travail concret ne peut pas exister sans l'autre : il est lui-même une abstraction car “il sépare une certaine forme d'activité du champ entier des activités humaines”(Jappe) et rassemble des activités que seule la valeur peut mettre sur le même plan. “Le travail concret n'existe dans cette société que comme porteur, comme base du travail abstrait, et non comme son contraire” (Jappe). L'un est l'autre doivent donc disparaître en même temps.
Difficile de cerner la position de Marx autour du travail. Il fait parfois échos à la tradition bourgeoise en valorisant simplement le travail comme acte créateur, en le posant comme pivot. Mais ailleurs, il affirme clairement la nécessité de l'abolition du travail et insistent sur le fait qu'il s'agit non de l'émancipation du travail mais des travailleurs. L'objectif est bien de se libérer du travail vivant en prenant appui sur le travail mort, c'est-à-dire le travail passé, les forces matérielles dé production, et de laisser à ce dernier le soin du métabolisme avec la nature. Aujourd'hui, nous vivons un moment où la science et le progrès de la technologie font que la richesse réelle dépend bien moins du temps de travail dépensé que de ce que les premiers permettent comme déploiement de puissance. Tant et si bien que le temps de travail ne peut plus être mesure de richesse. Mais puisque l'organisation sociale “reste sous l'emprise de la valeur”, la “diminution du travail créateur de valeur (...) se transforme en mauvaise nouvelle : ils ne mangent plus” (Jappe)
Le travail est une façon spécifique d'organiser les activités productives sous forme d'activité séparée. Devenue autonome et supérieure aux autres, cette sphère a des exigences qui deviennent la raison d'être de la société. Quand Marx fait du travail le principe constituant du monde et la source de la richesse, il ne s'agit pas d'une proposition anhistorique. C'est bien seulement dans le capitalisme que le travail accède à cette fonction structurante, et avec lui va un monde où la richesse consiste dans le temps de travail dépensé. Dans les autres sociétés, la (distribution de la) richesse (matérielle) n'organise pas elle-même la société : ce sont des relations sociales ouvertes qui en organisent plutôt la distribution. “Dans toutes les sociétés précapitalistes, les activités qui médiatisent l'échange avec la nature étaient intégrées en rapports sociaux directs qui les dirigeaient et les distribuaient”(Jappe) Alors qu'avec le capitalisme ce sont ces activités elles-mêmes qui déterminent les rapports sociaux. Et il faut encore être plus précis : ce n'est pas la production matérielle qui fournit le principe de synthèse de la société moderne mais bien la production matérielle valorisable.
François
On pourra voir aussi un résumé partiel du dernier livre d'Anselm Jappe " Crédit à mort " (édition Lignes)
D'autres textes sur les tenants et aboutissants de base de la " wertkritik " :
- Qu'est-ce que la valeur ? De l'essence du capitalisme. Une introduction (Christian Höner)
- Qu'est-ce que la valeur ? Qu'en est-il de sa crise ? (Norbert Trenkle)
- Quelle valeur a le travail ? (Moishe Postone)
- Quelques bonnes raisons de se libérer du travail (Anselm Jappe)
- Domination de la marchandise dans les sociétés contemporaines (Gérard Briche)
- La Société sans qualités. Introduction à la wertkritik (Corentin Oiseau)
- Le principe de l'économie est-il de donner du travail ? (Clément Homs)
- Manifeste contre le travail (Groupe allemand Krisis)
D'autres textes d'Anselm Jappe sur ce site :
- Pourquoi critiquer radicalement le travail ? (conférence 2005 forum social du Pays Basque)
- Avec Marx, contre le travail, paru dans la Revue internationale des livres et des idées, octobre-novembre 2009.
- Discussion avec Anselm Jappe autour de Les Aventures de la marchandise, à la Maison des Sciences Economiques de Paris, novembre 2004.
- C'est la faute à qui ? A propos de la dénonciation des boucs émissaires par les gouvernants et la gauche qui fait une critique du point de vue du travail.
- La violence, mais pour quoi faire ? (mai 2009). Sur notamment l'affaire Tarnac.
- Est-ce qu'il y a un art après la fin de l'art ?
- La princesse de Clèves aujourd'hui.
- Sade prochain de qui ?
- Le choc des barbaries. Des milliardaires à barbes contre des milliardaires sans barbes (2001)