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Voir le Fichier : Extraits_Jean-Marie_Vincent_chapitre_4.pdf  (version complète)

Voici des extraits du maître ouvrage de Jean-Marie Vincent, Critique du travail. Le faire et l’agir, PUF, 1987. Livre aujourd’hui épuisé, qui ne se trouve qu’en bibliothèque ou à des prix prohibitifs en occasion. Ce livre est probablement le livre français qui se rapproche le plus de la « nouvelle critique de la valeur », même si par quelques aspects il reste dans le cadre du marxisme traditionnel. Ces extraits forment le chapitre 4, intitulé « Le fétiche travail et son empire : la critique de l’économie comme critique de la forme valeur ? », pp. 93-122.

Chapitre 4 

LE FÉTICHE TRAVAIL ET SON EMPIRE :
LA CRITIQUE DE L'ÉCONOMIE
COMME CRITIQUE DE LA FORME VALEUR ?

 

Les problèmes du travail sont au centre de l'œuvre de Marx, de la jeunesse à la maturité. C'est pourquoi, il peut être tentant d'en faire le principe d'unité d'une pensée diverse et foisonnante. Il y a, bien sûr, beaucoup de différences entre les analyses des Manuscrits de 1844 sur le travail aliéné et les analyses du Capital sur l'exploitation du travail salarié, mais ne s'agit-il pas quant au fond de la même interrogation sur la centralité du travail dans la société contemporaine, sur son sens ou son absence de sens ? Marx serait ainsi beaucoup plus tributaire qu'il ne le croyait de l'économie politique classique de son temps, véritable reflet de la place de plus en plus capitale prise par les activités de production dans l'ensemble des activités sociales de l'ère bourgeoise. Il resterait également tout au long de son œuvre très prisonnier de la conception hégélienne faisant du travail l'extériorisation du sujet, de la conscience dans un contexte où elle menace sans cesse de se faire aliénation et perte de la maîtrise de l'action. Sa théorisation serait donc marquée à la fois par l'« économisme », c'est-à-dire par la priorité donnée aux rapports de production sur les autres relations sociales, et par un modèle simplificateur de l'action privilégiant l'action transformatrice du monde matériel, au détriment notamment de la communication et des différentes formes de l'interaction. De la jeunesse à la maturité, le travail conçu comme expression des forces propres et de l'être générique de l'homme serait le principe fondateur de l'organisation sociale, de ses manifestations positives comme de ses manifestations négatives au cours de l'histoire. On se trouverait par là confronté à un monisme du travail qui reléguerait à l'arrière-plan toutes les autres dimensions du jeu social (imaginaire, normativité de l'action, pluralité des jeux de langage, etc.), en interdisant de les prendre vraiment en charge [1].

Ces accusations qu'on peut retrouver avec beaucoup de variations chez des penseurs très différents (Heidegger, Habermas, K. Axelos, J. Baudrillard et al.) sont en partie étayées par une indéniable continuité thématique et terminologique dans les écrits de Marx. Le vocabulaire de l'aliénation des écrits de jeunesse se retrouve avec quelques variantes dans les œuvres de la maturité, particulièrement dans une œuvre comme les Grundrisse. On peut aussi noter que Marx utilise jusque dans ses derniers textes des thèmes dialectiques et des références hégéliennes qui ne militent guère en faveur de la thèse d'une rupture avec l'anthropologie du travail esquissée dans les Manuscrits de 1844, sous l'influence directe de Hegel. C'est l'aliénation du travail, la perte de sa maîtrise comme fil conducteur, qui expliquerait tout l'édifice théorique du Capital ainsi que les développements sur le fétichisme de la marchandise et les redoublements des forces sociales réifiées à partir de la forme marchandise et du travail abstrait. Malgré sa volonté de pratiquer une critique de l'ordre existant reprenant les choses à la racine, Marx ne ferait en réalité que poursuivre la chimère d'une société transparente où les hommes régleraient de façon harmonieuse et entièrement consciente leurs relations avec eux-mêmes et avec le monde. Pour reprendre les termes de Kostas Axelos, il serait le penseur par excellence de la technologie [2]. « La technologie détient les clés du monde, c'est par le devenir technologique que l'homme se produit en tant qu'homme, la nature devenant l'histoire et l'histoire se transformant en histoire universelle du monde. » En d'autres termes, Marx resterait un penseur de la domination sur le monde comme prolongement de la volonté de puissance des sujets, et cela au-delà de son rejet de l'exploitation de l'homme par l'homme. L'unité de la théorie et de la pratique comme fin de la scission de l'homme et du monde, comme fin du déchirement des hommes eux-mêmes serait, en ce sens, la venue à soi-même de l'espèce humaine. Il est pourtant légitime de se demander si ces interprétations qui font du travail selon Marx une sorte d'extase (eks-tase) du sujet font bien justice à l'œuvre de ce dernier dans ses élaborations les plus avancées, fruits de corrections successives et de déplacements successifs de problématiques. Le jeune Marx est, certes, marqué profondément par un modèle du travail qui renvoie tant à l'artisan qu'au savant-ingénieur, mais ce modèle va être peu à peu abandonné au profit d'une conception beaucoup plus complexe des activités humaines. Les textes de jeunesse, L'Idéologie allemande comprise, sacrifient largement à une dialectique du sujet et de l'objet, de la conscience et de la matérialité, de la subjectivité et de l'altérité qui tente de rompre avec Hegel et Feuerbach sans vraiment y réussir. Marx s'efforce de démontrer dans ses écrits que l'objectivation n'est pas indissolublement liée à l'aliénation qui n'est au contraire qu'une figure transitoire du rapport à l'objectivité. Pour cela il conçoit une dialectique sociale fondée sur les transformations des relations entre les hommes au travail, leurs instruments et leurs produits. L'homme se fait lui-même en perdant, puis en reprenant enrichies dans ce combat, ses forces collectives. Il se perd socialement quand il perd la maîtrise de son travail et de ce qu'il produit, il gagne la partie quand il fait du travail une autoréalisation (de l'individu comme de l'espèce). C'est dans L'Idéologie allemande que cette dialectique trouve sa forme la plus achevée en se donnant pour une dialectique trans-historique des forces productives et des rapports de production. Dans cette dernière œuvre, contemporaine des thèses sur Feuerbach, Marx apparaît soucieux de rompre avec toute survivance idéaliste et particulièrement avec les conceptions essentialistes (fondées sur des vues statiques de la nature humaine). Mais les références qu'il fait aux modes ou aux formes de l'échange (Verkehrsformen) comme à des modes historiquement situés ne l'empêchent pas de renvoyer positivement ou négativement au travail comme « manifestation de soi » au-delà de ses configurations particulières. L'histoire de l'humanité est saisie, dans cette veine, comme une histoire unitaire relevant dans sa diversité des mêmes critères d'explication et des mêmes principes d'organisation. Le Marx « antispé­culatif » et « réaliste » de L'Idéologie présuppose une continuité spatio-temporelle du social qui justifie un véritable monisme historique. Cette phase d'élaboration de nouveaux concepts ne se laisse toutefois pas réduire à cette métaphysique subtile de la « réalisation ou manifestation de soi ». Marx, en cherchant à cerner au plus près les figures du travail, se trouve contraint d'affronter l'économie politique, objet qui se dérobe sans cesse alors même qu'il croit le tenir. Cela est d'autant plus vrai que, pour Marx, la critique de l'économie politique n'est pas seulement la critique d'une théorie ou d'un courant théorique, mais bien la critique simultanée de relations sociales et de théorisations qui les laissent échapper en croyant les saisir.

En fait, Marx se voit toujours entraîné plus loin qu'il ne le croit nécessaire. Le règlement de comptes définitif avec l'économie est perpétuellement repoussé à plus tard, parce que les limites de la théorie reculent sans cesse, faisant peu à peu disparaître les référents « naturels » sur lesquels s'appuyer solidement. Les notions de travail, de production, d'économie au lieu de s'épurer peu à peu deviennent de plus en plus complexes lorsqu'il s'agit de l'époque contemporaine, au point qu'elles s'éloignent jusqu'à la rupture de leurs présupposés anthropologiques généraux. Dans l'espace et dans le temps, le travail, la production et l'économie adoptent en effet des configurations difficilement commensurables et s'organisent dans des champs socialement hétérogènes. La division du travail, comme séparation entre les groupes et les individus et comme différenciation des tâches dans la production, ne peut donc être une sorte de clé d'interprétation universelle de l'histoire et des sociétés, elle demande elle-même à être expliquée dans ses différentes modalités et discontinuités. C'est ce que Marx commence à entrevoir dans Misère de la philosophie où il prend pour cible la nostalgie du travail artisanal chez Proudhon, nostalgie qui porte ce dernier à rechercher dans l'industrie les conditions de la « réalisation de soi » en des termes largement hérités du passé. Marx perçoit assez nettement que le travail de la société capitaliste est une réalité sociale, supérieure à ses manifestations individuelles qui implique des relations de production complexes, dépassant la combinatoire quadrangulaire du producteur direct, des instruments et objets de travail, et du produit. Le travail se socialise à travers des processus universels de valorisation tant au niveau de la production que de la circulation. Dans ce cadre, l'« objectivation » du travailleur dans un produit n'apparaît plus que comme une manifestation secondaire, et pour tout dire profondément problématique, des relations sociales du capital et du travail. A proprement parler, elle ne ressortit pas d'une analyse en termes d'aliénation (perte de la maîtrise du produit et des instruments de travail) parce qu'elle n'est pas isolable d'opérations sociales interdépendantes et souvent indissociables les unes des autres. Les relations sociales sont elles-mêmes enchevêtrées dans des agencements matériels complexes et on ne peut les saisir dans des oppositions simples aux produits du travail (possession - non-possession, maîtrise - non-maîtrise). Contre Proudhon, Marx fait ainsi valoir que la machine ne peut être considérée comme le moyen d'une nouvelle synthèse du travail parcellaire, parce qu'elle est au fond une catégorie économique et un rapport social et non un simple objet ou instrument de production. Le travail salarié apparaît donc comme un ensemble de relations qui trouve sa véritable objectivité dans des réseaux de liens multiples au niveau de la circulation, de la production, de la distribution et de la consommation. Il est, à cet égard, significatif que le Marx de Misère de la philosophie se sente très proche de Ricardo et de sa valeur absolue et s'éloigne au contraire d'Adam Smith et de ses conceptions trop subjec­tives du travail (« travail commandé » et « travail incorporé »), c'est-à- dire trop liées à l'activité des individus.

Ce rapprochement n'est pas un ralliement. Ricardo est essentiellement préoccupé par le problème d'un étalon invariable de la valeur alors que Marx s'attache lui surtout à déterminer ce qu'est vraiment la valeur, c'est-à-dire ce qui donne aux produits de l'activité humaine leurs caractéristiques de marchandises qui ont une valeur propre dans l'échange. Marx ne cherche pas en effet une nature intemporelle de la valeur transcendant les époques, mais au contraire une spécification de l'activité productive attribuable à la société capitaliste et marquant d'une empreinte indélébile les échanges qui y ont lieu. Son propos n'est pas de retrouver la « naturalité » des activités économiques derrière les artifices propres aux organisations sociales particulières (dans l'espace et dans le temps), mais bien de discerner ce qui, au-delà des présuppositions générales à toute époque, distingue la société capitaliste sous l'angle de la valeur et du travail. L'historique ne se donne plus comme un stade d'évolution dans un parcours prédéterminé dès l'origine, il se présente comme l'opposition de systèmes de différences entre des formations sociales. Il n'est par conséquent pas réductible au développement ou à ce qui est génétique, il est bien plutôt fait de liaisons entre des déterminations concrètes qui se différencient par rapport à d'autres déterminations concrètes. Comme Marx le montre bien dans L'Introduction de 1857 l'historique et le logique ne sont pas radicalement hétérogènes l'un par rapport à l'autre, mais au contraire indissolublement liés, le logique étant situé par ses coordonnées spatio-temporelles, l'historique étant caractérisé par ses déterminations et prédications au-delà de ses positions dans la chronologie ou les successions temporelles. Le présent, en ce sens, ne peut plus être compris comme une retombée du passé ou une déviation par rapport à une origine, pas plus qu'on ne peut en faire la médiatisation d'une immédiatisation de départ. Dans son combat singulier avec l'éco­nomie politique, Marx découvre ainsi que l'origine doit être saisie comme complexe de problèmes, et non comme la promesse d'une immédiatisation dans le futur qui garantirait la transparence des activités. Le recours à la thématique de la valeur travail tel qu'on le trouve chez Ricardo n'est, par suite, pas la recherche d'une solution miracle de l'énigme sociale, mais bien l'ouverture d'un champ d'investigation qu'il s'agit d'explorer en profondeur. Faire œuvre critique, ce n'est plus montrer qu'un ensemble de relations et d'activités sociales est en rupture avec ce qu'est et devrait être la vie en société avec ses manifestations « naturellement » communautaires, c'est interroger un contexte situé dans ce que peuvent être ses failles et ses contradictions, ses bévues et son mal à se dire. Critiquer, ce n'est pas comparer un état réel avec un état souhaitable, c'est rompre dans la mesure du possible avec les a priori, avec les vues qui s'imposent de l'extérieur du champ étudié pour faire surgir à l'opposé des problèmes non formulés ou ignorés.

Cette nouvelle entreprise critique qui œuvre pour l'essentiel dans l'immanence et ne veut transcender le donné immédiat que par un travail de médiatisation et de dé-construction du « simple » ou du « naturel » soulève évidemment bien des difficultés. Il lui faut trouver des points d'attaque solides et des critères de mise en ordre du matériel qu'elle entend étudier. Il lui faut également délimiter le statut des connaissances qu'elle entend produire. Elle ne peut donc se passer d'une réflexion épistémologique sur son propre travail, et les hésitations de Marx à ce sujet témoignent du caractère ardu de cette aventure intellectuelle inédite. Il semble d'abord céder à une tentation économiste et scientiste, qui, dans le prolongement de certaines thèses de L'Idéologie allemande, l'oriente vers une science sociale positive, supérieure à l'économie politique classique par sa scientificité même. La science critique se présente comme une science des modes de production et de leur succession qui permet la formulation d'un certain nombre de lois très générales (voir la Préface à la Contribution de l'économie politique). Marx, pourtant, qui continue à s'interroger sur la « positivité » de l'économie, suit simultanément d'autres voies. Il questionne en particulier le statut d'objectivité des rapports économiques, c'est-à-dire leur « naturalité », non pour leur attribuer une quelconque artificialité, mais pour saisir ce qui leur donne aux yeux des hommes ces caractéristiques naturelles et intemporelles. Il est ainsi conduit à concevoir une réalité socio-économique organisée en plusieurs niveaux et à plusieurs détentes, c'est-à-dire plurielle et contradictoire dans des manifestations, qui se nient souvent les unes les autres. Il est donc nécessaire d'appréhender l'« objectivité » de la société capitaliste et de l'économie avec des instruments autres que ceux d'Adam Smith ou de Ricardo, en substituant aux abstractions générales, lourdes et statiques, les instruments plus souples susceptibles de produire les complexes de multiples déterminations et de dissoudre les hypostases (les présupposés généraux de l'économie transformés en catégories opératoires). C'est ce qui explique le renouveau d'intérêt que Marx montre pour la logique hégélienne au cours de 1858. Les catégories de la Science de la logique lui permettent de suivre au plus près les mouvements qui agitent l'économie capitaliste et de comprendre la valeur moins comme un rapport que comme un procès de valorisation. Le capital, la valeur qui s'autovalorise, peut ainsi être analysé dans les métamorphoses qui le nient pour le ramener à soi, en lui donnant la possibilité d'assimiler ce qui au départ lui semble étranger (notamment la valeur d'usage et le travail vivant). Comme l'esprit hégélien, le Capital, forme achevée de la valeur, après des séries de transformations peut s'affirmer comme autorelation, comme substance-sujet des processus sociaux.

Bien entendu, cette utilisation de la logique hégélienne n'est pas une pure et simple reprise, elle est une transposition qui se fixe des objectifs tout à fait différents de ceux de son modèle. Contrairement à Hegel, Marx n'entend pas néantiser le fini, c'est-à-dire la matérialité des relations sociales, pas plus qu'il n'est prêt à reconnaître au Capital le statut de substance-sujet. Il veut, en fait, au-delà des mouvements dialectiques de la valeur, appréhender les apparences d'autosuffisance du Capital comme des apparences qui ont un certain degré de consistance (ou de réalité), mais jusqu'à un certain point seulement. L'autorelationnalité du Capital doit être comprise dans les limitations de ce qui la produit et la prétend autosuffisante. C'est pourquoi la logique dans son expression hégélienne originaire ne peut être totalement adéquate à l'objet auquel Marx la destine. Il faut par conséquent la corriger, la déplacer de ses assises théoriques vers d'autres horizons, à partir desquelles la conceptualisation dialectique apparaîtra dans son insuffisance, c'est-à‑dire dans sa nature largement illusoire. C'est ce que Marx vise explicitement en parlant de sa remise sur pied et de sa réduction à un noyau rationnel. Il ne peut toutefois procéder sans précaution ou de façon purement formelle, il lui faut prouver qu'il existe un domaine délimité où la contradiction dialectique peut se considérer comme légitimement chez elle. Dans un premier temps, pour l'essentiel dans les Grundrisse, il croit pouvoir déceler l'origine de la « dialecticité économique » dans la négation capitaliste des présuppositions sociales des activités humaines et dans la nécessaire revanche de la « socialité » sur les rapports de production. La « socialité » encore peu développée des premières sociétés humaines se retrouverait considérablement enrichie de connexions et de relations nouvelles après avoir passé par les affres de la privatisation bourgeoise [3]. Cette thèse qui subrepticement substitue l'entité Société à l'Esprit hégélien est toutefois abandonnée dans la Contribution de l'éco­nomie politique. Selon toute vraisemblance, Marx se rend compte que, ce faisant, il est infidèle à son principe méthodologique essentiel, ne pas transformer les présuppositions générales ou proto-conditions en hypo­stases, c'est-à-dire en matrices universelles d'explication. C'est pourquoi il s'efforce par la suite de localiser la sphère de la « dialecticité » dans des domaines où les activités humaines sont autonomisées par rapport à leurs supports ou porteurs et par rapport aux autres domaines d'acti­vité (où ne règne pas la dialecticité). Les métamorphoses dialectiques de la valeur et de ses formes (marchandise, argent, capital, etc.) ressortissent ainsi moins d'une dynamique de la déviation sociale (infidélité aux ori­gines) que d'automatismes sociaux liés à des agencements spécifiques des activités et des relations humaines. Les mouvements dialectiques sont les mouvements d'abstractions réelles qui règlent et déplacent échanges et pratiques par-dessus la tête des acteurs. C'est en fonction des impératifs de la valorisation que les hommes orientent leurs efforts, ils trouvent en eux des cadres pour leurs interactions, des indicateurs pour leurs comportements et des obstacles objectifs à leur propre arbi­traire. En d'autres termes, dans ce secteur « dialectique » de la vie sociale, ce ne sont pas des normes qui s'imposent aux individus, mais des procès et des relations cristallisés dans des dispositifs matériels et dans des procédures automatisées. Les échanges sociaux ne sont plus au premier chef des échanges entre échangistes, mais des mises en relation les unes avec les autres de formes sociales en mouvement pour concourir à la reproduction élargie de la valeur par excellence, le Capital. C'est pourquoi la valeur comme réalité sensible suprasensible qui s'assimile les activités humaines pour mieux les nier dans leur concrétude et leur matérialité se présente comme une sorte d'incarnation de la substance- sujet hégélienne.

Pour Marx, il s'agit d'un monde renversé, la tête (en l'occurrence, les hommes agissant) en bas, dans lequel les rapports sociaux, séparés de leurs supports vivants, ont lieu entre les choses, ces choses parti­culières que sont les marchandises. Le mort l'emporte sur le vif, le suprasensible sur le sensible : la dialectique est en quelque sorte le résultat d'un renversement qui met toute la société sens dessus dessous. Mais qu'on y prête bien attention, Marx n'affirme pas que cette inversion est perversion, qu'on peut l'analyser en simples termes de déperdition, de perte de contenu, il essaye de montrer qu'elle est contraire ou opposée à un certain nombre de processus (entre autres le métabolisme homme- nature, les communications humaines et les échanges symboliques, etc.), dont la dialectique de la forme valeur ne peut jamais totalement se séparer ou s'affranchir. Une dualité irréductible marque fondamentale­ment la société capitaliste, mais il serait erroné d'y voir la scission d'une unité originaire et le résultat d'une histoire continue et homogène dans ses composantes essentielles. La dualité doit plutôt être interprétée comme une duplicité, comme une incompatibilité latente et récurrente entre l'idéalisme de la valeur et du Capital (le dépassement permanent des limites, la négation idéale des obstacles matériels) et la rationalité (la détermination finie) des interactions concrètes entre les hommes et des échanges avec le monde. La société capitaliste peut ainsi être comprise comme le lieu de déséquilibres et de désordres incessants sans que pour autant le sens de son dépassement soit donné une fois pour toutes, car il dépend au fond des déplacements qui se produisent entre monde sensible suprasensible et monde sensible. C'est dire l'importance de leur articulation, des formes de leur jonction et de leur disjonction que Marx n'aborde jamais de façon systématique, mais de façon tout de même relativement explicite tant dans les Manuscrits de 1861/1863 que dans Le Capital, notamment en traitant des problèmes de la cir­culation et de la superficie phénoménale de la société. Comme il le remarque dans le chapitre II « Des échanges » du livre I du Capital, pour que les marchandises entrent en rapport les unes avec les autres, il faut que les volontés de leurs conducteurs ou possesseurs les habitent en tant que choses et se rencontrent pour aboutir à des actes volontaires communs. Les mouvements de la valeur passent en ce sens par les échanges de volonté subjectifs des représentants des marchandises et « l'objectivité » du monde de la marchandise trouve sa présupposition dans le subjectivisme d'échangistes qui ne se préoccupent que de leurs propres prestations. Cela revient à dire que l'extrême d'une objectivité supra-humaine, prenant les apparences de la valeur comme substance- sujet, trouve ses conditions de possibilité dans les subjectivités mona­diques de volontés qui n'ont plus de points d'application privilégiés, mais se veulent elles-mêmes pour se valoriser par rapport aux autres volontés. La dévalorisation du sensible et de la matérialité sociale au niveau de l'universalité des échanges de marchandises trouve son pendant et son répondant au niveau des individus dans l'ascèse particulière qui leur fait nier de façon récurrente le caractère sensible-matériel de leurs relations et connexions pour se retrouver dans le monde de la valeur. Toutes proportions gardées, l'insertion de l'individu dans l'abstraction de la valeur est analogue à l'odyssée de la conscience telle que Hegel la décrit dans la Phénoménologie de l'esprit : dépassements successifs des stades de la certitude sensible, de la perception, de l'entendement pour arriver au moment où tout bascule, où le monde suprasensible de la loi et de la mise en ordre du multiple cède la place au deuxième monde suprasensible, celui de la conscience qui se sait elle-même dans son être-autre, qui est égale à elle-même dans cet être-autre [4].

Le monde renversé, celui de la « dialecticité », est donc inséparable de processus spécifiques de socialisation qui dédoublent l'individu ou plus exactement le font vivre sur un double registre : le registre de la valorisation dans la compétition et la concurrence recouvrant celui de la communication, des échanges multiples et de l'ouverture au monde. L'individu qui doit se valoriser, c'est-à-dire se faire apprécier dans les relations sociales, utilise ainsi ses enracinements concrets, ses réseaux de mise en contact avec les autres et toutes les qualités qui lui sont propres comme des moyens de se faire valoir dans une quête généralisée de richesses abstraites et des signes sociaux de la réussite dans les compétitions pour la valorisation. La progression de sa conscience (ou son autodécouverte) est liée, dans ce contexte, à la négation toujours recommencée d'une partie de lui-même et de son environnement pour transformer le monde en un espace de représentation où il se met en scène lui-même comme acteur de la valorisation. Et c'est parce qu'il se représente lui-même comme voulant la valorisation pour se valoriser en même temps que les valeurs en mouvement qu'il devient ce représen­tant des marchandises dont parle Marx. Il s'insère dans le monde des marchandises et des valeurs en le vivant, en l'investissant comme le substrat à partir duquel il s'autoréalise ou plus exactement il se pense comme se réalisant soi-même. Ce mouvement de la pensée représentative est en même temps épuration de l'action, répudiation de sa polymorphie potentielle ou latente pour en faire l'arme de la valorisation. L'action- travail se représente son œuvre comme soumission des données sensibles et maîtrise technique des processus, elle y voit le fondement de sa propre élévation au-dessus des contraintes matérielles. Mais c'est précisément à ce moment-là que tout bascule de nouveau, la subjectivisation du monde par le travail, la représentation qui se projette au-delà du sensible dans le sensible suprasensible se dévoile comme la condition de l'objectivation des rapports sociaux et de l'autonomisation de la valeur. Le travail qui, dans ses conditions privées d'exercice, et dans ses représentations solip­sistes, nie sans cesse sa propre socialité déporte cette dernière vers les formes de la valeur. Il leur donne la force motrice qui leur permet d'animer les choses sensibles suprasensibles que sont les marchandises, l'argent, le Capital. Comme le dit aussi Marx, le travail se représente dans la valeur, comme s'incorporant dans ses propres produits en leur donnant l'estampille qui leur permet de circuler et de s'échanger. Mais il s'échappe ainsi à lui-même en devenant, à travers ces processus mêmes, travail abstrait indifférent à son contenu, aux dépenses concrètes d'énergie et d'intelligence. Le travail représenté en valeur ou si l'on veut la valeur en représentation devient par là la condition de possibilité sociale de la transformation de la puissance ou force de travail en marchandise. Après que le travail s'est représenté dans la valeur, la valeur à son tour se représente dans le travail en tant qu'efforts humains concrets. La valeur en procès est en quelque sorte une suite de permutations entre représentants, représentations et représentés, ceux qui représentent finis­sant par être les représentés de leurs représentations. C'est bien pourquoi la théorie de la valeur ne peut être une théorie de la valeur-travail comme Marx à juste titre s'efforce de l'exprimer dans Le Capital, mais une théorie de la forme valeur des acteurs et des relations sociales. Le travail en tant que représentation de l'activité humaine tournée vers la valeur informe les opérations sociales les plus essentielles, orientation de la production sociale, allocation des ressources humaines et maté­rielles de la société, et surtout régulation des rapports entre prestataires de travail abstrait et superviseurs du procès du travail délégués dans ces fonctions par le travail mort. En se déposant dans les choses sensibles suprasensibles le travail ne fait pas que se mettre en scène lui-même, il cristallise de façon unilatérale des relations sociales et intersubjectives en les ordonnant selon des formes intellectuelles « objectives » (objektive Gedankenformen), c'est-à-dire en les réifiant et en les fétichisant.  (...)

Lire la suite sur le format pdf (voir en haut).

Jean-Marie Vincent.

 

  • Fétichisme et société, Paris, Anthropos, 1973
  • La théorie critique de l'Ecole de Francfort, Paris, Galilée, 1976
  • Critique du travail, Paris, PUF, 1987
  • Max Weber ou la démocratie inachevée, Paris, Le Félin, 1998
  • Marx après les marxismes, Lausanne, Page deux, 2001
  • Vers un nouvel anticapitalisme (avec Michel Vakaloulis et Pierre Zarka), Paris, Le Félin, 2003
  • Sciences sociales et engagement (dir. avec Alexander Neumann), Paris, Syllepse, 2003.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



 



[1] Dans ce sens on peut se reporter aux ouvrages de Ernst Michael Lange, Das Prinzip Arbeit. Drei metakritische Kapitel über Grundbegriffe, Struktur und Darstel­lung der Kritik der politischen ökonomie von Karl Marx, Frankfurt am Main, Berlin, Wien, 1980 ; et Jean-Luc Petit, Du travail vivant au système des actions. Une discussion de Marx, Paris, 1980. Dans un sens différent qui restitue mieux la complexité des positions marxiennes, on peut consulter Jose Arthur Giannoti, Origines de la dialectique du travail, Paris, 1971.

 

[2] Kostas Axelos, Marx, penseur de la technique, Paris, 1961.

 

[3] C'est ce que défend Antonio Negri dans Marx au-delà de Marx, Paris, 1979. A. N. fait des Grundrisse la clé de toute l'œuvre de Marx.

[4] Le commentaire le plus éclairant sur ces aspects de la Phénoménologie de l'Esprit se trouve dans Martin Heidegger, Hegels Phänomenologie des Geistes, Gesamtausgabe, t. 32, Frankfurt am Main, 1980.

[5] C'est-à-dire d'une science conçue selon les termes de Popper et du ratio­nalisme critique, et qui veut avoir des distances à la pratique sans en transcender les limites.

[6] Sur ces problèmes la littérature est immense. On renverra ici à Ian Steedman, Marx after Sraffa, London, 1977 ; Gilles Dostaler, Marx la valeur et l'économie politique, Paris, 1978 ; Pierangelo Garegnani, Marx e gli economisti classici, Torino, 1981 ; David Harvey, The limits to Capital, Oxford, 1982.

[7] Voir à ce propos Christian Barrère, Gerard Kebadjian, Olovier Weinstein, Lire la crise, Paris, 1983.

 

[8] Cf. Michel Aglietta, Régulation et crises du capitalisme. L'expérience des Etats- Unis, Paris, 1976.

Tag(s) : #Textes contre le travail
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