Ci-dessous, en format PDF, le texte d'Anselm Jappe paru dans le numéro de la revue française Lignes dans son numéro 30, octobre-novembre 2009. Merci à JF pour le texte.
« Le site du Guardian pointait vendredi que l‟immeuble de Time Square, au coeur de Manhattan, affichant sur son fronton le montant de la dette publique américaine, n‟a plus assez de place pour loger la quantité astronomique de milliards de dollars, précisément 10 299 020 383, une énormité due notamment au financement du plan Paulson et à la mise sous perfusion des agences Freddie Mac et Fannie Mae. Il a même fallu éliminer le symbole „$‟, qui occupait la dernière case de l‟affichage, pour que le passant puisse boire ce chiffre jusqu‟à la lie 1. » Qui veut s’en souvenir maintenant ? La grande peur d’octobre dernier semble déjà plus loin que la « grande peur » du début de la Révolution française. Il y a un an pourtant, on avait l’impression que des voies d’eau s’étaient grandes ouvertes et que le navire coulait à pic. On avait même l’impression que tout le monde, sans le dire, s’y attendait depuis longtemps. Les experts s’interrogeaient ouvertement sur la solvabilité des Etats même les plus puissants, et les journaux évoquaient en première page la possibilité d’une faillite en chaîne des caisses d’épargne en France. Les conseils de famille discutaient pour savoir s’il était nécessaire de retirer tout l’argent de la banque et de le garder chez soi ; des usagers des trains se demandaient, en achetant un billet à l’avance, si ceux-ci circuleraient encore deux semaines plus tard. Le président américain George Bush s’adressait à la nation, pour parler de la crise financière, en des termes semblables à ceux employés après le 11 septembre 2001, et Le Monde intitulait son magazine d’octobre 2008 : « La fin d’un monde ». Tous les commentateurs étaient d’accords pour estimer que ce qui était en train de se passer n’était pas une simple turbulence passagère des marchés financiers, mais la pire crise depuis la Deuxième Guerre Mondiale, ou depuis 1929.
Il était bien étonnant de constater que les mêmes, du top manager au RMiste, qui, jusqu’à la crise, semblaient convaincus que la vie capitaliste ordinaire continuerait à fonctionner durant un temps indéfini, pourraient se faire si vite à l’idée d’une crise majeure. L’impression générale de se sentir au bord d’un précipice était d’autant plus surprenante qu’il ne s’agissait alors, en principe, que d’une crise financière dont le citoyen moyen n’avait connaissance que par les médias. Pas de licenciements de masse, pas d’interruptions dans la distribution des produits de première nécessité, pas de caisses automatiques qui ne distribuent plus de billets de banque, pas de commerçants qui refusent les cartes de crédit. Pas encore de crise « visible », donc. Et pourtant, une atmosphère de fin de règne. Ce qui ne s’explique qu’en supposant que, déjà, avant la crise, tout un chacun sentait vaguement, mais sans vouloir s’en rendre entièrement compte, qu’il avançait sur une mince couche de glace, ou sur une corde tendue. Quand la crise a éclaté, aucun individu contemporain n’a été, au fond, davantage surpris qu’un gros fumeur à qui l’on apprend qu’il a le cancer. Sans que cela apparût clairement, la sensation était déjà largement répandue que cela ne pouvait plus continuer « comme ça ». Mais peut-être faut-il s’étonner davantage encore de la célébrité avec laquelle les médias ont mis l’apocalypse au rancart, pour recommencer à s’occuper des pêcheurs d’huîtres ou des frasques de Berlusconi.
La suite du texte :
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Quelques textes d'Anselm Jappe :
Discussion avec Anselm Jappe à la maison des sciences économiques à Paris en 2004.
Pourquoi critiquer radicalement le travail ?
Examen de l'ouvrage de Jean-Claude Michéa " L'empire du moindre mal "
La politique n'est pas la solution
Politique sans politique
La violence, mais pour quoi faire ?
Rencontres avec Anselm Jappe les 26 février et 18 mars 2010