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Jean-Marie Vincent (1934-2004) est un philosophe français, qui toute sa vie a combattu ce fait qu'au sein des formes sociales capitalistes, les hommes ne soient plus que réduits à leur rôle de supports des rapports sociaux de production. Il est le philosophe français qui se rapproche le plus de la critique de la valeur en Allemagne et celle de Moishe Postone. Le chapitre 4 de son ouvrage Critique du travail (PUF, 1987) peut se retrouver ici : « Le fétiche travail et son empire : la critique de l'économie comme critique de la forme valeur ? »



 
« Il est de bon ton aujourd'hui dans certains cercles néolibéraux d'affirmer qu'il n'y a pas de rapports sociaux, mais seulement des individus qui coordonnent leurs actions par l'intermédiaire du marché. L'édifice complexe des différents marchés, leurs hiérarchisations ne seraient en somme que des manifestations naturelles, d'une nature économique transhistorique, plus ou moins amenée à éclosion suivant les époques. C'est oublier que les mécanismes de marché sont des mécanismes sociaux. Celui qui offre sur le marché n'est pas un simple vendeur, une sorte d'agent socialement neutre ; il est capitaliste, commerçant ou vendeur de force de travail. Celui qui achète sur le marché n'est pas non plus un agent neutre ; il achète des moyens de subsistance, des biens de consommation, mais il est aussi un capitaliste qui achète des moyens de production et de la force de travail pour faire fructifier le capital. La circulation sur les marchés n'est pas réductible à une circulation des produits, elle est circulation de capitaux, de marchandises qui permettent aux capitaux de se réaliser et de force de travail qui met les capitaux en mouvement. Elle est en fait circulation de rapports sociaux. Contrairement à ce que veulent faire croire les économistes néo-classiques et les idéologues néo-libéraux, la production capitaliste n'est donc pas au premier chef une production de biens, de produits ou de services, mais une production de valeurs dont les biens, les produits et les services ne sont que les supports matériels. La valeur qui trouve sa concrétisation la plus éclatante dans l'argent et dans le capital porteur d'intérêt est elle-même un rapport social. Elle est la résultante de relations entre une machinerie sociale destinée à capter une grande partie des activités humaines et des prestataires interchangeables d'un travail rendu abstrait. Elle est également la résultante de relation établies entre les hommes par l'intermédiaire d'objets construits socialement, les marchandises et leur mouvement perpétuel. Toute cela passe par-dessus la tête des individus et les asservit à une dynamique qui leur échappe. L'ensemble des appareillages techniques, des installations de production et des moyens de communication, animé par la valeur qui s'autovalorise, s'oppose et s'impose comme une réalité inévitable et imprenable. Toutes les pratiques sociales sont plus ou moins directement touchées par cette mise en extériorité de la socialité humaine. Le rapport social de production, loin d'être pure production économique, est en fait production et reproduction de la totalité complexe des rapports sociaux, des formes de vie, des formes symboliques et imaginaires sous le signe de la valeur. Il est par conséquent totalisant et tend à ne pas connaître de limites. Le rapport social de production s'empare aussi bien de l'espace que de la temporalité et de la scansion du quotidien. Cette boulimie ne s'arrête d'ailleurs pas aux frontières de la production, elle investit aussi la consommation et tout ce qui l'accompagne (marchandisation universelle, esthétisation du marchand). »

Michel Vakaloulis, Jean-Marie Vincent et Pierre Zarka, Vers un nouvel anticapitalisme. Pour une politique d'émancipation, éditions du Félin, 2003, p. 32-33.



« L'idéologie n'est pas directement le produit des intérêts des classes sociales, et elle n'est pas non plus autojustification, elle est une sorte de myopie spontanée dans le contexte de l'économie marchande la plus développée, l'économie capitaliste. »

Jean-Marie Vincent, Fétichisme et société, Anthropos, 1973, p. 18-19.



« Toute la construction téléologique [qui conçoit donc le travail en tant que simple instrument dans le métabolisme de l'homme avec la nature] se trouve ainsi ignorer les rapports essentiels, le travail (et le capital) comme rapport social, la consommation, comme étroitement liée aux structures de la production. Et le savoir absolu [il parle là de l’idéalisme de Hegel] qui se base sur l’identification processuelle du sujet et de l’objet s’effondre comme une illusion dès que l’on est capable de saisir que l’on est en présence non de moyens de production en général ou d’hommes-démiurges, mais de rapports sociaux objectifs. Toutefois la critique faite par Marx à l’hégélianisme ne s’arrête pas là. Il montre également comment cette illusion est nécessaire et tout à fait conforme à l’isolement social que produit la socialisation capitaliste [par le travail abstrait]. Les individus-monades qui ne se sentent liés entre eux que par une dialectique de la domination, de la servitude et de la reconnaissance sont portés à naturaliser les rapports qui les enserrent et en même temps à subjectiviser les conditions sociales et matérielles de leur pratique individuelle. En aucun cas, ils ne contrôlent leur pratique sociale, c’est-à-dire la production de leur propre vie, que ce soit sur le plan matériel ou sur le plan intellectuel. Tout comme les rapports de production s’élèvent au-dessus des hommes comme une puissance qui leur est étrangère, les cristallisations intellectuelles qui donnent leur forme aux pratiques sociales rendues nécessaires par ces rapports de production, se détachent de ceux qui les créent et s’opposent à eux. Il s’agit de ce que Marx appelle des formes intellectuelles objectives [abstractions réelles], objectives parce qu’elles sont produites socialement et sans conscience et non parce qu’elles seraient un produit ‘‘ naturel ’’ de l’esprit confronté à des conditions purement naturelles. La forme valeur, la forme marchandise qui s’imposent comme des données simples et indépassables, occultent en réalité des rapports sociaux en se présentant comme la traduction catégoriale de rapports utilitaires entre les hommes et les choses. La conscience, qu’elle soit sociale ou individuelle, est ainsi enfermée dans un cadre rigide qui oriente et vicie tous ses mouvements. Elle tend par là même à réifier toutes les relations dans lesquelles elle est impliquée en mettant sous le sceau de l’immédiateté ce qui est en réalité est socialement médiatisé. Je crois avoir un rapport immédiat avec l’autre, mais j’oublie que je le soupèse, que je le mesure à l’aune des rôles prévus par la société capitaliste. Je crois consommer de pures valeurs d’usage alors que je recherche des symboles sociaux dont ces valeurs d’usage apparaissent porteuses. Les objets qui m’entourent sont, pour reprendre une expression de Jean Baudrillard des formes-signes [J-M Vincent insère en note de bas de page une critique de Baudrillard, que je ne reproduis pas] par rapport auxquels le support matériel devient secondaire, de même que le signifiant refoule au second plan le signifié dans la communication entre les individus. Derrière les apparences de la réciprocité et de la complémentarité, derrière les échanges d’équivalents dans la sphère de la circulation des biens matériels et des valeurs symboliques, se manifeste un mécanisme de la distinction-opposition, de la domination et de la servitude sur lequel les individus marqués par l’individuation bourgeoise n’ont pas de prise »

Jean-Marie Vincent, Fétichisme et société, Anthropos, 1973, p. 18-19.



« Pour Marx l'idéologie  est un phénomène objectif qui traduit un certain type de relation des hommes entre eux et à leurs produits et s'exprime en une certaine configuration de la conscience sociale, mais en aucun cas, comme nous l'avons déjà indiqué, ce rapport objectif n'est assimilable aux rapports de production [...]. [L'idéologie] est une manifestation du rôle de support des rapports de production capitalistes assumé par les hommes. On peut admettre que son poids se fait plus lourd sans pour autant en conclure qu'elle devient inexpugnable. Il est vrai que selon Marx la critique rationnelle de l'idéologie n'est pas le fait de la négativité prolétarienne et que dans ses oeuvres de la maturité il n'attendait pas que la classe ouvrière de par sa " révolte contre l'aliénation du travail " démasque en pratique l'idéologie dominante. Pour lui l'ouvrier succombait comme les autres supports des rapports de production (les bourgeois entre autres) au fétichisme de la marchandise, d'une manière sans doute spécifique, mais qui empêchait néanmoins que la conscience ouvrière même sous sa forme la plus extrême (la conscience possible de Lukàcs) déchiffre le mystère de la société ».

Jean-Marie Vincent, Fétichisme et société, Anthropos, 1973, p. 237-238. Le fétichisme détermine la pensée et l’action des hommes, il y a donc chez Marx, un rejet de l’opposition de l’idéalisme et du matérialisme. C’est justement le fait du fétichisme, la « matrice de l’idéologie » ou la « structure de la conscience » (J.-M. Vincent), qui fait tomber la pensée dans le piège du subjectivisme et de l’objectivisme, c’est-à-dire le fait de la subjectivisation des rapports matériels et de l’objectivisation des rapports sociaux. Pour désigner ce que Marx appele les « formes intellectuelles objectives », Jean-Marie Vincent comme d'autres utilisera plus tard le concept d'« asbtraction réelle », qu'Alfred Sohn-Rethel développe dans La pensée-marchandise, éditions du Croquant, 2009, pour la traduction française.



« [...] il est significatif que Horkheimer et Adorno ne se soient jamais vraiment interrogés sur le statut scientifique de la critique de l'économie politique. Dans Zum Problem der Wahrheit Horkheimer tient pour certain que les cétagories employées par Marx dans le Capital ont une autre portée et d'autres fonctions que celles qu'elles avaient dans les élaborations de l'économie politique classique, mais il ne se demande pas par quoi se manifestent les différences, ni non plus quel est le statut épistémologique de ces " formes intellectuelles objectives " [abstractions réelles] pour reprendre la terminologie de Marx, autrement dit quel est leur poids de réalité. L'emploi par Marx de la dialectique hégélienne dans la déduction des catégories, dans l'étude de la métamorphose des formes (de la marchandise au capital) ne lui apparaît donc pas comme un problème - il n'y voit que l'utilisation d'un instrument critique particulièrement souple et fluent. C'est dire qu'il [Horkheimer] ne voit pas que Marx traite la réalité capitaliste comme une réalité dialectique au sens fort, non métaphorique du terme, ou l'utilisation de la dialectique hégélienne de l'idée, du dépassement du fini est tout à fait adéquate, parce qu'il s'agit d'une réalité renversée sens dessus dessous. Le suprasensible " social et pratique et le sensible matériel y intervertissent en effet leur place dans un contexte où le suprasensible chosifié se détache de ses présuppositions (les hommes vivant en société) et s'anime de façon autonome en se servant pour cela du comportement et des volitions des sujets isolés les uns des autres et prétenduement libres, dans un contexte également où le sensible n'est plus qu'un champ d'affirmation pour la valorisation des individus-supports des rapports de production. Tout ceci est capital pour comprendre comment les abstraction réelles de l'économie (marché, capital, travail) dominent la vie sociale, façonnent l'idéologie en lui donnant à elle aussi un caractère quasi naturel, mais aussi pour comprendre que la mise en question du capitalisme ne peut se faire qu'à partir d'une remise en place de cette réalité retournée, remise aux dimensions à la fois théoriques, pratiques et matérielles. Il ne s'agit pas en effet de mettre fin à une aliénation du sujet dans l'objectivité ou de se réapproprier des qualités humaines projetées dans l'imaginaire ou le fantasmatique (et séparées de ce fait des activités vitales des individus), il s'agit de mettre en question une certaine organisation du sensible et du suprasensible telle que les rapports apparemment simples du suprasensible au sensible, de subordination du sensible au suprasensible (la domination des hommes en société sur leur environnement), sont en fait déviés, déplacés par la préséance, la réification-valorisation du suprasensible, l'autonomie de son affirmation par rapport à ceux qui le produisent et par rapport à la dégradation-dévalorisation du sensible qui, comme les hommes n'est plus qu'un support de la valeur qui s'autovalorise. La réalité " dialectique " du capitalisme, ses oscillations entre l'unité et la séparation, n'est donc pas qu'un aspect du problème, elle renvoie à une opposition séparation fondamentale et réelle entre les hommes et leurs rapports sociaux, entre les hommes et leurs conditions matérielles d'existence. Autrement dit, le capitalisme en tant que réalité inversée, mise la tête en bas, est une réalité qui se vit sur le mode de l'autosuffisance, mais constitue un système - un ensemble de relations - tout à fait incomplet (non fermé). Les métamorphoses de la marchandise et du capital en tant que procès de production de la valeur ne peuvent s'affranchir des procès de travail concrets, ni non plus des échanges propres à la production matérielle qui supporte la valorisation. Parallèlement aux rapports sociaux des " choses sensibles suprasensibles " (les marchandises) se manifeste ainsi de façon récurrente, l'existence irréductible d'autres rapports dont la socialité n'est pas pleinement effective - le lien social se situe en extériorité dans les choses sensibles suprasensibles - mais qui bouleversent sans cesse la marche apparemment autonome du capital et représentent un point d'appui pour une réorganisation sociale. »

Jean-Marie Vincent, La théorie critique de l'Ecole de Francfort, Galilée, 1976, p. 82-84.




« Comme Lukàcs l'a reconnu plus tard, [sa] conception séduisante souffrait d'un défaut fondamental, celui de dévaloriser fondamentalement l'objectivité (à la manière hégélienne) en cherchant à instaurer une relation immédiate entre la pensée et l'action, la conscience des sujets et le monde, c'est-à-dire en fait une relation où la subjectivité s'incorpore l'objectivité et transforme la pratique en une simple incarnation de ses projections théoriques. »

Jean-Marie Vincent, La théorie critique de l'Ecole de Francfort, Galilée, 1976, p. 33.

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