Brève présentation du dictionnaire
Nous ouvrons sur le site une nouvelle rubrique Dictionnaire Wertkritik pour permettre aux aficionados de la critique de la valeur de faire plus ample connaissance avec ses concepts centraux. Mais surtout pour permettre une présentation synthétisée pour d'autres qui aimeraient faire quelques pas de côté dans le sens d'une critique radicale (à la racine) de la socialisation par la valeur, en mettant par-dessus bord l'anticapitalisme tronqué de la gauche et de l'extrême-gauche, et son alterconfusionnisme militant.
La « critique de la valeur » a pour réputation d'être difficilement compréhensible. Même pour certains de ceux qui prétendent s'y être penché dessus, les confusions sont nombreuses quand on le fait avec précipitation. Mais la conceptualité n'est jamais la seule barrière. Désapprendre toute la vision au-dessous de toute critique, du capitalisme, qu'ont eu la gauche et l'extrême-gauche, n'est pas une mince affaire. Tout militant, activiste, membre d'une association ou d'un parti politique de gauche, a reçu une socialisation idéologique héritée de la vieille vision tronquée du capitalisme issue du marxisme traditionnel et des courants socialistes et anarchistes du XIXe siècle, axée sur les seules théories de l'exploitation, de la domination directe (sur le modèle maître/esclave ou de la servitude volontaire d'Etienne de la Boétie) et de la lutte des classes. Une lecture unilatéralement « classiste », et donc sociologique de la théorie critique de Marx. Une gauche et une extrême-gauche qui depuis deux siècles ne cessent de tourner en rond dans la prison qu'ils se sont fabriqués : la prison de l'affirmation positive du travail et de la « justice redistributrice » de toujours les mêmes marchandises, travail et valeur, qui ne sont jamais mis en question en tant que tels.
Malgré la critique à leur encontre et l'effondrement contemporain de la vie marchande, une partie de la gauche et de l'extrême-gauche restera toujours accrochée, coûte que coûte et jusqu'à la fin, aux formes d'existence et de pensée objectives de la socialisation par la valeur dont parlait Marx (les abstractions réelles). Cette ignorance restera toujours l'effet nécessaire de la forme nécessaire d'opacité des rapports sociaux actuels, où, au travers des formes sociales très particulières de nos propres activités de travail qui s'entrechoquent tous les jours à des échelles toujours plus grandes, nous sommes les créateurs de résultats sociaux qui finiront toujours par nous dominer et nous réduire à êtres leurs propres créatures, leurs propres appendices, leurs propres supports, leurs propres objets, leurs propres fonctionnaires, leurs propres spectateurs, leurs propres officiers et sous-officiers (y compris les capitalistes comme le montre Marx !).
Formidable mais terrifiante inversion du sujet et de l'objet, dont relève l'ensemble des formes historiques de fétichisme social. Le mouvement de la valeur (le capital) dont chacun de nous est à l'origine à une échelle parcellaire en tant que travailleur et consommateur, finit par se constituer en un Moloch-fétiche qui dévore ses propres créateurs et corsète la société dont il est désormais, rétroactivement, le fondement. Le capitalisme est une forme de vie sociale qui relève d'un fétichisme social réel, un Spectacle, le capital est ce Fétiche, fétiche que Marx a également saisi sous les traits d'un « sujet automate » (Le Capital, Livre I, PUF, 1993, p. 173) que paradoxalement nous ne cessons de constituer [1]. Dès que la reproduction-fétiche du capital n'est plus assurée, les contraintes structurelles immanentes au système, dégomment les travailleurs que nous sommes, le capital-argent non-rentable, les capitalistes qui n'ont pas été assez dociles vis-à-vis du Fétiche et de sa dynamique de contraintes. La lutte de tous contre tous, mais tous pour la reproduction du Fétiche (!), telles sont les scènes de la vie capitaliste moderne. La vie capitaliste que nous menons est une forme masochiste de mode de vie sociale, car sous une forme réifiée, nos propres rapports sociaux que nous ne cessons au quotidien d'être à l'origine, nous ont échappés et finissent par nous dominer. Et ce social fétichisé tout en s'étant rendu indépendant des individus ne cesse de les pénétrer dans leurs tréfonds de leur chair et de leur vie. Dans cet état fétichiste, c'est-à-dire de contemplation-Spectacle de notre propre forme de socialisation autonomisée, les humains sont prisonniers d'eux-mêmes et se complaisent pour une large part, dans leur incarcération.
Il ne suffit pas de les supprimer l'exploitation du surtravail et les classes, et d'éliminer fonctionnellement ou physiquement la classe bourgeoise pour qu'émerge nécessairement une société non capitaliste. Il faut désormais creuser plus en profondeur dans la pseudo « naturalité capitaliste », pour mettre en question le travail en tant que tel, la forme-valeur, la forme-marchandise et la forme-argent, ce devant quoi l'anticapitalisme tronqué et superficiel de la gauche et de l'extrême-gauche a toujours reculé : il faut dénaturaliser l'économique en tant que tel.
Aujourd'hui, dans la crise interne et globale du capitalisme où le capital est à lui-même, la barrière à son propre accroissement [2], cette gauche est désarmée et désemparée et son cadavre historiquement périmé ne cesse de se ridiculiser tous les jours plus encore dans de nombreux mouvements sociaux et farces électorales. C'est que la crise théorique de la gauche fait partie de la crise interne du fétiche-capital. Ce sont deux effondrements en miroir. La situation historique présente doit au contraire nous amener à creuser, telle l'éternelle vieille Taupe, plus en profondeur dans les formes sociales de base de la vie capitaliste que nous menons tous et toutes. C'est à une nouvelle théorie critique radicalisée de la forme de vie sociale capitaliste que nous invite la critique marxienne du fétiche-capital : la critique des formes sociales et catégories capitalistes.
Palim Psao and folks
Notes :
[1] Ce que ne comprendront jamais les marxistes traditionnels (repentis ou pas), d'Althusser à Castoriadis en passant par Kautsky, Lénine, Trotsky, Plékhanov. Pour un ensemble de théoriciens orthodoxes ou même hétérodoxes, la théorie du fétichisme chez Marx a toujours été mal comprise, quand elle n’a tout simplement pas été écartée comme « métaphysique » ou « digression philosophique et anthropologique ». Dans le mouvement ouvrier historique, la centralité de la théorie critique du fétichisme ne survivra pas à Marx, qui pourtant l'avait mis en tête de son œuvre de maturité « Le Capital ». Elle resurgira après la Première guerre mondiale dans les œuvres de Georg Lukacs et Isaac Roubine, et à leurs suite, dans des courants minoritaires du marxisme hétérodoxe (chez Adorno, Roman Rosdolfsky, Hans-Jurgen Krahl, Guy Debord, Jean-Marie Vincent, etc.), pour être rassemblée aujourd'hui, sous le nom de mouvance de la critique de la valeur, au travers d'auteurs aussi divers que Moishe Postone, Robert Kurz, Norbert Trenkle, Anselm Jappe, John Holloway, les groupes Krisis et Exit !.
[2] Mais rien d'émancipateur ne sortira mécaniquement de la logique auto-destructrice du capital. Au contraire, la barbarie est certaine, si nous ne faisons rien pour nous arracher par nous-même, à la synthèse sociale du travail, de la valeur, de l'argent et de l'Etat (John Holloway dans « Crack Capitalism », malgré certaines limites de sa réflexion, a le mérite de clairement poser les difficiltés auxquelles nous sommes confrontés, sans y répondre pour autant de manière convenable). La critique marxienne de la valeur n'a rien d'une position quiétiste.