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De la science à la barbarie.
 
 
La vision de la science et de sa technique chez Michel Henry.
 
 
Par Jean-Pierre Fabre *
 
 
« Qu’allait-il advenir quand les hommes ne pourraient plus répéter ni comprendre ce qui porte le sceau de l’humanité ? – C’est très simple, dit Déborah. Cela s’appelle la barbarie. »
 
Michel Henry, L’amour les yeux fermés.
 
 
C’est en lisant La Barbarie en 1987 que j’ai découvert l’œuvre de Michel Henry. Comme je venais de créer une rubrique de réflexion sur les sciences au sein de la revue La Recherche [1], je lui ai proposé de s’adresser à notre lectorat composé en grande partie de scientifiques de haut niveau pour exposer sa vision de la science. L’accueil très favorable qui lui fut alors réservé s’explique sans doute en partie par une série d’événements dramatiques (Tchernobyl, l’affaire du sang contaminé notamment) survenus dans les années précédentes et qui ont fortement accentué la méfiance envers la science. Les problèmes liés à la bioéthique commençaient leur irrésistible ascension. Jacques Testart venait de mettre un terme à ses recherches sur l’embryon. C’est aussi à cette époque que la France avait convié des prix Nobel du monde entier à réfléchir ensemble sur la responsabilité du scientifique et on avait constaté que beaucoup d’entre eux, contrairement à Jacques Testart, se préoccupaient uniquement de l’indépendance de leur recherche. De plus en plus semblait se confirmer la prophétie heideggerienne d’une emprise de la technique sur notre planète. Selon d’autres lectures, la science avait perdu sa mission de contemplation de la nature, de compréhension de ses lois ultimes, pour lui préférer l’action au service exclusif d’intérêts financiers ou politiques. Pour toutes ces sensibilités, le livre de Michel Henry venait à point nommé dénoncer ce dévoiement d’une science déracinée.
 
Il y eut également des réactions très vives de lecteurs inquiets d’une nouvelle forme d’obscurantisme. Michel Henry fut avant tout surpris par l’indigence culturelle et philosophique de ces critiques et, après plusieurs efforts d’explication, il renonça à poursuivre ce dialogue. Néanmoins, bien des scientifiques furent séduits par la clarté et la rigueur très « cartésiennes » de ses idées et cela leur permit de s’évader d’une analyse sociologique à la petite semaine qui dominait largement les débats sur la science. Après avoir lu l’article de Michel Henry « Ce que la science ne sait pas », ils se tournèrent vers La Barbarie et découvrirent que l’auteur dénonçait essentiellement l’oubli de l’enracinement de cette science dans l’humain qui la fonde.
 
En effet, dans La Barbarie, Michel Henry fait un réquisitoire cinglant contre les méfaits qu’une certaine conception de la science inflige depuis Galilée à la civilisation, conduisant aux multiples formes de barbarie que connaît notre époque et qu’il développe également dans Du communisme au capitalisme : théorie d’une catastrophe.
 
C’est dans les dernières œuvres d’Husserl que Michel Henry trouve une clé philosophique. Dans la Krisis en effet, Husserl voit dans la réduction galiléenne de la nature à des idéalités géométriques l’acte inaugural de ce dévoiement de la pensée. Soucieuse d’objectivité, c’est-à-dire d’un savoir « universellement valable et reconnu par tous », la science se définit « par opposition aux opinions variables des individus, […] à tout ce qui n’est que « subjectif ». Au-delà des quantités sensibles se découvre alors avec Galilée l’univers abstrait des formes géométriques abstraites spatio-temporelles qui offrent l’immense avantage de l’objectivité mathématique. Non content de réduire ainsi la nature tout entière à l’être mathématique, on étend la réduction aux apparitions sensibles elles-mêmes, à la subjectivité, bref au « monde de l’esprit ou de la spiritualité humaine » pour n’octroyer plus d’être véritable qu’à la mathématique qui devient ainsi le monde en soi. Selon Michel Henry, les sciences humaines, nées de ce mouvement qui a débouché sur le positivisme, sont dépourvues d’autonomie et vouées à disparaître au profit des sciences physico-mathématiques qui constituent leur soubassement ultime. Husserl, tout au contraire, s’est employé à démasquer le funeste contresens qui érige les idéalités mathématiques en fondement absolu, en montrant que ces idéalités ne tiennent justement leur être que ce « monde sensible, subjectif et relatif dans lequel se déroule notre activité quotidienne » et non l’inverse. C’est seulement par rapport au monde de la vie (Lebenswelt) que ces idéalités « ont un sens, c’est sur le sol incontournable de ce monde qu’elles sont construites. » Les significations idéales s’enracinent donc dans la conscience qui prend chez Husserl le statut de conscience transcendantale en référence à la terminologie kantienne. La tâche de cette philosophie consiste justement à mettre en évidence « cette activité inlassable de la conscience qui perçoit le monde, qui conçoit les idéalités et les abstractions de la science, qui imagine, qui se souvient, etc. »
 
Ici se croisent les routes husserlienne et henryenne, car la philosophie de Husserl étend le voir-des-objets-autour-de-moi au voir transcendantal où ce sont les activités mêmes de la conscience qui peuvent à leur tour être « vues ». A ce savoir de la science et de la conscience, Michel Henry oppose la culture ou savoir de la vie qui ne relève nullement d’un voir. La vie se caractérise par une « sensibilité au sens transcendantal » de s’éprouver soi-même, « autorévélation avec laquelle commence et finit la vie ». Prenant l’exemple d’un étudiant en biologie, Michel Henry montre que ce dernier ne peut accéder au savoir du contenu de son livre de biologie que s’il sait par exemple mouvoir ses mains pour tourner les pages du livre.
 
Or ce savoir n’a rien d’objectif, rien d’abstrait, car un objet doit se tenir devant pour être saisi par le regard afin d’être connu, alors que le savoir-mouvoir-les-mains « n’a aucun objet parce qu’il ne porte pas en lui la relation à l’objet ». Si ce savoir était objectif, il n’atteindrait jamais son objet puisqu’il entre dans son essence de ne pas rejoindre son objet. La vie au contraire, qui « exclut de soi toute extériorité parce qu’elle exclut de soi toute relation à l’objet, toute intentionnalité », est pure subjectivité, pure épreuve de soi, son savoir réside « dans le pathos de cette épreuve » qui est « justement le savoir de la vie ». A ce savoir de la vie comme condition externe du savoir scientifique (savoir tourner les pages), s’ajoute un savoir comme condition interne, car la vision de l’objet implique l’existence d’un « savoir de la vision elle-même, lequel n’est plus la conscience, la relation intentionnelle à l’objet, mais la vie. »
 
Pour mettre en évidence la vie en tant qu’intériorité absolue, Michel Henry part des deux premières Méditations métaphysiques de Descartes dont il tire la clé ontologique de sa démarche. Mettant en doute dans la première Méditation « toute forme de savoir, sensible ou intelligible, toute relation à l’objet et ainsi tout monde possible », Descartes veut mettre en évidence un autre savoir latent au cœur même de toute relation à l’objet. L’idée de l’esprit – la connaissance de l’âme – diffère de toutes les autres idées parce qu’elle na pas de cogitatum, autrement dit pas d’objet. Même dans un rêve en effet, où tous les objets que je perçois sont fictifs ainsi que les scènes qui s’y déroulent, la frayeur que j’y éprouve éventuellement, elle, reste intacte nonobstant le caractère illusoire de tous les objets et évènements objectifs qui l’accompagnent. Toute « relation intentionnelle à un monde n’intervient plus dans la frayeur elle-même et n’a point place en elle » et cela, poursuit Michel Henry, parce que « la frayeur ne se donne jamais à elle-même par l’intermédiaire de cette relation, d’une vision quelconque non plus que de l’ek-stase (extériorité radicale) en laquelle se fonde toute vision. Comment la frayeur se donne-t-elle à elle-même ? En tant qu’elle se sent et s’éprouve elle-même en chaque point de son être, dans le se-sentir-soi-même comme tel, lequel constitue l’essence de l’affectivité. L’affectivité transcendantale est le mode originel de révélation en vertu duquel la vie se révèle à elle-même et est ainsi possible comme ce qu’elle est, comme la vie. » Michel Henry généralise cette analyse à la vision elle-même, en montrant que, même dans le cas où la vision et ce qu’elle voit sont faux, l’acte de se rapporter à ce qui est vu, le faire voir n’en existe « pas moins en sa pure épreuve de soi, en tant que voir se sentant et s’éprouvant soi-même en chaque point de son être, en tant que vision vivante ». Reprenant l’expression sentimus nos videre de Descartes, il discerne un se-sentir soi-même de la vision dont l’existence est un absolu, alors même que « le voir de la vision et tout ce qu’il voit seraient faux ».
 
Deux pouvoirs de révélation sont ainsi distingués. D’un côté, celui qui révèle la vision elle-même, de l’autre la révélation proprement dite de ce qui est vu. « Le pouvoir de révélation en lequel la vision se révèle à elle-même est le savoir de la vie, c’est-à-dire la vie ». Le pouvoir de révélation en lequel la vision découvre son objet, ce qu’elle voit, est le savoir de la conscience, où se fonde à son tour la science, la connaissance en général. Ces deux pouvoirs sont essentiellement différents en ceci que le second s’épuise dans la relation à l’objet et dans ce qui la fonde ultimement : le surgissement d’un premier écart, la mise à distance d’un horizon, une ek-stase. La phénoménalité qu’institue ce pouvoir est celle de l’extériorité transcendantale où s’enracine toute forme d’extériorité et d’objectivité, l’objectivité du monde et de la science notamment. Dans le pouvoir de révélation de la vie au contraire, il n’y a plus ni écart ni différence, la vie est un s’éprouver soi-même sans distance, la phénoménalité en laquelle consiste cette épreuve est l’affectivité. »
 
Dans ce passage essentiel, Michel Henry reformule en les radicalisant les acquis de la seconde Méditation :
 
1.      La connaissance de l’âme est plus fondamentale et plus certaine que la connaissance du corps donc du monde.
2.      La science tout entière repose sur ce savoir.
 
Il en découle également que la vision de l’objet, loin de se réduire à la dimension objective, est sensible par essence, « c’est pourquoi le monde n’est pas un pur spectacle offert à un regard impersonnel et vide, mais un monde sensible, non pas un monde de la conscience, mais un monde de la vie. »
 
Le statut des choses elles-mêmes s’en trouve profondément transformé, puisque celles-ci « ne sont pas sensibles après coup, elles ne revêtent pas ces tonalités avec lesquelles elles surgissent devant nous comme menaçantes ou sereines, tristes ou indifférentes, en vertu de relations qu’elles noueraient dans une histoire avec nos désirs et avec le jeu sans fin de nos intérêts propres – bien plutôt ne font-elles tout cela et ne sont-elles susceptibles de le faire que parce qu’elles sont affectives de naissance, parce qu’il y a un pathos de leur venue à l’être comme venue de l’être à lui-même dans l’ivresse et dans la souffrance de la vie. »
 
En faisant abstraction des propriétés sensibles et affectives du monde, la science écarte également « ce qui fait l’humanité de l’homme », elle fait tout simplement « abstraction de la vie, c’est-à-dire de ce qui seul importe vraiment. » Et pourtant, toute son œuvre repose sur cette nature sensible qu’elle rature méthodologiquement. La science ainsi conçue ne peut rien nous apprendre sur la vie, car « il n’y a d’accès à la vie qu’à l’intérieur de la vie et par elle, s’il est vrai que seule la vie se rapporte à soi, dans l’Affectivité de son auto-affection. »
 
La science est étrangère à la culture, ce qui ne la disqualifie nullement. Michel Henry précise qu’il ne met pas en cause le savoir scientifique, mais « l’idéologie qui s’y joint aujourd’hui et selon laquelle il est le seul savoir possible, celui qui doit éliminer tous les autres. » Cette idéologie fait de la méthodologie de la science un dogme selon lequel le rejet de la sensibilité, comme on l’a vu, est « la condition inaperçue » de la science elle-même.
 
Il en résulte qu’ « un monde par essence esthétique va cesser d’obéir à des prescriptions esthétiques, telle est la barbarie de la science. » Science dont Michel Henry dit qu’en mettant hors jeu les qualités sensibles et donc la vie, elle se comporte comme si elle était seule ; « c’est elle désormais qui va dicter sa loi au monde » devient la « technique, soit un ensemble d’opérations et de transformations puisant leur possibilité dans la science et dans son savoir théorique, à l’exclusion de toute autre référence au monde-de-la-vie et à la vie elle-même. » Une fois détachée de la vie, la technique devient à elle-même sa propre fin, le savoir qui rend possible l’action n’est plus le savoir enraciné dans la vie et qui coïncide avec l’action, mais le savoir théorique de la science qui ne porte que sur des idéalités physico-mathématiques. Au fur et à mesure que l’automatisation par les machines prend en charge le travail vivant des hommes, ceux-ci voient leur propre activité réduite à de la surveillance, autrement dit à des actes stéréotypés et monotomes. La technique est ainsi « la nature sans l’homme », une nature abstraite, réduite à elle-même. Elle devient « l’auto-accomplissement de la nature en lieu et place de l’auto-accomplissement de la vie que nous sommes. » Elle est « la barbarie, la nouvelle barbarie de notre temps, en lieu et place de la culture. »
 
 
Jean-Pierre Fabre. Ancien directeur de la revue La Recherche,
 il enseigne les mathématiques à l’Université Montpellier II.
 
Cet article est paru dans la revue Septimanie en novembre 2003 éditée par la Région Languedoc-Roussillon et le Centre régional des lettres.
 
 


[1] Jean-Pierre Fabre est un ancien directeur de la revue La Recherche, il enseigne les mathématiques à l’Université Montpellier II.
Tag(s) : #Sur Michel Henry
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