Publié dans Yarim, Istanbul, février 2005.
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Journaliste :
1. Vous reformulez les catégories de base de la critique faites par Marx de l'économie politique. Selon vous : où le Marxisme se révèle-t-il insuffisant de nos jours, quand il cherche à expliquer la société capitaliste ?
2. Le " travail ” semble être la catégorie de base qui constitue la vie capitaliste, comme vous le prétendez. Peut-on formuler aujourd'hui une critique intelligente du capitalisme sans critiquer le travail ?
Moishe Postone : Ma reformulation des catégories centrales de la critique chez Marx de l’économie politique, est influencée en partie par les importantes transformations historiques globales depuis 1973. Rétrospectivement, à partir de ce bon point de vue qu’est le début du 21ème siècle, nous pouvons voir plus clairement que le capitalisme a existé dans un certain nombre de configurations historiques différentes - par exemple, le capitalisme libéral du 19ème siècle, le 20ème siècle du capitalisme “ Fordiste” d'Etat-centralisé et, maintenant, le capitalisme mondial néo-libéral. Cela indique que l'histoire du capitalisme ne peut pas être saisie de manière précise comme un développement linéaire. Ce qui est plus important, cela indique aussi très fortement que les caractéristiques les plus essentielles du capitalisme ne peuvent être identifiées complètement avec aucune de ses multiples configurations historiques spécifiques.
Par une lecture attentive des catégories les plus fondamentales de la critique de Marx de l'économie politique, j'ai essayé de saisir les caractéristiques les plus essentielles du capitalisme - celles qui caractérisent le cœur de la formation sociale à travers ses configurations historiques diverses. Sur cette base j'ai soutenu que le marxisme traditionnel a pris les caractéristiques de base du capitalisme libéral - la propriété du marché et la propriété privée des moyens de production – comme étant les caractéristiques les plus fondamentales du capitalisme en général. Il a alors considéré la catégorie de travail comme le point de vue d'où le capitalisme pourrait être critiqué. Le capitalisme est venu s’identifier avec la bourgeoisie ; le socialisme avec le prolétariat.
Cependant, selon mon interprétation, loin d'être le point de vue de la critique du capitalisme, le travail dans le capitalisme constitue l'objet central de la critique de Marx, et est au coeur des catégories principales de Marx, celles de la marchandise et du capital. J'ai soutenu que le coeur de la formation sociale est une forme historiquement spécifique de médiation sociale constituée par le travail - à savoir, la valeur. Cette forme de médiation (qui est aussi une forme de richesse) est en même temps une forme historiquement spécifique de domination qui peut être exprimée par la domination de classe, mais n'est pas identique à elle. C'est abstrait, sans aucun localisation particulière et c'est aussi temporellement dynamique. Cette forme de domination, qui apparaît comme une nécessité externe, plutôt que comme sociale, produit le mode de production dans le capitalisme aussi bien que son caractère intrinsèquement dynamique.
Il est bien sûr impossible même de commencer à entrer dans la complexité des questions soulevées, mais plusieurs implications importantes apparaissent, elles sont que la production industrielle, qui surgit historiquement sous le capitalisme, ne représente pas la base du socialisme, mais est intrinsèquement capitaliste ; que le problème avec la croissance dans le capitalisme n'est pas seulement qu'elles soit en crise, mais que c’est la forme de la croissance elle-même qui est problématique ; que l'existence de la classe bourgeoise ne soit pas le nec plus ultra définissant la caractéristique du capitalisme et qu’un capitalisme d'Etat (brièvement décrit par Marx dès 1844) peut et a existé ; finalement, que le prolétariat soit la classe dont l'existence définit le capitalisme et que le fait de surmonter ce capitalisme implique l'abolition, pas la glorification, du travail des prolétaires.
Le marxisme traditionnel était déjà devenu anachronique de différentes façons au 20ème siècle. Il était incapable de fournir une critique fondamentale des formes du capitalisme d'Etat mentionné comme le “ socialisme réelement existent ”. De plus, sa compréhension de l'émancipation est apparu de plus en plus anachronique, au vu des aspirations constituées, des besoins et des motivations qui sont venues s'exprimer dans le dernier tiers du 20ème siècle dans les prétendus “ nouveaux mouvements sociaux ”. Tandis que le marxisme traditionnel a eu tendance à affirmer le travail du prolétaire et, de là, la structure de travail qui s'est développée historiquement, comme une dimension du développement du capital, les nouveaux mouvements sociaux ont exprimé une critique de cette structure du travail, de temps en temps, sous forme peu développée et débutante. Je soutiens que l'analyse de Marx est celle qui indique un au-delà de la structure existante du travail.
Journaliste :
3. Selon vous, l'écroulement du socialisme n'est pas la fin d'un projet alternatif, mais la fin du fordisme. Comment et quand le fordisme a dépassé ses limites ?
4. Le capitalisme est en train de plus en plus de relâcher sa concentration dans l'État et ne peut donc pas seulement être pensé en termes d'Etat national. Comment est-ce possible - dans ces circonstances - de formuler une éventuelle émancipation ?
Moishe Postone : Vu rétrospectivement, il semble de plus en plus clair que le communisme soviétique n'a pas représenté, dans aucun sens significatif, le fait de surmonter le capitalisme (c'est-à-dire le socialisme). C'est non seulement le cas du fait, comme tant l'on noté auparavant, du caractère non-démocratique et oppressant du régime, mais aussi parce que la hausse, l'apogée et le déclin de l'Union soviétique suivent la trajectoire historique de la hausse, de l'apogée et du déclin du capitalisme Fordiste d'Etat-centralisé. Cela suggère que l'Union soviétique doive être comprise comme une variation du capitalisme d'Etat-centralisé pendant l'époque Fordiste, une variation dont la forme spécifique a été intrinsèquement rapprochée de sa tentative de créer un capital national (dans ce cas, public) sur la base d'une forme rapide et brutale de ce que Marx a appelé “ l'accumulation primitive ”. Un projet de constitution du capital sur un niveau national ne peut, à aucun niveau, être similaire à un projet de dépassement du capital.
Un résultat de l'histoire de l'idéologie du socialisme dans un seul pays, est que la critique marxienne du capitalisme qui touche au fondement de son cœur historique et, donc, temporel, a été remplacée par une vue du monde qui était spatiale dans son cœur (l'idée “ des camps ” socialistes et capitalistes) - une idéologie qui a ironiquement représenté une extension du “Grand Jeu ” du 19ème siècle.
Les limites de la configuration fordiste d'Etat-centralisé du capitalisme ont été révélées par la crise du début des années 1970, qui ont mené à un démantèlement de cette configuration (bien qu'il y a là différentes interprétations des fondements de cette crise). Finalement une nouvelle configuration mondiale néo-libérale du capitalisme est apparue. C'est remarquable à cet égard que le déclin rapide de l'Union soviétique a commencé dans les années 1970 et pas dans les années 1980, c'est-à-dire pas à la suite de l'Afghanistan ou de l'intensification de la course aux armements avec les Etats-Unis. La forme soviétique de centrisme d'Etat a prouvé sa trop grande rigidité pour s'adapter à la crise des années 1970. D'autre part, la politique de Deng Xiaoping en Chine pourrait être interprétée comme l'expression d'une perspicacité sur le fait que l'âge du centrisme d'Etat était terminée (au moins pour le moment).
L'écroulement de l'Union soviétique signifie en aucun sens la fin du projet socialiste - dans le sens d'une critique fondamentale du capitalisme qui indique la réalisation d'une émancipation potentielle que le capitalisme à la fois produit historiquement et, cependant, contraint et sape en même temps. Et, cependant, cet écroulement manifeste beaucoup de désorientation. Cette désorientation exprime, en partie, les effets historiques négatifs du marxisme-léninisme sur l'imaginaire socialiste. D'une part, il exprime aussi, en partie, les difficultés à formuler une critique socialiste dans une telle époque post-étatiste, tandis que la critique de la propriété du marché et de la propriété privée des moyens de production, n'est pas concentré le plus fondamentalement sur de telles relations bourgeoises. Et travailler pourtant vers une telle critique - qui entraînerait aussi le recouvrement d'une notion d'internationalisme qui n'est pas simplement une formulation idéologique d'une vue du monde essentiellement nationaliste (défendant " le camp socialiste ") - est absolument crucial. Il est crucial parce que le capitalisme est vraiment mondial et ne peut pas être vraiment compris comme le colonialisme, c'est-à-dire comme l'imposition de valeurs occidentales et des institutions sur d'autres parties du monde. Le capitalisme peut avoir conditionnellement surgi à l'Ouest, mais il a fondamentalement transformé l'Ouest, de même qu'il transforme le reste du monde. La seule théorie qui fournit une base adéquate pour une théorie critique rigoureuse du capitalisme mondial a été articulée pour la première fois par Marx. Les théories critiques qui étaient apparemment si puissantes dans les années 1970 et les années 1980, comme le post-structuralisme, sont impuissantes face au capitalisme mondial. L'échec à construire sur le leg intellectuel de Marx en formulant une théorie critique post-traditionnelle du capitalisme, laisse le champ de la critique aux formes extrêmement réactionnaires et dangereuses “ d'anti-capitalisme” et “d'anti-impérialisme” qui ne sont pas plus emancipateurs que l'’avaient été "l'anti-capitalisme" fasciste et "l'anti-impérialisme" durant la première moitié du 20ème siècle.
Traduction par : Dema Pomme