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Comment, réaction contre l’organisation, le sentiment de la nature ramène à l’organisation.
 
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Par Bernard Charbonneau.
 
 

Dans l’état actuel de l’homme, il n’y a pas de critères plus sûr de la civilisation industrielle que le « sentiment de la nature » - car il n’est pas encore devenu raison. Les progrès de l’un suivent rigoureusement ceux de l’autre, en même temps que celui-ci ouvre la voie à celle-là. En matière de nature, la seconde société industrielle [la société industrielle des loisirs naturisés] est encore plus exigeante que la première. L’âge du plastique aime la « belle matière », la pierre nue ou les bois mal équarris, et nous les conservons au xylophène. Amateurs d’art brut, nous ornons notre living de souches ou de cailloux qui ne sont plus des objets d’art mais des jeux de la nature. A la pureté, mécanique ou chimique, des produits industriels, nous préférons l’impure pureté du vivant. Nous salons nos mets avec du sel gris, et nous mangeons du « pain paysan » cuit au feu de bois et non au mazout ; mais depuis qu’il n’y a plus de campagne c’est à Paris qu’il faut le chercher. Riches, nous payons très cher le luxe de la pauvreté : les paniers, les pots, la bure fabriqués à la main.
 
Au prolétariat tout ce qui est neuf, net et verni ; à l’ « Elite » tout ce qui est vieux, rugueux, écaillé. Comme nos bourgeois collectionnaient les vieilles armoires de leurs métayers, nos industriels s’installent dans leurs « fermettes » : si l’évolution continue l’ancienne maison du pauvre vaudra plus cher que la villa du riche.
 
Il ne s’agit pas ici de réaction, mais bien au contraire d’un maximum de civilisation. Seulement le naturisme moderne est loin d’être conscient de cette contradiction. Réaction instinctive contre le monde actuel, il en refuse les vices, et surtout les vertus : la raison, la critique méthodique ; et jouant sur les deux tableaux, il esquive les choix entre la nature et l’antinature. Aussi le « sentiment de la nature » est-il dupé, intégré dans l’ensemble qui l’engendre. De fait individuel, il devient fait économique et social, une industrie et une institution ; et une des forces de destruction les plus actives de la nature, car la nature est directement son objet.
 
Parce que l’individu moderne aime la virginité, s’il reste un lieu vierge, il s’y porte aussitôt pour le violer ; et la démocratie exige que les masses en fasse autant. Et les premières atteintes sont les sociétés naturelles : quand le costume et la danse sacralisés par la tradition ne sont plus qu’un décor fourni par Cook. La vraie banlieue, parfois la plus hideuse mais toujours la plus décomposée, se rencontre plutôt à Saint-Trop’ qu’à Drancy ; car ici le mensonge est l’industrie locale. L’avion fait de Papeete un autre Nice, c’est-à-dire un autre Neuilly. Mais alors pourquoi y aller ? Ce qui rend les voyages si faciles les rend inutiles. Les temps sont proches où, si on veut fuir les machines et les foules, il vaudra mieux passer ses vacances à Manhattan ou dans la Ruhr.
 
Aujourd’hui sites et monuments sont plus menacés par l’admiration des masses que par les ravages du temps. On voit venir le moment où les lieux les plus célèbres se reconnaîtront au fait que la visite en est interdite : déjà le souffle des multitudes a failli détruire Lascaux. Comme le goût de la nature se répand dans la mesure où celle-ci disparaît, et qu’il contribue à la faire disparaître, des masses de plus en plus grandes s’accumulent sur des espaces de plus en plus restreints ; et il devient nécessaire de défendre la nature contre l’industrie touristique aussi bien que chimique. Il faut réglementer, et de plus en plus strictement, le camping, la cueillette des fleurs. Mais le besoin d’un libre contact avec la nature étant le motif profond de ce retour, il perd aussi sa raison d’être. A quoi bon fuir la ville, si c’est pour se réveiller dans un square, sous le regard d’un gardien ? 

 
D’instinct, la société industrielle se défend de cette puissance qui la menace, elle prend les devants pour la contrôler, et dans cette entreprise d’intégration trouve la complicité des individus. Les passionnés de la nature sont en général à l’avant-garde de sa destruction : dans la mesure où leurs explorations préparent le tracé de l’autostrade, et où ensuite pour sauver la nature ils l’organisent. Ils ouvrent la voie à leurs risques et périls, en solitaires ; mais comme toute personne est un acteur en puissance, il faut qu’ils l’annoncent à un public avide de dépaysement. Ils écrivent un livre ou font des conférences pour convier l’univers à partager leur solitude : rien de tel qu’un navigateur solitaire pour rassembler les masses. Qui triche, les masses ou le misanthrope, dont l’entreprise est financée par l’Etat ou les grandes sociétés ? Quand on aime une vierge, pourquoi par charité ne pas la faire connaître à tout le monde ? En payant bien entendu, car il faut bien vivre. Quand on a la passion de la nature, pourquoi ne pas en faire profession, comme d’autres font profession de l’Art ? Mais la société ne paye pas ses serviteurs pour rien. Ainsi l’amoureux du désert fonde une société pour la mise en valeur du Sahara. Le campeur passionné, assagi par l’âge, s’avise de tirer profit de son goût des plages désertes qu’il découvrit autrefois, et il fonde un village de toile avec Rothschild. Le fanatique de la faune africaine organise des safaris à deux mille dollars, où il mène des managers pressés droit au gîte du dernier lion. Il fallait des années pour connaître les détours d’un torrent, désormais manuel ou guides permettront au premier venu de jouir du fruit que toute une vie de passion permettait juste de cueillir ; mais il est probable que ce jour-là ce fruit disparaîtra.
 
De tels hommes font connaître ce qu’ils aiment, ce qui est bien naturel ; et ils en sont récompensés par la notoriété et l’argent. Ce marin passionné des choses de la mer a été le premier à pénétrer dans le « monde du silence » - et c’est ainsi que le silence a été rompu. L’univers sous-marin était sa vocation, il s’y est consacré. Plus il faut aller traquer la nature en des lieux inhumains, plus il faut d’organisation et de machines : une escalade pyrénéenne est une promenade, une ascension himalayenne à la fois une offensive militaire et une entreprise industrielle – à plus forte raison est-ce le cas d’une exploration sous-marine. Comme le commandant Cousteau était actif et habile, il a su intéresser à son œuvre les trusts et les gouvernements, qui lui ont fourni des fonds considérables pour réunir une équipe, et construire des engins de plus en plus coûteux parce que de plus en plus perfectionnés. Et pour faire connaître le « monde du silence », il tourna un film qui fit beaucoup de bruit. Ainsi se multiplient les pêcheurs sous-marins qui détruisent la faune côtière de la Méditerranée, et les forages des sociétés pétrolières peuvent souiller les eaux de la plate-forme continentale. Demain ce sera le tour de la mer Rouge. Le commandant Cousteau est un des premiers responsables d’une évolution que sans doute il déplore. Je sais qu’il a vivement protesté contre le déversement des déchets atomiques en Méditerranée : la physique nucléaire n’est pas sa spécialité.
 
Ainsi ce qui naît de la ville et de l’industrie est réintégré par l’industrie et la ville. L’adversaire de la société moderne, et son fondateur ? Le réactionnaire et le progressiste ? Le puritain qui se veut païen contre son christianisme intime ? C’est le romantique moderne dont Rousseau fut l’étonnant prototype ; théoricien de la nature et de la révolution, il avait déjà réalisé toutes nos contradictions. L’ingénieur qui détruit la nature, et le promeneur qui l’admire ? - C’est la même humanité, souvent dans le même homme. M. le directeur général de l’E.D.F. a stoppé sa DS, et il déplore sincèrement la disparition de la cascade de Lescun ; j’oubliais de vous dire qu’il n’est pas ici en tournée mais en vacances.
 
Ainsi, réaction contre l’organisation, le sentiment de la nature aboutit à l’organisation. La passion spontanée devient une science et une technique, le jeu une poursuite du profit ou du pouvoir : le loisir un travail. Alors la nature se transforme en industrie lourde, et le groupe de copains en administration hiérarchisée dont les directeurs portent le pagne ou le slip comme d’autres le smoking. Les dernières plages ou les dernières clairières de forêts deviennent des villes ; la Nature aboutit à l’Anti-nature : à la société.
 
 
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Extrait de l’ouvrage de B. Charbonneau, Le Jardin de Babylone, Encyclopédie des nuisances, 2002 (1969), p. 205-208.
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