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Pour Postone, il faut bien voir que si Marx commence par les deux caractères de la marchandise (valeur d’usage et valeur d’échange), « il relie ces deux dimensions de la marchandise au double caractère du travail [producteur de marchandise] qu’elle incorpore » : valeur d’usage et « objectivation du travail humain abstrait » (valeur). Mais avant d’étudier ce double caractère de la marchandise dans les parties suivantes, Postone tient à souligner la spécificité historique et la difficulté du mode d’exposition de cette étude. C’est de cela dont il s’agit ici.

 

« L’analyse de la marchandise ne porte pas sur un produit auquel il arrive d’être échangé, sans tenir compte de la société dans laquelle cela se produit ; elle ne porte pas sur la marchandise coupée de son contexte social ou telle qu’elle peut exister de façon contingente dans nombre de sociétés. Bien au contraire, l’analyse de Marx est celle de la ‘‘ marchandise […] lorsqu’elle est devenue forme générale et élémentaire du produit ’’ et ‘‘ forme élémentaire générale de la richesse ’’. Et, selon Marx, la marchandise n’est la forme générale du produit que sous le capitalisme »

 

Pour se donner les moyens de comprendre notre monde dans sa spécificité vis-à-vis de mondes socio-historiques antérieurs, il s’agit donc d’étudier autre chose qu’un échange occasionnel de biens ou d’excédents (M-A-M). La marchandise ici étudiée est donc la marchandise en tant que forme générale et élémentaire du produit et forme de richesse, ce qui n’existe que sous le capitalisme. Telle que Marx va l’analyser, cette marchandise suppose donc le travail salarié, et partant l’analyse de la marchandise suppose la catégorie de capital, c’est-à-dire elle n’existe que quand les rapports sociaux capitalistes sont déjà dominants. Ainsi, l’analyse de l’échange, chez Marx, n’est pas l’analyse de n’importe quel échange (sinon, la critique « transhistorifierait » la spécificité de la vie sous le capitalisme), mais de A-M-A’. En cela la question de l’équivalence, telle que l’on aurait pu la comprendre chez Jappe, est un malentendu : on ne peut pas distinguer avec des pincettes un échange, le prendre en soi et pour soi, en faire la critique juste à partir de lui et pour lui, sous le capitalisme. On tranhistorifierait ce qui se passe sous le capitalisme à toute l’évolution de l’humanité. Ainsi, sous le capitalisme, une marchandise n’est pas d’abord dans sa définition un produit que l’on achète et que l’on vend. Elle est forme élémentaire et générale du produit et de la richesse, et c’est ainsi que « la mise en équivalence de deux marchandises, apparemment la chose la plus évidente du monde, contient déjà tout le mode de socialisation qui distingue le capitalisme » (Jappe, Les Aventures de la marchandise, Denoel, 2003, p. 40). La forme-marchandise est ainsi un rapport social spécifique à la formation sociale capitaliste.

 

 Un malentendu peut aussi être levé. Quand Marx fait partir son analyse de la marchandise, poursuit par l’argent puis le capital, ce n’est pas là un mode d’exposition historique du fonctionnement du capitalisme, comme nous l’avons vu, il ne parle pas de l’échange historique M-A-M, ou du troc direct. Cela ne l’intéresse pas. En fait, il part des formes déjà pleinement développées sous le capitalisme, pour en montrer la logique interne de leurs déterminations réciproques (ce qui est ramassé sous le terme de « loi », mais loi immanente à des formes déjà historiquement présentes et spécifiques, et en rien « naturelles »). L’ordre entre les catégories, n’est pas historique mais « déterminé par les relations qui existent entre elles dans la société bourgeoise moderne et il est précisément à l’inverse de ce qui […] [correspond] à leur ordre de succession au cours de l’évolution historique » (Marx). Les catégories de valeur, capital, etc. ne sont donc pas des catégories historiques d’apparition, mais des catégories logiques à l’intérieur du monde capitaliste déjà pleinement développé. « La succession des catégories dans l’analyse de la structure [du modèle de production capitaliste] ne correspond pas à la réalité historique [de son apparition] » (Jappe, p. 95). C’est un point important pour éviter le malentendu sur l’analyse de la marchandise. Ce qui intéresse donc, ce dont on va parler, c’est d’un monde où la forme marchandise est déjà devenue une catégorie sociale structurante historiquement spécifique, une forme sociale générale de pratique, une forme au cœur, à la base (« cellule germinale ») des rapports sociaux capitalistes. Cette forme-marchandise est à la fois structurée par la spécificité du travail, et est structurante d’un monde où le travail social va posséder un double caractère : La spécificité du travail sous-tend la forme-marchandise et est déterminée par elle.

 

De tout cela, ce n’est pas le cas dans le troc direct, de l’échange M-A-M (circulation simple), simple existence de l’échange marchand historique où l’argent n’est qu’un moyen commode de faire circuler des marchandises, mais qui n’est pas, qui n’est plus, notre monde actuel. Cet échange là était celui de l’échange de richesses matérielles (quand celles-ci sont encore la forme dominante de la richesse), par des « rapports sociaux non-déguisés ». Mais critiquer l’échange M-A-M n’a aucun sens au sein de la formation sociale capitaliste développée, puisque cela n’existe pas en tant qu’élément dominant et structurant aujourd’hui (et ne l’était d’ailleurs pas avant) : la logique du capital ne vise pas la richesse matérielle en soi [1]. Dans notre monde à nous, le mouvement simple de l’échange est plutôt A – M – A’. L’argent (A) ne vise que le retour à lui-même. Il est pressé de se débarrasser des oripeaux profanes de l’objet marchand (M), qui n’est qu’un « mal nécessaire » (et non pas le but, comme serait une accumulation boulimique de biens), et de ressusciter comme argent. Mais ce retour (circulaire) est aussi l’occasion de son accumulation : il sort grandi de sa transsubstantiation (augmenté de la plus-value : A’= A + ∆ A). Le mouvement de l’échange est même A – M - A’ – M - A’’ – M - A’’’ – M - A’’’’- M – A’’’’’, etc. (circulation élargie). L’échange de richesses matérielles n’est donc plus un pivot : l’argent n’est plus un moyen commode de faire circuler des biens, mais le but même de la circulation marchande, tandis que les marchandises sont devenues des moyens de faire circuler et augmenter l’argent.

 

 « C’est seulement sous le capitalisme que le travail social a un double caractère et que la valeur existe en tant que forme sociale spécifique de l’activité humaine » (Postone). De tout cela, on peut retenir que les catégories dégagées, sont « historiquement déterminée » et « historiquement déterminante », on ne peut absolument pas les appliquer à d’autres sociétés. On parle de la société de ces trois derniers siècles, strictement (fin auto-production relative, proto-industrie, etc.). C’est donc l’analyse ontologiquement et transhistoriquement substantielle de la valeur, propre à l’économie politique classique comme aux marxismes traditionnels, qui est ici écartée.

 

Spécificité historique : valeur et prix.

 

Les relations entre les livres I et III du Capital ont fait couler beaucoup d’encre et ont suscité quantité d’interprétations. Souvent on entend dire que les catégories initiales du Capital dans son étude de la valeur (livre 1), « paraissent ne pas être valable pour les ‘‘ formes plus élevées et plus complexes de capital, travail salarié, rente foncière’’ », c’est-à-dire pour son étude des prix (livre 3). C’est là la question de la transformation des valeurs en prix. Dans TTDS, cette question ne pourra pas être étudiée à fond (p. 198), mais l’auteur en fera une « première approche ». Avant cela, cette sous-partie tient à préciser la relation entre le Livre I et le Livre III, et à montrer par là que l’analyse de Marx est bien plus historiquement spécifique qu’on ne l’entend habituellement.

 

Il faut d’abord distinguer Marx de l’économie politique classique. Non seulement la catégorie de valeur n’est pas valable pour, mais elle ne peut pas dériver à partir, d’une société précapitaliste de propriétaires de marchandises. D’abord parce que « l’idée même d’un stade précapitaliste de circulation de marchandise simple est fausse » (Postone) : une société composée de simples producteurs de marchandises indépendants et de simples échangistes de marchandises (échange privé) n’a jamais existé. La communauté a toujours englobé les dimensions de la vie, quand échange privé il y a eu, c’était un phénomène marginal. Marx ne part donc pas de cette construction hypothétique d’une société précapitaliste (comme le fait Ricardo, etc.). Forme-marchandise et logique de la valeur, n’existent que sous le capitalisme, pour en être les déterminations essentielles.

 

Autre malentendu que veut dissiper Postone, il n’y a pas de rapport de correction entre le Livre I et le Livre III, comme si Marx après avoir développé son étude de la valeur, se serait aperçu a posteriori de la divergence entre prix et valeur, et aurait alors écrit un 3ème livre sur les prix qui contredirait le 1er. Cette thèse est fausse, puisque l’on sait que les manuscrits du Livre III ont été écrits entre 1863-67, avant même que le Livre I soit publié. De plus, dès 1859 dans les Grundrisse, Marx écrivait qu’à un stade ultérieur il traiterait des objections à son étude de la valeur, objections qui sont fondées sur la divergence entre le prix des marchandises sur le marché et leur valeur d’échange. Et puis pour Postone, « non seulement Marx reconnaît cette divergence, mais encore il insiste sur sa centralité dès que l’on prétend comprendre le capitalisme et ses mystifications ». C’est là un point essentiel : cette divergence, loin d’être une objection, une contradiction à son étude de la valeur, est donc au cœur même de la théorie, elle fait partie entièrement de son analyse. Ainsi J. Schumpeter reconnaîtra lui aussi que critiquer Marx en se fondant sur la différence entre prix et valeur, c’est finalement confondre Marx avec Ricardo (cf. Histoire de l’analyse économique), et ne pas comprendre véritablement ce qu’il écrit.

 

De plus Marx ne cherche pas à rendre opérationnelle la loi de la valeur afin d’expliquer le fonctionnement du marché, Le rapport entre valeur et prix n‘est pas plus un rapport « d’approximations successives » de la réalité capitaliste vers la valeur. En réalité, « Marx présente le rapport entre ce que les catégories de valeur et de prix saisissent, comme un rapport entre une essence et sa forme phénoménale ». Les phénomènes (prix, profits, rentes) seraient les expressions des déterminations sociales profondes (valeur et capital) mais elles les voileraient nécessairement. « L’une des particularités du capitalisme, qui rend son analyse si difficile, c’est que cette société a une essence [sociale], objectivée en tant que valeur, qui est voilée par sa forme phénoménale ». « Le niveau de réalité sociale exprimé par les prix représente une forme phénoménale de la valeur, une forme qui voile l’essence sous-jacente ».

 

Ainsi le rapport du Livre I au Livre III est alors plutôt « un mouvement approchant les différentes formes phénoménales de surface [du capitalisme] », et non pas un mouvement approchant la « réalité » capitaliste. Marx après le livre I où il parlait de l’essence de la société moderne, va donc dans ce livre III parler des formes sous lesquelles les essences de la société se manifestent dans la société, à sa surface, dans leur apparence. Donc dans ce livre III, « l’objectif de Marx n’est pas de formuler une théorie des prix, mais de montrer comment la valeur induit un niveau où elle apparaît masquée » : il montrera comment et pourquoi les formes phénoménales de surfaces paraissent contredire les catégories qui saisissent l’essence de la société capitaliste, comment et pourquoi la spécificité de la valeur et la spécificité du travail qui la constitue sont nécessairement voilées, c’est-à-dire comment et pourquoi les formes structurantes socialement et historiquement spécifiques des rapports sociaux apparaissent à la surface sous une forme naturalisée et transhistorique. C’est là, nous le verrons, le cœur de la théorie du fétichisme. En rester alors aux formes phénoménales de surfaces, sans saisir l’essence sociale de la formation capitaliste dans sa double spécificité (spécificité de la richesse et spécificité du travail), c’est finalement ouvrir une critique naturalisant et transhistoricisant ce qui est de plus essentiel au capitalisme. C’est empêcher toute sortie effective de la société marchande.

 

Pour résumé ce qui vient d’être dit :

 

« J’ai déjà mentionné […] que les catégories développées au Livre I du Capital (marchandise, valeur, capital et survaleur) sont les catégories de la structure profonde de la société capitaliste. Sur la base de ces catégories, Marx entreprend d’expliquer la nature de cette société et ses ‘‘ lois de mouvement ’’, c’est-à-dire le procès de transformation continue, sous le capitalisme, de la production et de tous les aspects de l’existence sociale. Marx dit que ce niveau de réalité sociale ne peut pas être expliqué à l’aide des catégories économiques ‘‘ de surface ’’ telle que prix et profit, et déploie ses catégories de la structure profonde du capitalisme de manière à montrer comment les phénomènes qui contredisent ces catégories structurelles sont en fait leurs formes phénoménales. De cette façon, Marx cherche à prouver la justesse de son analyse de la structure profonde et, en même temps, à montrer comment les ‘‘ lois de mouvement ’’ de la formation sociale sont voilées au niveau de la réalité empirique immédiate ».  

 

Plus encore, sans être une objection ni une contradiction, Postone avance que cette divergence entre essence et formes phénoménales (Postone dira plus loin comment justifier cette distinction, qui ne va pas de soi), sera à la base d’une théorie (jamais achevée par Marx) de « constitution mutuelle des structures sociales profondes et de l’activité et de la pensée quotidienne » : « l’activité et la pensée quotidiennes se fondent sur les formes manifestes des structures profondes et, en retour, reconstituent ces structures profondes ». Postone souligne d’ailleurs sa proximité, sans identité, avec Pierre Bourdieu dans Esquisse d’une théorie de la pratique, sur cette question de créer une théorie qui montre comment les « lois de mouvement » du capitalisme « sont constituées par les hommes et les dominent, même si, paradoxalement, ces hommes ne sont pas conscients de leur existence ». Quoiqu’il en soit, les théories de l’économie politique ne sont pas moins prisonnières du niveau des apparences que la « conscience ordinaire ». Les « faits » empiriques sont alors les formes fétichisées des essences, si on ne regarde pas l’apparaître des apparences (la manière socialement spécifique dont ils se montrent sous le capitalisme). Et baser une « critique » à partir d’eux, est forcément une « critique » elle-même fétichisée, c’est-à-dire qui ne sert à rien. Il faut alors une analyse de la structure profonde des apparences.

 

Postone finit par montrer comment le Livre III, poursuit et complète la critique par Marx de Ricardo (pas fait p. 203-207)

 

Spécificité historique et critique immanente. (3ème sous-partie)

 

Chez Marx la marchandise (cf. partie précédente) est le « point de départ », « l’élément avec lequel il [Marx] structure ensuite son mode d’exposition, le point de départ à partir duquel il déploie les catégories de la formation capitaliste ». Gardons bien à l’esprit que Marx décrit in vivo (déjà déployé) le bain de culture des catégories. Mais pourquoi, au sein de ce bain, il commence par la marchandise ?

 

On sait déjà que Marx va définir celle-ci comme à la fois un bien et une forme objective de rapports sociaux historiquement spécifique  (« une forme structurante et structurée de pratique sociale, qui constitue une forme radicalement nouvelle d’interdépendance sociale »), c’est-à-dire valeur d’usage et valeur, travail concret et travail abstrait. D’abord dire que cette dualité des deux formes de l’unité qu’est la marchandise, s’extériorise et fonde une dialectique historique particulière. La dialectique en effet, loin d’être transhistorique (comme chez Hegel), se fonde dans le double caractère contradictoire à toutes les formes sociales particulières qui sous-tendent le capitalisme (travail, marchandise, mode de production, etc.). A partir de la marchandise, « Marx cherche à déployer tout à la fois la structure dominante de la société capitaliste en tant que totalité, la logique interne de son développement historique et les éléments de l’expérience sociale immédiate qui voilent la structure sous-jacente à cette société ».

 

Une des choses centrales et à la fois pertinentes de la pensée de Marx, c’est qu’il part du postulat que la pensée est socialement enchâssée, et justement il applique cela à sa propre réflexion, puisqu’elle a pour objet la spécificité historique de formes sociales. Il serait en effet illogique de ne pas appliquer à sa propre théorie ce qui est conçu pour toute la pensée. « C’est pourquoi Marx se sent désormais contraint de construire son exposé critique de la société capitaliste de manière rigoureusement immanente, en analysant cette société dans ses propres termes, telle qu’elle est. Le point de vue de la critique est immanent à son objet social ». Ainsi le mode d’argumentation doit avoir pour logique, la logique même de son objet, puisque cet objet est le contexte même de l’argumentation de Marx. Ainsi son point de vue s’identifiera en apparence à ce qu’il prétend critiquer. Et ce mode d’exposition de sa propre théorie, est la source de beaucoup de malentendus dans la lecture de Marx.

 

C’est un point très important : au regard de la nécessité de cette immanence de la critique à son propre objet, le mode d’exposition ne sera donc pas un mode d’investigation (qui serait un point de vue transcendant l’objet, et donc immédiatement on postulerait et fonderait une ontologie, ce que ne veulent surtout pas ni Postone ni Jappe, à la différence par exemple d’un Lukacs « deuxième version » ou d’un M. Henry) : ainsi « la nature de l’argumentation marxienne n’est donc pas censée être celle d’une déduction logique : elle ne commence pas avec les premiers principes intangibles à partir desquels on dérive tout le reste, car la forme même d’une telle procédure implique un point de vue transhistorique ».

 

A partir de là donc, un gros malentendu doit être levé pour ce qui est de l’argumentation réelle de Marx sur la valeur et l’historicité de la société capitaliste. Puisque la nature de l’argumentation ne peut pas être celle d’une déduction logique (et on ne peut la prendre pour telle), elle va être celle plutôt d’une « forme réflexive » de l’argumentation sur elle-même. Et donc cette structure « réflexive » de l’argumentation immanente à son objet va plutôt dériver, que déduire, la valeur. Et Marx dit justement que l’on ne peut pas choisir une autre structure d’argumentation que cela, toute autre argumentation transhistorifierait son objet. Toute réflexion véritable doit se faire dans cette épistémologie là. Cette structure de l’argumentation, réflexive et immanente à son objet, fait que la marchandise en tant que point de départ (les premières pages du livre de Jappe), présuppose le plein déploiement du tout. C’est-à-dire que l’on part de la marchandise, elle présuppose le capital, et elle ne sera valider que « par la force et la rigueur de l’analyse du capitalisme à laquelle elle sert de point de départ ». Ainsi, « le point de départ, la marchandise […] est rendu valable rétrospectivement par la façon dont se déploie l’argumentation, par sa capacité à expliquer les tendances selon lesquelles le capitalisme se développe et à rendre compte des phénomènes qui contredisent en apparence la validité des catégories initiales ». Cette argumentation réelle sur la valeur, etc., n’est rendue valable donc que par rapport au déploiement complet des catégories du livre.

 

Jappe écrit bien quand il commence  son chapitre 2 « La marchandise, cette inconnue » : « Marx analyse la structure de la marchandise de la façon la plus simple possible. Il n’examine que le rapport entre cinq ou six marchandises, en faisant apparemment abstraction de tout le reste, surtout de leurs propriétaires et de tout contexte historique ou social. On a presque l’impression de se trouver face à une opération mathématique ou à une exemplification logique » (cf. Les Aventures de la marchandise, p. 29)

 

Dans le 1er chapitre du Capital, Marx va « déduire » la valeur selon un mode de déduction décontextualisé et essentialisant, c’est-à-dire en tant que « substance »(au sens classique) commune à toutes les marchandises. En fait ce qui paraît là dans le texte de Marx, comme une « construction a priori » (décontextualisée et essentialisante) est en fait un mode d’exposition qui veut être adéquat à sa propre spécificité déterminée, en utilisant des arguments et des formes d’arguments (un mode de pensée) qui sont déjà présentés sous une forme transhistorique et mystifiée.

 

Il faut donc bien être d’accord sur ce point :

 

« les arguments explicites dont dérive l’existence de la valeur, dans le premier chapitre de cet ouvrage [Le Capital], ne sont pas voulus – et ne doivent pas être vus – comme une ‘‘ preuve ’’ du concept de valeur. En fait, ces arguments sont présentés par Marx comme des formes de pensée caractéristiques de la société [l’économie politique, la philosophie occidentale traditionnelle, etc.] dont il est en train d’analyser de façon critique les formes sociales sous-jacentes » (Postone).

 

Ainsi, la « déduction » de la valeur, comme élément non-matériel en commun à toutes les marchandises, se fait avec des arguments qui sont déjà transhistoriques, non réflexif et mystifiés (Postone reprend cela dans la partie suivante et montre pourquoi, notamment par rapport au travail dans son apparence physiologique). « En d’autres termes, je dis que les arguments par lesquels Marx déduit la valeur devraient être lus comme faisant partie d’un métacommentaire continu sur les formes de pensée propres au capitalisme […] Ce ‘‘ commentaire ’’ est donc immanent au déploiement des catégories dans l’exposé de Marx et relie ainsi implicitement ces formes de pensée aux formes sociales de la société qui est leur contexte. Etant donné que le mode d’exposition se veut immanent à son objet, les catégories sont présentées ‘‘ selon leurs propres termes ’’ – dans ce cas, comme décontextualisées. L’analyse n’a donc pas un point de vue extérieur à son contexte. La critique n’apparaît pleinement qu’au cours de l’exposé lui-même qui, en déployant. Il y a donc souvent dans l’argumentation de la valeur, une énorme mésinterprétation, mais cette mésinterprétation est l’inconvénient majeur de l’approche de Marx. Et il ne faut pas du tout croire que Jappe (les notes de bas de page, épaisses, sont capitales) est différent de Postone, on ne peut pas prendre les premières pages de Jappe comme la volonté de prouver quelque chose, il écrit d’ailleurs très explicitement : « Marx ne ‘‘ prouve ’’ pas sa conception de la valeur de façon préliminaire : c’est toute la cohérence interne de sa théorie et sa capacité à expliquer les phénomènes qui prouvent à leur tour la justesse de la conception de la valeur qui en est à la base » (cf. Les Aventures de la marchandise, p. 75)

 

« Même si, dans mon livre, il n’y avait pas le moindre chapitre sur la ‘‘ valeur ’’, l’analyse des rapports réels, que je donne, contiendrait la preuve et la démonstration du rapport de valeur réel. [Le] bavardage sur la nécessité de démontrer la notion de valeur ne repose que sur ignorance totale, non seulement de la question débattue, mais aussi de la méthode scientifique. […] Le rôle de la science c’est précisément d’expliquer comment agit cette loi de la valeur. Si l’on voulait donc commencer par ‘‘ expliquer ’’ tous les phénomènes qui en apparence contredisent la loi, il faudrait fournir la science avant la science » (Marx lettre à Kugelmann, 1868)


[1] C’est là une illusion que ne partagent que les visions les plus superficielles et les plus journalistiques de notre temps, par exemple celles de « l’antiproductivisme » des décroissants qui pensent que le capitalisme est dans son fondement d’abord une immense accumulation de produits, de biens, de matières, etc., de la production de biens pour la production de biens elle-même : ce qu’ils appellent le « productivisme. Mais ceux-ci expliqueront cette supposée « boulimie » de biens pour elle-même, par tout autre chose qu’une logique de la valeur. A la thèse d’une domination abstraite et impersonnelle, ils préfèreront pour expliquer cette « boulimie » la thèse de la manipulation mentale et le complot, c’est-à-dire qu’ils adoptent la thèse de l’existence d’une domination sociale directe, une domination politique et religieuse, au travers de la dénonciation de boucs-émissaires bien identifiés (multinationales, supermarchés, publicitaires, leaders d’opinion dans les médias, lobbies, politiques publiques de « développement », etc.). En les critiquant ils espèrent un « réveil des consciences », une « décolonisation de l’imaginaire », qui lèverait la domination mentale directe, ce qui ferait disparaître la « boulimie » de biens pour elle-même.





Sur les pages 191-215 du livre de Postone, Temps, travail et domination sociale. Je ne résume ici que deux des trois sous-parties de ces pages. Cela introduira la question de la distinction essence et formes phénoménales qui vient plus tard.
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