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LTI-68 : le langage libéralo-libertaire de Mai 68, analysé par Jacques Ellul.

 Dans un article de février 1978 paru dans la revue Autrement (dossier n°12, " 68-78 : dix années sacrilèges ". Article " Je, tu, Ils, nous parlons, parlons soixante-huitard..." ), Jacques Ellul revient longuement sur Mai 68 et la mode écologiste qui s'était répandu comme un véritable " Feu vert " dans les années 70's selon le mot de son ami B. Charbonneau. Je reprends ici en partie seulement, nombreuses citations de ce texte inédit. Un texte a mettre en perspective avec la réflexion de Jean-Claude Michéa dans son texte " A propos de Mai 68 " (L'enseignement de l'ignorance, Climats, 1999, 2006), car Ellul avait déjà décrit là de façon suffisament stimulante, le tournant libéralo-libertaire auquel aura abouti 68. Je ré-utilise les titres de paragraphe d'Ellul pour structurer le propos. 

En 1978, une décennie après Mai 68, Ellul constate que " tout le monde parle mille-neuf-cent-soixante-huitard, et la révolution est faite ". En sociologue, il constate alors durant ces dix années, " l'échange du vocabulaire entre la gauche et la droite, entre les intellectuels de l'un et de l'autre bord. A notre grande stupéfaction, la Gauche est libérale et patriote, même nationaliste ". Voilà qui engage déjà le tournant libéralo-libertaire des soixante-huitards. 

Gauche-Droite : l'échange des vocabulaires.

En 1945, seuls les rétrogrades en effet pouvaient encore parler de " liberté ", catégorie bourgeoise pour la Gauche. La liberté n'avait donc aucune signifiation politique à Gauche. Seuls les anarchistes et les gauchistes se sont peu à peu réclamés de cette " liberté " pour contester le stalinisme et le PCF. Et ils sont alors revenus reprendre le concept de " liberté " qui faisait jusqu'alors parti du vocabulaire de la droite. 

Mais pour Ellul, ce premier échange de vocabulaire entre droite et gauche n'aurait pas été efficace sans Mai 68. Car au-delà des groupes anti-staliniens, " 68 est passé par là. Tout est changé. Il n'y a pas plus libertaire, libéral, on ne sait comment dire, que le P.C. par exemple, et toute la gauche dans son ensemble ! La garantie des libertés publiques, des libertés privées, c'est dans le communisme que vous les trouverez  ". Voilà le nouveau discours de la Gauche, parce " qu'il était quand même impossible de laisser ce thème [de la liberté] aux gauchistes ". C'est donc Mai 68 pour Ellul qui a redorer le blason de la liberté démocratique à Gauche, alors que celle-ci n'avait cessé d'être critiquer depuis le XIXe siècle, par l'anarchisme mais aussi par Marx.

La Nation exaltée... du vrai Barrès ! 

Il est aujourd'hui l'évidence que la Gauche se réclame ouvertement et de façon pleinement assumée, de la Nation, de la France et de sa " République française ". On sait combien l'altermondialisme néo-capitalisme se réclame d'ailleurs dans sa nostalgie de Papa-l'Etat-Providence des années d'après-guerre, de la Résistance qui a mis en place les fondements (le système des retraites, la redistribution, etc.). Et c'est justement écrit Ellul, dans les années 70's, que le P.C. s'est mis à exalter le sentiment patriotique. Le socialisme devient national, alors que Marx n'avait pas mâché ses mots comme remarque Ellul, sur l'imbécilité de la formule des " socialistes français ". " La nation est devenue la valeur fondamentale de la gauche ". Il explique qu'il y a eu un rapprochement des communistes sur les positions de De Gaulle : sur l'armement (la bombe atomique), sur la souveraineté nationale (rester indépendant des américains en défendant la nation), sur la souveraineté énergétique (programme de construction des centrales nucléaires de 1973). Mais " quoique de toute évidence 68 n'ait rien manifesté de national, c'est pourtant à ce moment que l'on peut faire remonter ce virage. Il fallait reprendre à tout prix à la droite ce qui avait été pour ces jours sa force et son tremplin ". Glissement maintenant ordinaire dans les années 2000's. " Mais le fait est là : les grandes valeurs de la droite sont passées à gauche ". 

Cependant, Ellul montre que l'invention de cette gauche nationaliste et souverainiste (et qui donnera vingt ans plus tard un Chevènement entouré de ses petits amis altermondialistes comme Bernard Cassen, etc.), n'est qu'un terme de l'échange des vocabulaires entre gauche et droite. En effet la droite elle aussi commence à parler gauche, et notamment elle commence à concevoir son idéologie du Progrès dans le cadre de la concertation. Car pour la droite, " la peuple a manifesté en 68 qu'il voulait être entendu, écouté, certes, certes. Tout se fera donc dans la concertation. " C'est une grande leçon que va tirer la droite dans les 30 années qui suivent, puisqu'elle n'aura à la bouche que ce mot de la " concertation " - ou celui du fameux " dialogue social " avec les " partenaires sociaux ". On connaît suffisament les derniers héritiers à droite de ce nouveau vocabulaire pour la droite. 

La gauche devient productiviste et la droite prône l'austérité  : la droite s'écrie " A nous, le qualitatif ! " 

Ellul remarque aussi un autre élément important qui marque le premier pas intellectuel de la Gauche vers le néo-capitalisme altermondialisme ou vers le social-libéralisme du P.S. En effet au début du XXe siècle, " combien de textes de la gauche flétrissent la productivité à tout prix, la volonté de croissance économique excessive, et la consommation illimitée. Le socialisme était austère, quelque peu ascétique. Il s'agissait de combler les besoins fondamentaux, guère au-delà. Le luxe, la dépense vaine, la distraction, étaient condamnés. Il s'agissait bien plus de supprimer la surconsommation bourgeoise que d'accroître indéfiniment l'effort des producteurs pour faire participer tout le monde à cette consommation, et toujours plus. A cela s'associait la revendication bien claire : plus de temps libre, au lieu de plus de consommation. A la limite, l'idéal était le droit à la paresse, en acceptant des privations ou bien en ne consommant que le minimum, à condition qu'il fut égalitairement réparti. Or le thème de la droite était tout inverse. Il fallait produire toujours plus. Certes, c'était la condition pour la croissance ( ou plutôt la non-décroissance) du profit, mais il n'y avait pas que cela. On connaît l'argument : étant donné que la classe riche ne peut pas (et pourra de moins en moins) absorber la totalité de la production, il suffit de produire toujours davantage pour que les pauvres finissent par avoir eux aussi leur part satisfaisante dans la distribution. Productivisme à tout prix, tel était le mot d'ordre de la droite. 

Et voici aujourd'hui l'inversion du système. La gauche est maintenant hostile à la croissance zéro, à l'austérité. Elle est pour la consommation. La droite a écouté le cri de 68, qui s'associe tellement bien avec les problèmes économiques et les difficultés de la croissance. Or, cela sans doute rejoint des préoccupations anciennes. Ainsi le " qualitatif '' : la mise en accusation du quantitatif, de la " série ", qui était issue de la gauche, était entendue par la droite. La qualité n'était-ce pas un leitmotiv de pensée élitiste ? Et voici que dans la mise en accusation de la consommation, la droite voit la possibilité d'affirmer la recherche de la qualité (la qualité de la vie... encore une reprise du vocabulaire de gauche, changer la vie...) contre la barbarie quantitative. Cependant que la gauche repousse avec indignation la perspective de l'austérité, en affirmant que seuls les pauvres en feraient les frais, et que les riches ne connaîtraient aucune réduction de leur train de vie. Ici encore, je crois qu'il ne faut pas porter de jugement de cet ordre. Il s'agit effectivement d'un échange de vocabulaire. Il n'est assurément pas question pour la droite de rendre la France spartiate, et pour le moment, on se borne à se mettre au niveau de la crise économique. Mais on le fait en utilisant des thèmes issus de 68 . "

Et chacun s'est mis à parler la langue de 68...

Il faut tout d'abord dire que pour Ellul, Mai 68 est resté un langage, " pas beaucoup plus. Rien n'a été décisivement mis en cause, tout a été confirmé, dans des termes nouveaux et le langage a servi à désamorcer les coktails molotov ".

C'est ainsi que dans le formidable deal de vocabulaire entre la gauche et la droite, " tout le monde s'est remis d'accord pour reprendre l'équilibre. Mais la négation était trop forte, il fallait à tout prix l'intégrer. Il s'est produit une sorte de consensus de la reprise du " dit " de 68 [de son langage]. Après avoir vécu l'épreuve d'une sorte de révolution culturelle, avoir vécu dans une horreur sacrée des sacrilèges commis, tout ce qui avait été tenu pour valeur absolue de la société étant bafoué sans rien laisser intact, les vertus qui avaient glorieusement été substituées aux antiques vertus chrétiennes ayant été à leur tour ridiculisées, il fallait reprendre terre mais on ne pouvait plus faire que cela n'ait pas été. Fallait-il rejeter dans les ténèbres les maudits ? (...) Impossible de passer son chemin en reprenant le cours des activités antérieures. La seule issue était découverte selon le processus bien connu que pour échapper à l'horreur sacrée, il faut l'habiter, pour faire que la transgression n'en soit plus une, il faut soi-même faire la transgression, c'est-à-dire annuler la règle mise en jeu. Et le corps social dans son ensemble s'est mis au pas, est entré dans le vocabulaire de la Révolution. Nous avons montré ailleurs à quel point la Révolution avait été depuis 68 strictement banalisée. Rien de plus ordinaire et courant que de déclarer la révolution. Une brosse à dent devient révolutionnaire par la forme comme un moteur de voiture. Rien n'échappe à la Révolution. Et la reprise du vocabulaire s'est effectuée d'abord dans la publicité, toujours avide de frapper exactement le consommateur au point où il peut être déclenché. Extrêmement remarquable le fait que la publicité mise en question en 68 s'est servi de 68 pour trouver un nouvel impact. On contestait la consommation ? Mais, comment donc, il suffisait d'acheter tel produit pou économiser plusieurs autres, telle voiture pour économiser de l'essence, etc. Et les participants directs à 68 ont accepté ce jeu. Il suffit de penser à Wolinski acceptant de dessiner des affiches commerciales. Quelle garantie ! Le sacré se récupérait à partir de la désacralisation - processus connu correspondant à l'ambivalence du sacré.

Le vocabulaire jouait un rôle immense. Magnifique consommation de mots magiques. Il suffit de penser à ces dix dernières années pour voir à quel point notre vocabulaire s'est enrichi, à quel point aussi nous usons de termes hautement hermétiques. A peine un mot paraît-il, comme en 68, il est aussitôt ressaisi, répandu, appliqué à n'importe quoi. La notoriété de la plupart de nos intellectuels tient à l'invention d'un mot [d'un mot-obus ?] qui, par son son obscurité, frappe et retient l'attention. (...) Ce qui avait été la joyeuse spontanéité (quand même à ce sujet préparée par les Situationnistes) d'un moment plein d'évocations imaginaires est devenu truc faisant passer pour profondeur ce qui n'est qu'une lassante impuissance. La soif du Mot. La magie de la Formule. On avait acquis cela exactement en voyant la puissance des écrits sur les murs et l'ouverture de vie qui semblait représenter l'invention d'un nouveau langage. Or, il n'était pas exact que les vieux et les bourgeois n'avaient pas eu, n'avaient pas encore le désir de changer la vie. Scandalisés, ils reconnaissaient pourtant leurs rêves épuisés dans ce délire. Le condamnant vertueusement pour ne pas trahir leur groupe, ils y participaient secrètement, chose honteuse si désirée. 

Quel adulte n'avait pas été atteint au plus profond par la formule Métro-Boulot-Dodo. Et si acharné d'aveuglement soit-on, nul ne pouvait s'empêcher de désirer passer de l'autre côté, en restant cependant ancré dans ce réel que nous avions fait. La voie nous était ouverte par 68 même. Il s'agissait de langage. Et chacun s'est mis à parler la langue de 68, subrepticement. La récupération tant redoutée par les jeunes n'est pas si simpliste ni si policière. "

La fête, l'imagination, le sexe. 

La fête est pour Ellul, la " Grande découverte " des années 70 : " brusquement est apparue évidente la dimension qui manquait à notre monde. La Grande Frustration. De la droite à la gauche tout le monde a prôné la Fête. Rues piétonnières, où la fête est sollicitée, Beaubourg qui doit être le grand lieu de la Fête, le Trou des Halles qui doit le devenir, en même temps que la Fête de l'Humanité, et que les théologiens fafriquaient les liturgies festives, une théologie de la fête (ô Moltmann !) et pensaient sérieusement que si le peuple ne venait plus à l'Eglise c'est parce qu'il n'y avait plus de fête ! La Fête était partout cependant que le flot pressé des bagnoles qui continuaient à obséder les vies, que les flics occupaient tous les carrefours et dispersaient tous les rassemblements spontanés, que l'Ordre public et la Grande Loi de la circulation s'affirmaient plus impératifs. Qu'importe, la fête était remplie de Fête, on ne parlait plus que de cela, joint à ses deux acolytes l'Imagination et le Sexe

On avait dit une fois l'Imagination au Pouvoir. Mais comment donc. Aussitôt, les Héros de l'Imaginaire, Giscard et MArchais, se sont présentés. Il fallait, au niveau de la Présidentielle, imaginer sans cesse quelque chose de frappant, de joyeux, de populaire. Il fallait, dans l'opposition, rénover les vieilles théories, imaginer un avenir différent. Assurément le souffle est court, mais la bonne volonté évidente. Encore une fois, pas une banale tactique électorale, mais l'adhésion certaine à ce qui est devenu évidence. Un simple glissement, d'ailleurs sur le ton, un simple retournement de formule. Il n'est plus question d'Imagination qui va s'installer au Pouvoir, mais du Pouvoir qui va manifester l'Imagination.  Combien plus simple. Mais aussi il ne fallait pas commencer par inventer cette manie stupide du retournement des formules ! " 

Ecologie, autogestion, et autres images d'Epinal. 

" De toute façon, il ne s'agit jamais, et au sens le plus fort que de spectacle ! Mais inversément, n'a-t-on pas été profondément touché par la mise en accusation en 68 de la société du Spectacle, et l'on a vu se répandre l'accusation sévère contre ceux qui ne sont que des consommateurs (autre versant de la condamnation de la consommation). Vous vous conduisez en simples consommateurs, c'est-à-dire passifs, gavés, manipulés. Dans les Eglises, on proclame que les assistants ne doivent pas être de simples consommateurs, et c'est un mot d'ordre rencontré partout. 

Il faut transformer chaque citoyen en participant actif, appeler la base à l'action, et c'est l'engagement dans la voie de l'auto-gestion. Ici la question devient délicate. Assurément, plus personne n'ose s'affirmer hostile à l'autogestion. Ce serait du dernier démodé. Mais comment faire ? Toutes les gradations sont proposées, et les esprits caustiques font valoir que les partis et les syndicats qui, ouvertement, déclarent l'autogestion comme mode universel d'organisation de la société à tous les niveaux, ne la pratiquent pas eux-mêmes dans leur propre administration ! " 

" La droite et la gauche se rejoignent sur bien d'autres thèmes fictifs de 68. Comment ne pas évoquer assurément l'Ecologie ? Encore une fois, le P.C., seul, se trouve marginal dans la grande récollection écologique. L'Ecologie reste pour lui un gadget destiné à détourner le bon peuple des vraies questions et de la lutte des classes. Mais en dehors de lui, tout le monde, avec des formes diverses, à des degrés plus ou moins fervents, communie dans la grande découverte écologique. Elle devient une donnée si fondamentale de la conscience que l'on peut dire pratiquement n'importe quoi dans ce domaine, ce sera toujours cru. Chacun est désormais convaincu que nous respirons un air absolument empoisonné, que toute l'eau est polluée, que nos aliments sont recouverts de poison, que les centrales nucléaires vont produire automatiquement des genérations de petits monstres. Et ceci se greffe curieusement sur des convictions anciennes, celle des réactionnaires - selon qui le passé était tellement mieux (autrefois le pain était du vrai pain...) - et celle des progressistes qui pensent que le grand capital nous empoisonne pour faire du profit. La cause écologique me paraît suffisamment grave et décisive pour que je ne sois pas hostile à ces vagues d'opinion, de mode et de terreur, qui manifestent l'attitude de ceux qui vivent dans une sorte d'angoisse permanente, assurant la crédulité du pire. Or, 68 avait bien été une expression de cette angoisse et de cette crédulité. "

Récupération par le Pouvoir, par la mode. 

" Il reste à se demander ce que peut signifier ou représenter une pareille reprise, pour ne pas dire récupération. Il y a certes deux orientations qui paraissent évidentes, proches, immédiates. La récupération par le " pouvoir ". C'est une vieille histoire. Quand un pouvoir a été mis en question, il se hâte de ressaisir cela même qui a failli le faire échouer, il le retourne, en fait une parole de pouvoir, et s'en pare aussitôt envers l'opinion pour lui montrer à quel point il a changé, à quel point il est fidèle à cette opinion. C'est plus habile que la répression. Il entre dans les perspectives de cette révolution, de cette opposition et la proclame d'autant plus qu'il la stérilise concrètement. Bonaparte et la Révolution de 89. 

A l'autre extrême, il ne faut pas négliger les phénomènes de mode. Mode autogestionnaire autant qu'écologique, qui correspond au besoin de nouveau, caractéristique de la " société de consommation ". Il faut apporter un petit piment idéologique à la pitance quotidienne. Et l'on saisit le premier mot fracassant venu. Il n'y a rien de plus qu'une attitude, un vêtement, une formule " intéressante ", et l'on en change aussitôt que l'habitude s'installe. (...)

Ces deux facteurs ne peuvent être négligés, mais ils sont insuffisants. Il me semble qu'il faut envisager deux autres données. Tout d'abord le camouflage au sens militaire. On connait ces tenues de parachutistes qui permettent (parait-il !) de se fondre exactement dans le paysage. La reprise du vocabulaire est de cet ordre. Elle permet de se fondre dans le milieu, dans une connivence, et de disparaître en quelque sorte dans la bienheureuse identité de l'absence d'identité. Le processus est très remarquable qui consiste à rendre finalement insaisissable toute réalité. 

La Fête, le Sexe, l'Ecologie, etc. tout devient indistinct, insaisissable, parfaitement iréel, dans la mesure où tout en est envahi : il n'y a plus d'objet qui le soit. Mais tout en est fictivement envahi. Rien ne peut plus être ce que le mot a désigné. Il y a exacte disparition du double réel, du réel désigné et du réel en soi. J'appartiens parfaitement au vocabulaire de groupe qui a servi à standardiser le groupe, à me donner une singularité au moment même où je renonçais à faire l'expérience qui me situerait en face du groupe ".

Parler de la révolution... pour ne pas la faire. 

" La ressaisie du vocabulaire de 68 est une entreprise collective, vraiment unanime, de stérilisation par le corps social d'un ferment dangereux, ou encore de phagocytose. Ce n'est pas une affaire du pouvoir politique. Il y a eu connivence exacte de tous parce que c'était, du somment du crâne à la plante des pieds, chacun dans ce tous qui avait été mis en question. Mais corollairement, le second facteur tient à ce que cette opération était possible par la faiblesse même de 68.

On a appris alors que " Tout peut se dire ", parce qu'en effet, tout s'est dit. Et c'était un refuge admirable. (...) Tout peut se dire. Et n'importe quoi ! Or, il y a un phénomène global dans notre société qui est celui du " N'importe quoi ". On peut dire n'importe quoi, mais aussi le faire, et nous avons entre autres l'agréable certitude, depuis qu'on a marché sur la lune, que la technique permettra de faire, vraiment, n'importe quoi. 

Le plus absurde, le plus élevé, le plus désirant, le plus irrationnel, tout entre dans le n'importe quoi, à l'égard de qui nous n'avons vraiment aucune raison de choisir ceci plutôt que cela. Tout, et infiniment encore plus. Il n'y a plus d'axes, plus de cadres, plus de bornes, plus de valeurs, plus de toi et de moi... (...)

Et de cette situation générale, 68 a rendu parfaitement compte. Il en a té l'image et l'expression verbale. Tout et N'importe quoi s'est dit en 68. La Révolution a été parlée, elle n'a été que parlée. Elle s'est résolue dans les paroles. Et notre société dans cette griserie de fin du monde, s'est mise elle aussi à parler et, pourquoi pas, à parler de révolution. Ce qui permettait agréablement de ne pas la faire. 

La Révolution avait été parlée, rien au-delà, c'est la racine à la fois de l'échange des vocabulaires entre la droite et la gauche, et de la banalisation, de la ressaisie du vocabulaire de 68 par tous. On a parlé. On continue à le faire. Autant en emporte le vent. Les autoroutes se fabriquent, et on les appelle maintenant les autoroutes de l'Espoir. "
 
 
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