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Le numéro 17 de « Variations. Revue internationale de théorie critique » vient de sortir (automne 2012). Un numéro copieux, intégralement disponible en ligne et qui comprend de nombreux textes très intéressants.

 

- Alexander Neumann, « Dans le labyrinthe du Minotaure   »

 

Tout un dossier porte ensuite sur la correspondance entre Jean-Marie Vincent et André Gorz. Peut-être plus que Sartre ou Illich, André Gorz dans l'introduction de son dernier livre « Ecologica » (Galilée, 2008), laisse entendre que l'influence qui l'aura finalement le plus marquée (hormis Dorine), est celle de ce philosophe français trop peu connu, Jean-Marie Vincent. Auteur qui l'a poussé à lire les « Grundrisse » et à réviser ses propres positions sur les sphères autonome et hétéronome par exemple, ou encore sa position sur l'hypothèse hasardeuse d'un dépassement de la logique coercitive d'une forme de vie sociale constituée par et pour la valeur en procès. André Gorz, d'une grande honnêteté intellectuelle, reconnaissait ses erreurs et cherchait toujours à faire évoluer ses réflexions souvent peu travaillées théoriquement (il le reconnaît lui même dans son échange avec Vincent). Dans cette proximité avec Jean-Marie Vincent et à contre-pied des lectures traditionnelles voire hétérodoxes de l'oeuvre de Marx, des portes s'ouvraient enfin vers de nouvelles lectures qui pouvaient être faites notamment sur la base du Marx de la maturité, des « Grundrisse » et du « Capital ». Découvrant dans les années 2000 les oeuvres de Moishe Postone, Robert Kurz et Anselm Jappe, Gorz s'était à ce moment-là rapproché également des courants allemands autour de la « critique de la valeur », et tout particulièrement du groupe autrichien « Streifzüge » basé à Vienne, avec lequel il eut une longue correspondance publiée dans leur revue (voir à ce sujet le texte de Franz Schandl qui relate ces discussions dans Antiéconomie. André Gorz et la critique de la valeur   »).

 

Dans ce numéro de « Variations » on retrouve de nombreux échanges inédits sur ces sujets :

 

- Dialogue entre André Gorz et Jean-Marie Vincent

- Vivre une vie qui ne vit pas. Quand Jean-Marie Vincent et André Gorz débattaient de valeur et subjectivité (2000-2002), par Willy Gianinazzi.

- Correspondance entre André Gorz et Jean-Marie Vincent.

 

- Le numéro se poursuit avec la publication d'un nouveau texte de Moishe Postone, « Repenser Le Capital à la lumière des Grundrisse   » (traduit par Julien Bordier), qui renvoit beaucoup au texte de ce même auteur précéemment paru dans la revue « Actuel Marx  » (n°50, 2011) : « Le sujet de l'histoire : Repenser la critique de Hegel dans l'oeuvre marxienne de la maturité  » (traduit par Frédéric Montferrand). Ces deux textes ainsi que la partie intitulée « Les Grundrisse : repenser la conception marxienne du capitalisme et du dépassement de cette formation sociale » dans son livre « Temps, travail et domination sociale » (Mille et une nuits, 2009, pp. 41-71), montrent ainsi l'importance des « Grundrisse » (réédités en 2011) dans l'interpration de l'oeuvre de la maturité, comme y avait déjà insisté Roman Rosdolsky par exemple.

 

- On retrouvera également un texte de Claus Peter Ortlieb « Travail forcé et éthos du travail  » (traduit par Sinziana) qui poursuit la critique du travail en montrant toute la construction historique autour de l'émergence du travail dans les sociétés modernes depuis le XVIe siècle. Ortlieb, ex-membre du groupe « Krisis  » auteur du fameux « Manifeste contre le travail  », est désormais membre du groupe « Exit ! » fondé autour de Robert Kurz (1943-2012). 

 

- Un texte de Maria Wölflingseder  « Travail fétiche  » (traduit par Sinziana), philosophe qui elle aussi a circulé autour du groupe « Krisis  » dans les années 1990-2000 et développe la même critique radicale du travail, dans sa dimension « bifide » selon le mot de Marx, c'est-à-dire à la fois abstraite et concrète. Nous sommes toujours ici dans une conception du fondement de la formation sociale capitaliste qui rompt avec le réductionnisme borné du marxisme traditionnel qui réduit le rapport social capitaliste à un rapport social antagoniste, un rapport entre des classes (centrant l'interprétation sur la seule exploitation du surtravail, sans mettre en cause travail et valeur en tant que tels). Ici, le capital est compris comme un fétiche social réel, un « sujet automate » comme le dit Marx dans « Le Capital », il est une médiation sociale se mouvant elle-même au travers des activités déterminées des individus sociaux, il est le rapport tautologique du travail abstrait avec lui-même, qui de manière dérivée (et non première comme le pensent les marxistes traditionnels) constituera des sujets sociaux et donc des classes sociales à l'intérieur même du mouvement métamorphique du rapport-capital. Le travail constitue alors un fétiche social sous la forme de la valeur en procès (le rapport-capital), un fétiche historiquement spécifique à la seule société capitaliste. Ainsi, le capitalisme n'est pas d'abord (en première instance) une société de classes comme l'ont pensé plusieurs lectures marxistes au XXe siècle orthodoxe comme hétérodoxe (pensons à Korsch ou Lukacs), il doit être d'abord interprété pense le Marx de la maturité comme un fétichisme social réel que subissent rétroactivement l'ensemble des sujets sociaux qui le constituent, bourgeois comme travailleurs. Le capital n'est pas d'abord (en première instance) et seulement un rapport social de classe, il est avant tout un Moloch social qui dévore à chaque instant l'ensemble de ses propres créateurs. Le fétichisme est une inversion réelle du sujet et de l'objet, des créateurs et de leurs créatures, et non contingente. Marx le dit bien, nous ne sommes pas sortis du fétichisme social qui marquait les rapports sociaux des sociétés précapitalistes, le fétichisme moderne n'en est qu'une forme nouvelle, différente et historiquement spécifique, une forme particulièrement barbare et mutilante qui traverse les XIXe, XXe, et XXIe siècles.

 

- On remarquera également dans ce numéro une recension par Dietrich Hoss « Trente-trois thèses et une question   » du dernier livre de John Holloway, « Crack capitalism » (Libertalia, 2012), qui lui aussi aborde toutes ces questions centrales au sujet du dépassement du travail comme activité au fondement de la forme de la synthèse sociale moderne.

 

Bonne lecture du numéro,

Palim Psao

 

 

Numéro 17, Variations, Critique du travail.

 

 

Introduction du numéro :

 

Les vertus du travail sont célébrées à pleins poumons dans les mass media, sous le leitmotiv de la sauvegarde de l’industrie ou du capitalisme cognitif, de la rigueur et de l’épargne, de l’esprit d’entreprise et du soutien aux pigeons. Ce discours dominant cache mal son inquiétude, au vu de séries noires de suicides au travail, d’un chômage de masse sans fin et de contestations publiques à l’encontre des politiques de précarisation, du retrait du Contrat Première Embauche au programme actuel de la Commission européenne. Ici, la compétitivité apparaît comme une divinité exigeante qui s’impose à tous, en tant qu’impératif catégorique, potentiellement salvateur de l’économie, sinon de l’humanité. Les Ubu Rois de l’Europe et du FMI proclament à l’unisson la nécessité de travailler plus, plus longtemps, toute la vie, avec des salaires amputés et une couverture sociale élimée. La finalité de plus en plus voyante du travail semble être uniquement d’alimenter la machine marchande, de reproduire le capital. Le travail, partie variable de l’investissement capitaliste, se présente en tant qu’abstraction, exhibe ainsi son non-sens et provoque épuisement, dégoût. Si d’aventure le travail n’a pas cette fonction, il est marginalisé, élagué, supprimé ou automatisé. Par ailleurs, de façon brutale ou au fil des années, qu’il s’agisse des cadences, de l’amiante par exemple ou du harcèlement moral, le travail brise les salariés physiquement et mentalement. Parler de travail précaire relève de plus en plus du pléonasme : un nombre grandissant de postes de travail sont sous la menace permanente d’être interrompus par un licenciement ou un accident de santé. Ici et là, une critique du travail émerge : dans la réfraction, la résistance passive, la rébellion, mais aussi dans le champ éditorial et à travers des essais théoriques. Adorno, Gorz ou Castoriadis sortent des archives pour garnir à nouveau les barricades. À l’occasion du présent numéro, nous avons d’ailleurs réédité un livre de Jean-Marie Vincent, fondateur de Variations : Critique du travail.

 

Au Portugal, en Espagne, en Italie et en Grèce, les manifestations d’indignation massives et répétées, débordant souvent les cadres politiques et syndicaux traditionnels, expriment ce refus global de l’alternative absurde, entre un travail à peine rémunéré et un chômage qui oblige à « chercher sa vie » dans les poubelles. De cette situation émergent aussi des initiatives où la solidarité s’exprime au quotidien pour aider des familles condamnées à être expulsées à garder leur logement, pour rétablir l’électricité qui a été coupée pour cause de factures impayées, pour échanger directement des denrées ou des services, pour créer des coopératives, pour créer et se divertir ensemble. D’autres façons d’agir collectivement voient le jour sous diverses appellations, « économie du nous », « économie du don », analyses et réflexions sur « les biens communs », « la gratuité », sur la proposition d’un revenu universel garanti à vie. Le travail relationnel, le soin, tentent de s’émanciper de la primauté du travail salarié et de sa domination masculine, dans la théorie féministe et l’autogestion d’un hôpital en Grèce. De façon concomitante avec les mouvements contre les injustices sociales, de nouvelles relations sociales, solidaires, ouvertes et créatives, tournant le dos aux fétiches du travail, de la valeur, de l’argent, de la concurrence et de l’Etat, sont en gestation.

 

En contrepoint de la situation européenne, il est hautement révélateur d’examiner, à partir d’un exemple récent, comment se présente aujourd’hui, à l’autre bout du monde, en l’occurrence en Chine, la critique immédiate du travail par de jeunes salarié.e.s qui font marcher « l’usine du monde ». Les écrans des iPhone du groupe Apple sont tapotés et caressés par des millions de consommateurs sur les cinq continents. Ces séduisants objets dits « conviviaux » sont fabriqués en Chine dans les usines du groupe taïwanais Foxconn. Récemment dans l’une d’elles, la colère de 2000 ouvriers a explosé contre la brutalité des gardiens et contre les conditions de travail. Quarante ouvriers ont été blessés et sept d’entre eux seraient morts à la suite de l’intervention de 5000 policiers antiémeutes. Un ouvrier qui a vécu dans cet enfer où l’on travaille souvent plus de 60 heures par semaine pour satisfaire les commandes de Apple a déclaré que « les conditions de travail sont insupportables, elles poussent les ouvriers soit à l’émeute, soit au suicide. » Du reste, dans le complexe industriel concerné, Foxconn doit remplacer chaque jour en moyenne 600 salariés préférant fuir l’usine. Sa riposte contre les suicides a consisté à supprimer la prime de décès aux familles des suicidés et à installer des filets sous les fenêtres des logements collectifs.

 

Se délier des liens serrés et étouffants jetés sur une grande partie de l’humanité par le capital sous la forme d’un travail salarié de plus en plus dégradé et dégradant ne va pas sans de grandes difficultés. L’une d’elle, que Variations s’efforce d’affronter avec d’autres revues et intervenants à l’échelle internationale, consiste à fragiliser et à démasquer le fétiche travail qui se présente toujours avec un air de nécessité évidente, transhistorique, le plaçant au-dessus de tout débat. Le travail serait ainsi toujours bénéfique, utilitaire, voire neutre. Si le monde tel qu’il va est en crise, le travail n’y serait pour rien et nous n’aurions à nous en prendre qu’à un segment très particulier et restreint du système, une instance toujours fuyante, chargée de tous les maux, le capital financier. Dans ce jeu de cache-cache où les grands industriels se présentent du côté du travail, comme des bienfaiteurs de l’humanité, tenter de ressaisir constamment toutes les médiations qui se trouvent au cœur des rapports sociaux capitalistes est une tâche complexe qui nécessite de multiples analyses. D’autant plus que le conte bleu d’un travail forcément positif est une représentation extrêmement prégnante et répandue, et notamment partagée par ces partis de gauche qui n’ont jamais pris au sérieux les avertissements donnés par Karl Marx dans sa Critique du programme de Gotha, ou par Walter Benjamin dans ses Thèses sur l’histoire. Manifestement, les termes du débat doivent changer : il ne s’agit pas de libérer le travail, mais de se libérer du travail. S’émanciper, intellectuellement et socialement de son cortège d’abstractions marchandes et bureaucratiques, dont la règle d’or qui doit assure des rendements stables n’est que le point d’orgue.

 

C’est alors une reprise nécessaire, une actualisation ainsi qu’une illustration des débats et problèmes concernant la critique du travail initiée depuis vingt-cinq ans et plus, que propose cette nouvelle livraison de Variations. Le thème s’ouvre sur un premier dossier qui présente les discussions entre Jean-Marie Vincent et André Gorz. Après un retour sur les soubassements conceptuels de la critique du travail chez Jean-Marie Vincent par Alexander Neumann et une introduction de Willy Gianinazzi, nous rééditons un dialogue entre les deux penseurs initialement paru dans le premier numéro de la revue en 2001. Il se poursuit à travers la publication inédite et posthume d’une correspondance entre eux, rassemblée par Willy Gianinazzi. Nous proposons ensuite les bonnes feuilles du dernier ouvrage d’Arno Münster, qui lie l’approche de Gorz à la critique du capitalisme vert. Chacun à leur manière, Pierre Dardot et Moishe Postone, nous invitent à relire Marx hors des sentiers battus, stimulant une analyse renouvelée de la catégorie de travail. C’est ensuite le fétiche travail qui est déconstruit : Claus Peter Ortlieb s’en prend au discours de glorification du travail, et Maria Wölflingseder le replace dans sa relation à la marchandise et la valorisation. Monique Selim et Laurent Bazin mettent quant à eux en perspective une critique du travail, avec celles de l’Etat et des constructions de genre. Par la suite, Jacques Wajnsztejn replace la crise du travail dans les contradictions internes du capitalisme contemporain. Puis, ce sont des réflexions de terrains et sur les pratiques qui sont élaborées. Claire Flécher s’intéresse aux conditions de travail dans la marine marchande, et Stefan Kerber-Clasen analyse le mouvement des coopératives et de l’économie solidaire en Allemagne. David Puaud explore les effets et contradictions d’une statue à la gloire de l’industrie automobile, tandis que Nikola Skočajić nous présente les élaborations paradoxales du travail d’une partie la scène culturelle indépendante en ex-Yougoslavie. Enfin, Jean-François Gava interroge l’hypertaylorisme.

6Le hors-champ est, cette fois, un élargissement du domaine des débats, avec la seconde partie d’un essai de l’artiste Martha Rosler et un texte de Mikkel Rasmussen sur l’art, deux auteurs inspirés de Herbert Marcuse. Manuel Cervera-Marzal attaque l’héroïsme et Michal Koslowski s’interroge sur le statut de la Critique. En prolongation de notre précédant numéro, sur les espaces publics oppositionnels, Marc-André Cyr montre que la démocratie ne se limite nullement à l’enceinte de l’Assemblée ni au Québec, ni ailleurs.

 

Nous inaugurons une nouvelle rubrique, images dialectiques, qui crée le choc du mot et de la photo ou tout autre support visuel. Le Schriftbild entre en action... Maud Ingarao amorce la série et ouvre le bal en interrogeant le visage d’une femme.

 

Enfin, ce numéro « Critique du travail », propose quatre recensions d’ouvrages parus récemment. Dietrich Hoss commente la parution en français du nouveau livre de John Holloway, Crack capitalism, 33 thèses contre le capital. Viviane Albenga questionne Genre et rapports sociaux de sexe de Roland Pfefferkorn dans une perspective féministe. Ian Dufour présente Un travail sans limite ?, ouvrage collectif sous la direction de Patrick Cingolani, qui sonde les nouvelles configurations du travail. Pour finir, Didier Epsztajn évoque Travail, peurs et résistances d'Isabelle Forno, qui développe une critique de la victimisation des salariés.

  • Pour montrer que la Théorie critique n’a pas dit son dernier mot, l’Université de Lund vient d’inscrire Variations dans son classement international de revues de recherche en open access1.

Bonnes lectures,

Le comité de rédaction.

Tag(s) : #Textes contre le travail
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