Proche de la théorie de la « crise de la valeur » développée depuis plus de vingt ans par les revues allemandes KRISIS puis EXIT ! [1], tout en la simplifiant pour la rendre plus intelligible, l’article de Denis Baba ci-dessous paru dans le journal La Décroissance propose à la discussion une analyse possible de la crise actuelle. On peut noter toutefois, qu'au sein de la mouvance internationale de discussion que l'on appelle en Allemagne la " wertkritik " (La critique de la valeur), si pour Robert Kurz ou Anselm Jappe il existe bien une limite interne absolue au capitalisme tel que le reprend ici Denis Baba, pour le théoricien canadien Moishe Postone cette limite n'est pas atteinte selon lui. Robert Kurz répond récemment à Postone dans une interview (en allemand) intitulée " Marxshe Theorie, Krise und überwindung des Kapitalismus " (dans la rubrique autorlnnen du site du groupe EXIT) qui sera publiée bientôt on l'espère en Français.
Sur la crise et la décroissance on pourra voir aussi :
Crédit à mort (revue Lignes 2010) et Au sujet de la décroissance, par Anselm Jappe.
Pourquoi la crise s'aggrave : la croissance ne crée pas de la richesse mais de la pauvreté, par Gérard Briche.
Au commencement était le travail.
Feignants de tous pays, réjouissez-vous, car on peut dire que tous nos maux actuel découlent du travail. L’économie marchande est en effet une formidable opération de mobilisation du travail humain. Ce travail a deux faces dans notre société. Le premier visage, c’est l’ensemble des gestes et savoirs concrets qui nous animent lorsque nous travaillons, que ce soit directement pour nous et nos proches (le potager domestique) ou que ce soit pour gagner de l’argent, généralement sous forme de salaire (le jardinier professionnel). Mais le travail prend également une forme sociale particulière : il est « transformable », et transformé en argent. Pour un très grand nombre d’entre nous, l’argent est la finalité de notre travail sous forme d’emploi. Dans ce cas, notre fatigue physique et intellectuelle ne produit pas, pour nous, une richesse concrète qu’on s’approprie, avec d’autres (les légumes du jardin, partagés avec les copains), mais une ligne bancaire sur un compte courant : le montant du salaire net du jardinier. On parle alors de travail productif : celui qui est mis en œuvre pour faire croître l’argent. Bien entendu, travail productif ne doit aucunement être confondu avec travail utile (de très nombreux travaux productifs sont de fait carrément nuisibles). Point fondamental : l’argent représente la valeur des « choses », et leur valeur dépend de la productivité du travail qui a produit le bien ou le service considéré. Reprenons.
Comment ça marche ?
Les Etats modernes instituent et contrôlent un système financier. Les banques et autres institutions financières créent de la monnaie, c’est-à-dire de la dette. La monnaie capitaliste n’est jamais rien d’autre que la valeur future (anticipée) du résultat du travail, généralement salarié. L’entreprise qui emprunte l’argent va acheter du travail, les propriétaires et cadres dirigeants vont le commander pour produire des marchandises diverses. Le « pouvoir d’achat » (le fameux) distribué lors des opérations économiques de production va permettre d’acheter les marchandises produites. Il va se partager entre les salariés et les propriétaires des entreprises. La consommation, c’est l’achat des services et des biens finals ; l’épargne, c’est la contrepartie en argent de la création de biens de production, « durables ». Et roulez petits bolides : tourne le circuit de l’argent ! la tuyauterie capitaliste est née.
Dans une économie marchande, il est indispensable que la quantité d’argent en circulation augmente sans arrêt. Pourquoi ? Parce que rembourser une dette, c’est détruire de l’argent. 100 euros ont été créés, 100 euros ont été remboursés : destruction des créances, destruction de l’argent. A un niveau global c’est une catastrophe. Le PIB était de 1800 milliards d’euros, il n’est plus que de 1500 milliards d’euros. Les objecteurs de croissance diront : « Bonne nouvelle, il en reste bien assez et on pollue moins ! » Erreur. Lorsque les quantités d’argent, donc de travail productif, se réduisent, toutes les opérations de production et de circulation de marchandises sont déstabilisées. Parce que l’argent manque, de nombreuses dettes ne peuvent plus être remboursées ; les individus vont alors chercher à vendre tout ce qu’ils peuvent. Les prix s’effondrent, les droits de propriété sont remis en cause. Désordre, désastre. Car comment produire et faire circuler les richesses concrètes lorsque les prix deviennent erratiques, ne peuvent plus être fixés ? Autant vouloir prendre des mesures avec un mètre étalon dont la longueur ne cesserait de fluctuer... Les catégories premières de l’économie marchande, prix et valeur, sont déstabilisées. Celles-ci ne conservent donc leur pertinence que dans le contexte d’une économie en croissance, c’est-à-dire avec un « surplus » permanent d’argent (de travail productif) par rapport à la période précédente. Voilà pourquoi aucune « croissance zéro », et encore moins une « décroissance », n’est envisageable avec de telles institutions. Pour que celles-ci puissent survivre, il nous faut créer toujours plus d’argent, c’est-à-dire produire toujours plus, avec davantage de travail.
D’où le caractère aveugle et « fou » de ce système (et, bien sûr, le saccage des écosystèmes planétaires) qui ne peut connaître aucune limitation, sauf à se détruire.
La concurrence détruit le travail.
Lorsqu’on met un met les mains dans le cambouis, on sait que le moteur interne de la croissance c’est la concurrence entre les entreprises privées. Comment croître plus vite que ses concurrents pour amasser plus d’argent ? En vendant moins cher ses produits de façon à rafler les marchés. Or le prix d’une marchandise c’est le travail nécessaire à sa production. Simplifions. Si, sur le marché de la chemise, on fabrique en deux heures de travail, le prix de la chemise « vaut deux heures » ; si une entreprise achète une machine qui lui permet de fabriquer une chemise en une heure de temps, y compris en intégrant l’amortissement du prix de la machine (le travail qu’elle a nécessité), elle peut dorénavant vendre ses chemises deux fois moins cher et augmenter sa part de marché (« gains de productivité », disent les économistes). Stimulation, croissance des entreprises, « guerre économique » (délocalisation, surexploitation des salariés, etc.)
Il y a donc un double mouvement qui est contradictoire : l’accumulation de marchandises et d’argent est une nécessité à un niveau global. Mais celle-ci est garantie par la compétition économique qui peut conduire paradoxalement, à une destruction de travail productif et donc de valeur. Comment concilier ces deux mouvements ? Par la croissance continue de l’espace économique. Démoder les chemises tous les deux mois grâce à la publicité, investir dans de nouveaux produits : des pantalons ou des téléphones portables ou des pesticides. Bref, faire croître les marchés de façon à compenser la réduction de la création de valeur du fait de la hausse de la productivité du travail. Et c’est bien ce qui s’est passé au XIXe et au Xxe siècle : la croissance économique prodigieuse et destructrice. En Europe occidentale puis, utopiquement, partout dans le monde.
Capitalisme, fin de parcours.
Or depuis maintenant trente ans il devient clair que ce système ne fonctionne plus. Et ce jugement est indépendant de tout le mal qu’on peut en penser ! La tendance à la décroissance de la valeur marchande l’emporte. Malgré l’augmentation délirante, insupportable, du nombre de marchandises concrètes, leur transformation en profits aux niveaux exigés par l’économie marchande devient impossible. D’une part parce que plus le système se développe, plus il faut sauter haut pour ne pas tomber. Pour le dire autrement, produire toujours plus pour ne pas décroître. Un peu comme une voiture folle qui n’aurait pas le choix : accélérer ou caler net.
Mais surtout parce que les quantités de travail productif s’effondrent du fait du remplacement du travail par les « machines » (et en tout premier lieu, ces dernières années décennies, la « révolution numérique »). Il suffit de compulser n’importe quelles statistiques portant sur la durée annuelle du travail hors administration pour s’en convaincre. Les grandes multinationales produisant à elles seules plus du quart du PNB mondial emploient moins de 1% de la population active mondiale. Pour un système dont le mode de fonctionnement repose sur la mobilisation de toujours plus de travail pour créer davantage d’argent, c‘est évidemment la catastrophe : la destruction de ses propres institutions.
Tout cela peut paraître curieux mais le nombre de produits hypersophistiqués qui nous entourent, que l’on peut acheter avec très peu d’argent, démontre que leur valeur s’est effondrée. A un niveau collectif, la « baisse du pouvoir d’achat » n’a pas eu lieu (même ces derniers mois avec la hausse, encore contenue, des prix des matières premières). Les prix des marchandises se sont effondrés beaucoup plus vite que les quantités vendues. Mais alors d’où viennent les « mégaprofits du patronat » qui font hurler les gauches ? La croissance continue du PIB, des Etats-Unis et des autres ? La crise financière actuelle permet de répondre à cette question.
Le plus grand bluff de tous les temps !
Moins de travail productif, c’est moins de valeur, moins d’argent. La première manifestation d’une crise de la valeur c’est l’incapacité d’acteurs importants de l’économie à rembourser leurs dettes parce que l’argent ne rentre plus dans les caisses. C’est ce qui s’est passé dès le début des années 1980 (crise « mexicaine ») et n’a cessé depuis de ruiner des économies et des sociétés partout dans le monde. L’épicentre de la même secousse sismique touche aujourd’hui violemment les USA et l’Europe occidentale. Pour comprendre la situation actuelle, il faut répondre à cette question simple : comment ont réagi les Etats face à la crise de la valeur ? Ils ont tranquillement laissé dériver la création monétaire, en contradiction totale avec les règles de fonctionnement du système et les enseignements des économistes libéraux les plus sérieux (Friedman, Hayek et toute la clique). Année après année, l’argent émis par le système financier a enflé pour atteindre des montants vertigineux. Personne n’est d’accord sur les chiffres, mais une chose est sûre : la somme des capitaux en circulation dans le monde est au moins trois à quatre fois supérieure à la valeur du PNB mondial. L’argent capitaliste émis n’a alors plus aucune contrepartie en travail productif, en valeur. Il s’est absous de ses propres règles. La sphère financière devient le véritable moteur de la croissance. En France, le secteur bancaire est le premier employeur privé, suivi de près par le bâtiment, secteur également surgonflé par la bulle spéculative. Seul cet afflux de monnaie a permis aux entreprises d’équilibrer leurs comptes, de faire apparaître de gros profits, de distribuer encore des salaires. Mais fondamentalement cet argent ne vaut rien du tout. Les banques prêtent aux ménages des sommes folles gagés sur la valeur future d’un bien acheté à crédit ; elles ouvrent des lignes de crédit à des entreprises en contrepartie de la valorisation future de leur capital qui dépend pour moitié de leurs résultats financiers (notamment lors d’opérations d’achat, les fameux LBO - leveraged buy out ; attendez-vous à entendre prochainement de ceux-là !). Evidemment, lorsque les défauts de paiement se multiplient, apparaît au grand jour l’évidence : la décroissance de la valeur marchande a déjà commencé. Et avec elle la mort, violente, de l’économie marchande.
Remettre le monde à l’endroit.
Les beaux esprits ont toujours ricané au titre de notre journal. La décroissance, pensez donc ! Il est pourtant d’une justesse diabolique : la décroissance de la valeur marchande, voilà exactement les temps que nous vivons. Pour tenter, sans espoir, de la contrecarrer, la pression sur les écosystèmes naturels devient sans limites. Prétendre lutter contre cette baisse de la valeur, en utilisant les potions classiques du pilotage de l’économie de marché (taxes et subventions), c’est-à-dire en s’inscrivant dans la logique de fonctionnement d’un système en autodestruction violente, comme le fait par exemple le « Grenelle de l’environnement », est risible. Moins drôle est le taux d’exploitation record que connaissent les individus au travail (la fameuse « souffrance au travail » à laquelle s’attellent des batteries de psychologues). Créer encore un peu de valeur peut conduire à la mort.
Nous plaidons et militons pour « remettre le monde à l’endroit » : repenser la production et la circulation des richesses en fonctions des nécessités écologiques et sociales. C’est-à-dire non pas détruire l’économie marchande - elle le fait toute seule ! - mais assumer la réalité de son autodestruction. La « décroissance », jamais mot n’a été aussi réaliste.
Denis Baba, journal La Décroissance, n°54, novembre 2008, p. 10-11.
[1] cf. Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoel, 2003.