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Henryk Grossmann (1881-1954) est un des rares marxistes du XXe siècle qui a encore aujourd'hui quelque chose à nous apprendre. Il reste pourtant très largement méconnu et son oeuvre théorique plus encore, si ce n'est de manière seulement indirecte par les résumés qu'en a fait Paul Mattick dans son livre « Crises et théories des crises » (Champ libre, 1976). Sa trajectoire dans les années 1920 et 1930 au sein de ce qui sera appelé après guerre, l'« Ecole de Francfort », reste elle souvent évoquée à la marge dans les classiques de Martin Jay ou Rolf Wiggershaus. Sa théorie de l'effondrement du capitalisme fut pourtant un point majeur des dissensions au sein du groupe des francfortois avant la Seconde guerre mondiale et à mon sens, c'est à la suite de ce conflit autour de l'oeuvre de Grossmann, que l'on vit Horkheimer, Adorno et Marcuse adhérer à la thèse, que l'on sait aujourd'hui erronée, du  « primat du politique » dans le capitalisme postlibéral qui surgissait dans les années 1930 (qu'Adorno continuait à appeler le « capitalisme tardif » dans son fameux texte de 1968). Une thèse dont Friedrich Pollock avait été l'architecte principal au sein de l'Institut de Francfort (voir sur ce sujet et pour une critique de cette thèse : Moishe Postone, « Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx », Mille et une nuits, 2009, chapitre III). Cet arrière-plan polémique autour de cet « outsider » qu'a été Grossmann, est encore aujourd'hui plein de significations après le surgissement à partir des années 1970 et jusqu'à aujourd'hui, d'une nouvelle configuration historique du noyau du capitalisme, que Robert Kurz a qualifié de configuration « keynésiano-libérale » d'un capitalisme de crise globale. 

 

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Comme on le sait, l’année 1924 vit l’ouverture par Félix Weil, Friedrich Pollock et Max Horkheimer de l’Institut de recherches sociales à Francfort. Et le 22 juin, son premier directeur, l’historien et économiste autrichien Carl Grünberg, dont les élèves à Vienne furent à l’origine du courant austro-marxiste, « mit fin à son discours d’inauguration en affirmant explicitement son adhésion personnelle au marxisme »[1]. Il précisait toutefois que rien ne devait être transformé en un canon immuable de vérités éternelles, signe déjà de ce marxisme déjà « ouvert » que l’on attribua à l’« École de Francfort » après-guerre[2].  Mais si au sein de l’institut, le dogmatisme de la IIème et IIIème Internationale se heurtait à des critiques, il est évident que la majorité des assistants étaient au milieu des années 1920, ou bien inscrits à l’U.S.P.D. ou au K.P.D., ou bien sympathisants du mouvement communiste. A cette époque, tous lisaient assidument les ouvrages de Rosa Luxemburg, Karl Korsch et Georg Lukács. Certains des jeunes chercheurs de l’Institut furent également marqués par la révolution allemande de 1918-1922 (notamment conseilliste) et son échec[3].

 

Les premières années de l’Institut furent pourtant marquées par un débat interne sur la nature de l’U.R.S.S. et la théorie de la crise chez Marx, débat qui recouvre probablement en partie un conflit de générations, comme l’a noté à juste titre Martin Jay. L’affrontement principal opposa les thèses de Henryk Grossmann  à celles de Friedrich Pollock, les deux plus importants économistes de l’Institut à cette époque. Grossmann avait été l’élève à Vienne de Carl Grünberg, ce dernier l’avait invité en 1925 à rejoindre l’Institut, ce qui était pour lui une occasion de fuir la police qui l’avait mis en résidence surveillée en Pologne pour ses sympathies affichées pour le régime soviétique. Son œuvre, à l’encontre du bruit que l’on a laissé courir, n’était pas marquée par un marxisme orthodoxe héritier du marxisme positiviste et mécaniste d’Engels et Kautsky[4]. Il inscrit surtout sa réflexion dans la séquence de répliques au révisionnisme de Bernstein et développe une critique des commentaires faits par Rosa Luxemburg des schémas de reproduction élaborés par Marx dans le Livre II du « Capital  ». En 1926-1927, Grossmann donna à l’Institut des cours qui furent rassemblés en 1929 sous le titre de  « La loi d’accumulation et d’effondrement du capitalisme  »[5]. La publication de cette œuvre-maîtresse de Grossmann, jamais traduite en français, coïncidait avec le début de la crise mondiale de 1929, et revêtit par là même une grande importance. Cet ouvrage depuis longtemps épuisé en Allemagne (sa dernière publication date de 1970 chez Verlag Neue Kritik), connaît aujourd'hui une réimpression à la demande dans sa traduction anglaise chez Pluto Press et on pourrait dire même un relatif succès aux Etats-Unis depuis quelques années. Dans cet ouvrage, cet auteur remettait au centre de la théorie marxiste, la question des limites objectives au développement du capitalisme en reprenant la question soulevée à nouveau par Luxemburg dans  « L’Accumulation du capital  », mais à ses yeux de manière imparfaite et en polémiquant avec la théorie de Marx. Grossmann souhaitait reprendre de fond en comble ce dossier, à partir de la théorie de ce dernier et en se recentrant sur la production et pas seulement sur la réalisation de la survaleur comme le pensait Luxemburg. Il développa alors une théorie de « l'effondrement du capitalisme » provoqué par un « manque de valorisation par rapport à la sur-accumulation ». La crise consistait pour lui déjà en une « diminution de la masse de la survaleur ». En 1940, Grossmann poursuivit ses réflexions en publiant, dans un tirage limité,  « Marx, l’économie politique classique et le problème de la dynamique » dont la lecture n’est pas sans intérêt[7]. C'est d'ailleurs le seul ouvrage de Grossmann aujourd'hui traduit en français (publié avec une préface de Paul Mattick). Comme la thèse de Rosa Luxemburg qui avait soulevé un véritable tollé général chez tous les marxistes, la théorie de l’effondrement du capitalisme de Grossmann fut évidemment et rapidement un sujet de discorde au sein de l’Institut.

 

De son côté, plus jeune, Friedrich Pollock (1894-1970) fut le principal adversaire de la « thèse de l’effondrement ». Il mettait notamment en avant ce qui lui paraissait être les insuffisances du concept de « travail productif » chez Marx et présenta en 1929 ses critiques à Grossmann dans « Expériences de la planification économique en Union Soviétique (1917-1927) » qu’il écrivit suite à un voyage en U.R.S.S. où il put fréquenter l’opposition minoritaire à l’intérieur du parti communiste soviétique. Les fortes dissensions internes au sujet du travail de Pollock (jamais publiées), et le soutien indéfectible de Grossmann à l’U.R.S.S. qui l’isolait au regard de ses collègues, firent en sorte que ce sujet passa progressivement sous silence à partir de 1929. Ainsi, dès le premier numéro de la revue de l’Institut en 1932, deux contributions, l’une de Grossmann, l’autre de Pollock, traitèrent d’« économie marxiste », de la théorie des crises et des « alternatives » planifiées au capitalisme, mais chacune des thèses s’évertuait à ignorer le plus parfaitement celle de son adversaire. Très rapidement, Horkheimer pencha du côté de Pollock son ami d’enfance. Quand il devint directeur de l’Institut en 1931, le marxisme de Grünberg et Grossmann on dira très théorique et militant, n’était plus de mise. Et l’orientation de l’Institut fut celle du « réexamen des fondements du marxisme », idée que ne partageaient guère les figures des premières années de l’Institut selon Martin Jay. L’arrivée dans l’Institut en 1932 de Marcuse, puis d’Adorno officiellement en 1938, qui tous deux rejoignirent le camp de Pollock et Horkheimer, cristallisa plus encore les dissensions. Peu connaisseurs des questions économiques et n'ayant qu'une connaissance assez superficielle de l'oeuvre de Marx hormis ce qu'en disait le marxisme traditionnel, ils défendirent très rapidement la thèse pollockienne du primat du politique dans le capitalisme postlibéral. Dès l’arrivée du nazisme en Allemagne, ce conflit interne cristallisé autour de Grossmann et Pollock, autour de la théorie de l’effondrement de l’un et de l’interprétation de la nature de l’U.R.S.S. de l’autre, se transposa dans l’analyse théorique du fascisme. Tous les articles de la revue étant discutés dans le bureau de Horkheimer, ce mode de fonctionnement figea sur la question du fascisme, deux camps (Kirchheimer, Franz Neumann, Grossmann d’un côté, Pollock, Löwenthal, Adorno, Marcuse et Horkheimer de l’autre), qui recoupaient en partie la précédente opposition. Dans ce contexte tendu, Grossmann n’a finalement participé à aucun des projets de recherche empiriques de l’Institut[8] et tient une place marginale dans les années 1930 au vu de sa spécialité. De manière très paradoxale pour une situation de crise économique sans précédent, les problèmes de la théorie critique de l’économie politique et en particulier la question de l’accumulation et de l’effondrement du capitalisme n’ont qu’une place très secondaire dans le programme défini par Horkheimer. En 1949, Grossmann finit par trouver un poste de professeur d’économie à l’université de Leipzig et quitta l’Institut peu de temps après, avant de mourir l’année suivante.

 

Grossmann fut ainsi le théoricien d'une seule oeuvre très marginale au sein de l'Institut et il faut ici porter l'attention sur une importante biographie d'une rare qualité publiée aux Etats-Unis en 2007 par Rick Kuhn, « Henryk Grossman and the Recovery of Marxism » (University of Illinois Press, 332 p.). La théorie de l’effondrement de la modernisation du fait de l’existence d’une « limite interne absolue » atteinte par le capital, travaillée aujourd’hui dans la revue allemande Exit ! autour de l’œuvre de Robert Kurz (1943-2012) et de manière un peu différente au sein de la revue Krisis, est pourtant distincte de celle de Grossmann qui reste encore à mi-chemin dans sa théorie de la crise. Pour une critique des thèses encore « circulationnistes » que postulent les œuvres d’Isaak Roubine, Grossmann ou Postone, dont la revue « Exit ! » se démarque dans les années 2000, voir le texte de Robert Kurz « La substance du capital », publié en allemand en deux morceaux dans les n°1 et 2 de la revue « Exit ! » (numéros de 2004 et 2005 - en ligne sur le site) : « Die substanz des Kapitals. Abstrakte Arbeit als gesellschaftliche Realmetaphysic und die absolute innere Schranke der Verwertung ». Erster Teil : Die negative historisch-gesellschaftliche Qualität der Abstraktion „Arbeit“. Zweiter Teil : Das Scheitern der arbeitsontologischen marxistischen Krisentheorie und die ideolo-gischen Barrieren gegen die Weiterentwicklung radikaler Kapitalismuskritik. En français, on notera également le commentaire critique sur Grossmann dans le livre de Kurz, « Vies et mort du capitalisme » (Lignes, 2011, pp. 11-13).

 

Clément Homs

 

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[1]  Martin Jay, L’imagination dialectique. Histoire de l’Ecole de Francfort, Payot, 1977, p. 27.

[2] L’on sait que Grünberg avait fait publier dans sa revue marxiste en 1923, le texte peu orthodoxe de Karl Korsch, Marxisme et philosophie.

[3] Voir sur cette révolution Ni parlements ni syndicats : les Conseils ouvriers ! Les communistes de gauche dans la Révolution allemande (1918-1922). Textes présentés par Denis Authier et Gilles Dauvé, Les nuits rouges, 2003. Pollock et Horkheimer assistèrent tous deux à Munich aux activités révolutionnaires et y participèrent même indirectement en contribuant à cacher des victimes de gauche de la répression. L’implication du jeune Herbert Marcuse fut elle plus directe, il adhéra en 1917 au SPD et participa à un conseil de soldats, avant de quitter le parti social-démocrate suite à l’assassinat de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, considérant que ce parti, selon ses propres mots, « travaillait en collaboration avec des forces réactionnaires, destructrices et répressives » (Rapporté par Gérard Raulet dans Herbert Marcuse. Philosophie de l’émancipation, PUF, 1992, p.23.)

[4] Cette vision d’un marxisme mécaniste relevée chez Grossmann par ses détracteurs, est écartée assez justement par Paul Mattick en ces termes : « Le reproche fait à Grossmann d’avoir interprété de façon schématique et mécaniste la théorie marxienne de l’accumulation n’est pas justifiée ; le serait-il d’ailleurs, qu’il ne pourrait porter que sur le mode de présentation et non sur le contenu. […] Dans l’esprit de Grossmann, ‘‘ il n’y a pas d’effondrement automatique d’un système économique aussi fiable soit-il ; il faut qu’on le renverse’’ écrit-il », préface à H. Grossmann, Marx, l’économie politique classique et le problème de la dynamique, Champ Libre, 1975, p. 25

[5]Henryk Grossmann, The Law of Accumulation and Breakdown of the Capitalist System, Pluto Press, London, 1992.

[7] C’est le seul texte traduit en français. Pour une récente biographie et présentation de son œuvre théorique, voir Rick Kuhn, Henryk Grossman and the Recovery of Marxism, University of Illinois Press, 2007.

[8] S. Müller-Doohm, Adorno.Une biographie, Gallimard, 2004, p. 544, note 403.

Tag(s) : #Recensions & Notes de lectures
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