L’abstraction-valeur et l’abstraction « énergie »
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Sandrine Aumercier
Autrice de Le Mur énergétique du capital (éditions Crise & Critique, 2021)
« L’énergie ne peut pas recevoir le même “statut catégoriel” que la valeur ou le travail abstrait (…). Ceci ne serait concevable que si le travail abstrait était effectivement la même chose que le travail physique ou l’énergie (une sonde qui passerait à côté de Jupiter pour prendre de l’élan effectuerait donc un travail abstrait ou bien un travail abstrait serait effectué sur elle par Jupiter ; la production de glucose et d’oxygène par la photosynthèse, avec les transformations énergétiques qui l’accompagnent, serait un travail abstrait, etc.). »
Thomas Meyer, « Ignoranz oder Realität », exit-online.org, 2024.
La phrase que je mets en exergue (et qui est supposée me critiquer) est un concentré de contresens concernant tant les rapports entre le concret et l’abstrait que les rapports entre énergie et travail dans le capitalisme. Son auteur persiste à ignorer la dimension abstraite de l’énergie et, accessoirement, à refuser de prendre position sur le « communisme high-tech » de son camarade Tomasz Konicz. De la sorte, la « critique radicale » peut viser toute la société capitaliste en continuant d’excepter la production industrielle et le sujet conscient de soi des Lumières. Ces deux coextensions du capitalisme sont sauvées de la critique. Les communistes du futur seront des gens mystérieusement bons, éclairés et raisonnables (comme le roi-philosophe de Platon en version communisée) qui sauront trier et gérer avantageusement l’infrastructure industrielle capitaliste. Ils seront si altruistes qu’ils feront fonctionner cette infrastructure sans aucun système de rétribution – qui est la seule condition sous laquelle a pu se développer le système industriel global dans le capitalisme.
Pour ce marxiste mal dépoussiéré et ses camarades, le travail mort ne relève pas du travail abstrait ! Pas une seule objection qui m’a été adressée à ce jour ne m’a expliqué comment tient ce prodige théorique : il faudrait, selon la critique de la valeur, abolir le travail abstrait mais garder une partie du travail mort, qui ne serait donc pas du travail abstrait coagulé. Ce travail mort serait soigneusement trié par une humanité miraculeusement éclairée et devenue, on ne sait comment, capable d’un consensus planétaire ! Un pur fantasme.
Ma base théorique consiste au contraire à dire que cette capacité subjective de tri éclairé et de consensus planétaire n’existe pas ; elle n’est qu’une fiction morale propagée depuis l’époque moderne. En revanche, la progression de la crise ne fait aucun doute, et avec elle la fin inéluctable du système que nous connaissons. La critique négative ne sert pas à nous promettre la lune, mais à nous ôter des illusions sur le fonctionnement réel du système qui a mené à cette catastrophe, afin de ne pas inutilement chercher à en sauver certaines « parties ».
Il ne reste plus à Meyer, à défaut d’argument, qu’à accuser ses contradicteurs une nouvelle fois de « darwinisme social » sans répondre aux arguments qui lui ont été adressés. Il n’a manifestement pas autre chose à dégainer que ce réflexe pavlovien. Accuser les autres de « darwinisme social » lui permet en négatif de se faire passer pour un bienfaiteur de l’humanité dans un pur débat de papier. Notre auteur assure généreusement la survie de l’humanité grâce aux moyens techniques que son fantasme lui présente comme nécessaires. Pendant ce temps, celui ou celle qui exerce une critique catégorielle et argumentée du système industriel serait un infâme malthusien sacrifiant la plus grande partie de l’humanité à son sort ! C’est pourtant aujourd’hui même, et non dans le futur, que le système industriel détruit des millions de vies humaines et non humaines et empoisonne la planète à petit feu, d’une manière largement irréversible. Aucune production industrielle, je dis bien aucune, n’échappe à ce verdict. Que Meyer me cite un seul produit industriel qui ne participerait pas à ce ravage et qui mériterait d’être conservé à la suite d’un tri raisonnable (dont il est incapable de nous dire en outre quelle en serait l’instance subjective). Tout ce qui est produit de manière industrielle, sans exception, nécessite des quantités d’eau et d’énergie phénoménales, des distances géographiques qui vont parfois jusqu’à plusieurs fois le tour de la Terre, l’extraction dévastatrice de matières premières, d’innombrables processus chimiques destructeurs, etc.
Je renvoie donc l’ascenseur à Meyer : c’est en fait lui-même qui se révèle un « darwiniste social » en promouvant abstraitement la fin de l’argent et de la marchandise sans prendre en considération la réalité matérielle du système industriel qui en est la coextension substantielle. Cette infrastructure matérielle est essentiellement destructrice, et ce dans toutes ses parties constitutives, exactement comme le système producteur de marchandises qui lui a donné naissance. Et je dis que si l’accumulation d’argent et la production de marchandises sont interrompues, alors la production industrielle avec ses myriades de différenciations et de divisions, ainsi que l’échange international de marchandises sont de facto interrompus, et des millions de gens sont immédiatement jetés au caniveau. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé lors du premier confinement de la crise du Covid. On peut imaginer ce que produirait la même chose à une échelle beaucoup plus vaste et définitive.
La fin du capitalisme ne sera donc assurément pas une douce transition faîte dans la joie et la bonne humeur. Elle coûtera des vies humaines. Nous pouvons en être désolés, mais cela ne dépend pas de notre bon vouloir. C’est l’une des nombreuses conséquences de la catastrophe dans laquelle nous nous trouvons, qui ne prendra pas fin subitement au jour où le capitalisme aura jeté son dernier souffle. Les gens devront bien évidemment réapprendre à s’organiser dans un contexte social et écologique totalement détérioré, sans précédent historique, à moins que le fétiche de la marchandise ne les précipite jusqu’au dernier dans une fin effroyable, comme la procession des aveugles de Brueghel. Personne ne peut dire quelle sera la voie collective empruntée. Ceci n’a rien à voir avec les catégories que nous prétendons critiquer aujourd’hui ni avec les « généreuses intentions » que le théoricien croit apporter avec lui ! En revanche, défendre l’illusion selon laquelle une partie du système industriel pourrait être sauvée, amendée, améliorée et réorientée pour un futur post-capitaliste relève de la supercherie intellectuelle et de l’attachement indéfectible au fétiche de la marchandise, ce qui est tout de même très problématique lorsqu’on prétend critiquer les catégories fondamentales du capitalisme.
Que Thomas Meyer et d’autres croient pouvoir remplacer les chaînes de productions industrielles mondialisées par une organisation industrielle communiste égalitaire, efficace et écologique – et probablement cybernétique, mais de façon inavouée –, et ceci sans argent, témoigne entre autres d’une ignorance inexcusable des débats sur le « calcul socialiste » qui ont agité le vingtième siècle et dont Robert Kurz s’est gaussé à juste raison. Ces débats débouchent nécessairement sur la solution cybernétique et ont pour condition de possibilité l’abstraction « énergie » qui fonde la production industrielle. La cybernétique est en effet la fille légitime de la thermodynamique.
Je ne m’implique pas davantage dans une polémique aussi inepte et un tel niveau de mauvaise foi. Je prends simplement l’assertion citée en exergue pour prétexte à un développement qui, je l’espère, sera plus profitable à des lecteurs moins butés. Que ces contresens soient universellement répandus ne les excuse pas, ni ne les rend plus recevables. Ils doivent au contraire être réfutés aussi souvent et aussi méthodiquement que nécessaire. Contrairement à mes contradicteurs, je réponds, et ce plus d’une fois, aux objections qui me sont adressées.
Qui pense abstrait ?
Abstrait ne signifie pas « idéel » ou « fictif » par opposition à une supposée concrétude sensible. Abstrait désigne – à la suite de Hegel – le résultat de l’opération consistant à isoler, c’est-à-dire à abstraire, des objets, des qualités et des phénomènes de la totalité des processus dynamiques et historiques qui les sous-tendent. On peut se référer au petit texte satirique de Hegel Qui pense abstrait ?
Hegel entendait lever ces fixations d’entendement par la dialectique spéculative. Ces fixations trouvent leurs retombées dans ce que la psychanalyse appelle le fantasme et dans ce que la critique sociale appelle l’idéologie. Marx comprit pour sa part la racine de ce processus d’abstraction comme la séparation des producteurs privés de leurs moyens de production. La totalité qui se constitue dans leur dos se présente alors à eux comme quelque chose d’étranger, dans lequel ils ne reconnaissent pas le fruit de leur travail. Avec Marx, ce n’est plus la raison qui est en mesure de dépasser le morcellement des processus induit par la division du travail capitaliste et l’atomisation de toutes les activités. Si la critique de l’économie politique entend fournir les instruments d’un tel dépassement, ce n’est plus en vertu de la puissance du concept, comme chez Hegel, mais en vertu de la mise à jour des contradictions réelles du mode de production capitaliste.
On ne peut approfondir ici la question épistémologique moderne et vertigineuse des rapports entre le concept (au sens hégélien) et le réel (au sens matérialiste marxien). Disons que l’opération du matérialisme dialectique consistant à « remettre la dialectique sur les pieds » pourrait ne consister en rien d’autre qu’à simplement aborder la dialectique par un autre point de départ sans la réfuter pour autant, puisque pour Hegel la question du commencement n’est pas pertinente. Selon cette hypothèse de lecture, l’unité spéculative du réel et du rationnel peut en effet être abordée par le côté du réel ou par le côté du rationnel sans rien changer de substantiel à la démarche spéculative.
L’insistance sur le reste, le négatif non résorbé dans le mouvement dialectique, ne fonde pas une réfutation de la dialectique, car la dialectique, comme mouvement du devenir, est toujours dialectique négative. La réconciliation décriée par la tradition post-hégélienne, tant dans sa version hégélienne (fin de l’histoire) que dans sa version marxienne (avènement d’une société communiste de libres producteurs associés) représente deux versions d’une faiblesse incluse dans la prémisse du point de départ, à savoir la confiance posée dans un processus dont le devenir n’est pas innocent (comme dirait Nietzsche) mais déterminé, contre l’intention théorique de leurs auteurs, par sa prémisse idéaliste ou sa prémisse matérialiste. Cette faiblesse peut être opposée à Hegel comme à Marx sans invalider l’essence de la pensée dialectique comme la seule capable de saisir négativement la nature des contradictions en jeu dans la modernité.
Revenons à Marx. Pour lui, l’exercice de la pensée critique peut exposer les contradictions réelles mais ne peut pas les modifier par l’entendement abstrait (position qui, au demeurant, n’est aucunement en contradiction avec la pensée hégélienne). La représentation est toujours seconde par rapport aux rapports matériels dans lesquels elle s’enracine. Georg Lukács et Alfred Sohn-Rethel ont particulièrement bien montré les apories de l’entendement abstrait portées au paroxysme par l’idéalisme transcendantal kantien. Mais ils n’ont pas décelé le vice de forme caché qui se trouvait encore dans Marx et qui fut définitivement réfuté par Freud (sans référence à Marx) : il n’est pas vrai de dire que la conscience historique se développe au rythme naturel du développement des forces productives. Ce présupposé de Marx constitue une supercherie aussi idéaliste que son prototype hégélien. Si cela était vrai, plus se développent les forces productives, plus les êtres humains – ou la classe supposément porteuse des intérêts de l’humanité – développeraient une conscience de soi requise pour tout projet d’émancipation. Rien de tel ne permet de valider empiriquement et théoriquement cette thèse absurde. L’œuvre de Freud permet de comprendre pourquoi. Je ne traiterai pas non plus cette question ici, pour conserver le fil de mon propos.
Revenons donc aux conditions posées par le mode de production capitaliste. Pour produire des marchandises, le capital constitue la nature et les objets du monde de manière adéquate à ses besoins. Ce faisant, il constitue comme « abstrait » aussi bien les plus hautes catégories de la science que les plus humbles objets de la vie quotidienne : il les sépare des processus qui les sous-tendent et nous les présente dans une fausse autonomie individuelle. Nous les percevons comme des objets naturels, valant pour soi, susceptibles de satisfaire un besoin naturel, et donc de correspondre à une « demande » dans le vocabulaire de la science économique. Les objets les plus apparemment concrets sont en ce sens les produits des mêmes processus d’abstraction que les catégories intellectuelles qui organisent cette séparation. C’est la séparation de leurs propres processus qui rend abstraits les objets physiques comme les objets de pensée. Ce n’est pas leur contenu prétendument concret ou abstrait.
L’abstraction « démocratie » n’est pas plus ou moins abstraite que l’abstraction « baguette de pain ». Dans les deux cas, nous sommes invités à les manier en ignorant la totalité des processus socio-historiques qui les rendent possibles. Nous les recevons comme des produits qui nous sont naturellement destinés, sur le modèle d’une adaptation harmonieuse de l’offre et de la demande. Tout ce qui contredit cette supposée harmonisation de l’offre et de la demande est considéré comme une erreur susceptible de réparation ou d’amélioration sur le chemin de la perfectibilité.
On pourrait à première vue dire quelque chose de semblable concernant n’importe quelle société ancienne qui, elle aussi, ignore tout de ses propres fondements culturels. Mais la différence est qu’une autre société n’a aucune prétention à séparer scientifiquement ses fétiches et ses mythes de la totalité de la vie sociale. Au contraire, ils font corps avec elle et évoluent avec elle. C’est seulement en vertu de l’ambition scientifique de rendre raison « objectivement » et « rationnellement » de chaque phénomène du monde, en l’extrayant de son contexte historique pour lui conférer l’idéalité immobile de l’objectivité, que l’on peut commencer à parler d’abstraction au sens où Hegel en a baptisé le terme.
Répétons-le : l’abstraction ne désigne pas dans la modernité le royaume des idées, le royaume des esprits ou celui de quelque nouvelle métaphysique. Elle désigne tout objet étudié isolément de la totalité de ses conditions d’existence. Les objets de recherche et de production sont rendus abstraits par leur atomisation fonctionnelle en éléments séparés de tout le processus socio-historique qui les a rendus possibles. Ils sont séparés – et ce jusqu’à la microparticule nanométrique – au seul bénéfice de l’optimisation directe ou indirecte des processus de production capitalistes. Le gain de connaissance fondamentale qui en résulte n’est, comme toute valeur d’usage, qu’un déchet du mode de production pris en totalité. Ce « bénéfice secondaire » ne saurait valoir comme justification absolue de la science.
Mais il va de soi que l’opération consécutive à cette abstraction est la recherche permanente de réinscrire a posteriori l’objet séparé dans le contexte systémique dont il a d’abord été arraché. Ceci implique la constitution progressive d’une théorie systémique du monde, qui est faîte de la réintégration postérieure de tous les phénomènes qui ont été isolés et étudiés séparément. La systémique est obligée de faire à nouveau abstraction des qualités intrinsèques de l’objet pour n’étudier cette fois que ses échanges avec son environnement. Nous y reviendrons.
L’abstraction crée une sphère intellectuelle abstraite et une sphère matérielle tout aussi abstraite. Ces deux sphères constituent ensemble le procès métabolique du travail abstrait. Le travail abstrait est tout à la fois l’activité concrète de produire des marchandises (selon les standards fixés par le temps de travail social moyen atteint à tel niveau de développement de la productivité), et l’activité tout aussi concrète de connaître, organiser et développer scientifiquement cette production qui préside à la métaphysique technoscientifique du progrès.
C’est pourquoi dans l’expression marxienne de la « dépense productive de matière cérébrale, de muscle, de nerf, de mains, etc. [1] », la main et le cerveau ne constituent pas des fonctions séparées, bien qu’elles apparaissent distinctes à la conscience dualiste. Subjectivement, la conscience s’attribue en effet à elle-même un statut séparé. Elle croit surplomber les phénomènes dont elle traite en ignorant totalement ses propres déterminations inconscientes. Le dédoublement dans la conscience entre une fonction intellectuelle abstraite et une fonction manuelle abstraite reflète la division sociale du travail en fonctions directrices et fonctions exécutrices. Mais ces fonctions sont en réalité indissociables dans le procès combiné global du travail abstrait. La forme sociale se reflète autant dans un geste manuel ou un processus standardisé que dans un habitus intellectuel ou une idéologie. Tous ignorent pareillement leur commune origine sociale.
Ainsi, la marchandise « concrète » n’est pas moins abstraite que les idées les plus abstraites. Le travail « concret » n’est pas moins abstrait que le travail abstrait, puisque c’en est simplement l’autre face. L’apparente matérialité concrète de la marchandise et sa production matérielle, la dimension physique, sensible et tangible de la valeur d’usage, trompent sur ce point en nous faisant prendre pour « concret » ce qui résulte pourtant d’un mouvement d’abstraction indispensable au procès global de la production capitaliste [2]. L’immédiateté apparente de l’objet est le produit de ce mouvement d’abstraction, oublié dans l’objet [3]. Ceci vaut dans le capitalisme pour absolument toutes les catégories apparemment naturelles, telles que l’économie, la politique, les processus de production, le travail, les besoins, les pulsions, la reproduction sociale, les rapports de sexe, la dynamique des populations, les objets scientifiques, etc. Aucun de ces objets d’investigation, de discours ou d’intervention ne constitue le moins du monde un objet naturel, mais tous sont constitués comme naturels par le mode de production capitaliste, qui repose sur une ontologie naturaliste (Philippe Descola).
Qui pense abstrait, donc ? Tout processus de production, tout processus de recherche, toute vision du monde, qui découpe le monde en éléments isolés pour s’intéresser, dans un second temps seulement, aux « échanges » qu’ils entretiennent entre eux sur le mode intersubjectif du dialogue entre individus séparés (échanges de matière, d’énergie, de valeur économique…) est une pensée abstraite. Ce que l’économie standard effectue sur le mode de l’analyse purement circulationniste des échanges entre producteurs séparés, la psychologie le fait dans son domaine en réduisant tous les phénomènes à des échanges intersubjectifs et la science en réduisant tous les phénomènes du monde, préalablement atomisés, à des échanges de matière et d’énergie. Les historiens et les anthropologues ont cependant mis en évidence que ce découpage de la réalité en sphères prétendument indépendantes ou en processus dont les étapes sont segmentées de façon toujours plus fine est entièrement moderne.
Les personnes qui vivent dans le capitalisme ont l’abstraction dans la peau comme elles respirent. Comme déjà dit, il ne s’agit pas du fait que la condition humaine repose toujours sur l’ignorance des conditions qui la constituent, mais de l’opération spécifique de la production moderne qui nécessite d’atomiser et de rationaliser tous les éléments et phénomènes de la réalité, pour les réintégrer ensuite dans une vision systémique déjà dénoncée par Hegel en son temps comme la promotion du faux infini. On pourrait appeler cette conception la conception-puzzle du monde : chaque pièce préalablement isolée doit finalement retrouver sa place dans le nouveau produit de synthèse que constitue le tableau du monde capitaliste. Ceci dans l’espoir de révoquer l’opération d’arrachement social qui vaut chaque pièce du puzzle d’être isolée du reste. Elle doit être configurée pour s’insérer dans un ensemble synthétique a posteriori. C’est un peu comme si après vous avoir arraché la main – ou tout autre organe, objet, fonction – on s’acharnait ensuite à réussir une greffe d’organe qui équivaudrait magiquement à faire que rien ne se soit rien passé. La totalité du monde aurait alors été synthétisée par le rapport-capital en effaçant jusqu’aux cicatrices de son instauration, ce qui heureusement ne saurait réussir complètement.
Conséquences de l’abstraction scientifique sur le traitement des objets de la science
Les catégories scientifiques de la production capitaliste sont si profondément ancrées dans nos habitudes de pensée qu’elles nous apparaissent dans l’évidence avec lequel le réalisme naïf ontologise le monde. Les objets du monde paraissent ainsi s’ajuster parfaitement à nos catégories immédiates comme le pain semble s’ajuster à notre besoin, alors qu’il n’est pas produit pour le satisfaire mais pour nourrir l’accumulation capitaliste. Ces objets semblent nous parler du monde tel qu’il est, alors qu’ils ne nous parlent que du monde tel que nous le produisons sans le savoir.
Les processus physiques qui sous-tendent la constitution historique de l’abstraction moderne n’ont pu s’imposer qu’à l’aide des nouvelles abstractions scientifiques qui émergent avec le capitalisme. Historiquement, le travail abstrait apparaît comme imposition pour tous les sujets de se soumettre aux nouvelles conditions de la production. Leur dynamique est dictée par le niveau de productivité que détermine la combinaison globale des activités de production mises en concurrence sur le marché à tel niveau historique de développement. L’abstraction est la conséquence de la séparation de tous les producteurs privés, qui sont socialisés a posteriori avec la vente de leurs produits sur le marché, tout comme les objets scientifiques sont réintégrés a postériori dans une vision systémique du monde qui se veut toujours plus fluide et plus intégratrice. La dimension abstraite du travail abstrait découle de cette atomisation des producteurs et des processus de production, ainsi que de la combinaison postérieure des produits du travail par leur mise sur le marché au service du « sujet automate » traduit par les libéraux en la fiction de la main invisible ou l’équilibre parfait.
Parler des objets de la nature comme d’objets naturels est caractéristique de cette opération inaugurale de la science moderne, qui invente une nouvelle objectivité résultant de ses propres processus d’abstraction. Elle nous présente les objets de la nature en nous expliquant qu’ils sont en dehors d’elle, qu’ils n’ont rien à voir avec son opération, que nous ne faisons que trouver déjà-là ce sur quoi nous opérons. Mais la science ne fait pas que cela. Elle nous explique ensuite inlassablement qu’elle ne fait cependant elle-même que prolonger l’action de la nature en se saisissant des objets de la nature pour les transformer. La condition de la science moderne est ainsi de se placer à la fois hors de la nature et dans la nature. Premièrement, elle se sépare de la nature en la constituant comme objectivité inerte ; deuxièmement, elle se réintègre elle-même dans cette nature objectivée en naturalisant ses propres opérations au sein du grand système naturel du monde, dont l’écologie est le produit le plus emblématique. Loin que l’écologie soit une objection à l’économie, elle en est une coextension historique, ce qui explique qu’il est impossible d’infléchir la trajectoire de l’une par la modification de l’autre [4]. Les pièces du puzzle résultant du concassage abstrait de l’expérience du monde en myriades d’objets séparés doivent venir se réinscrire dans le grand système « naturel » du monde. Ce projet trouve son aboutissement dans l’hypothèse vitaliste d’une biosphère que la technosphère n’aurait qu’à imiter parfaitement pour que tout finisse un jour par s’harmoniser parfaitement selon la téléologie technoscientifique.
La science se constitue à la fois en exception de la nature qu’elle réduit à la collection inerte de ses objets d’investigation et à la fois elle naturalise les produits disloqués de cette opération, parmi lesquels elle compte l’opération subjective posée au même niveau que les autres objets. Elle se dissimule ainsi sa propre ontologie. C’est à vrai dire la condition même de son fonctionnement moderne. Le cerveau qui effectue cette fragmentation est conçu lui-même comme une fonction naturelle – parmi d’autres – du monde. Le cerveau humain est toujours à la fois le sommet de la création soumettant le monde à son « intelligence » et un produit de la nature égal à tout autre, pouvant se réfléchir lui-même à l’égal de tout autre objet de la nature. Si l’on ne prend pas en compte ces deux temps de l’opération technoscientifique – objectivation de la nature extérieure d’une part et réintégration ultérieure du sujet de la science dans cette nouvelle nature d’autre part – on ne comprend rien aux contradictions modernes et on s’empêtre inlassablement dans ses paradoxes et ses apories.
La question métaphysique du rapport entre le mot et la chose, entre la pensée et la réalité, devient, pour cette raison, une obsession de la philosophie moderne. Soustraite de l’opérativité universelle de la production technoscientifique, la question du rapport esprit-matière ressurgit à l’endroit de problèmes philosophiques dont la genèse historique est oubliée. L’obsession postmoderne de se débarrasser de la métaphysique comme d’une patate chaude continue d’attribuer le caractère métaphysique à des formes et contenus de pensée et non aux abstractions réelles qui régissent les actes sociaux.
Je résume : l’intervention scientifique subtilise sa propre opération en deux temps. Elle commence par poser une nature en dehors de soi, comme monde des objets distincts de sa propre nature, qui deviennent ses objets de connaissance ; puis elle réunit ce qu’elle a séparé dans le faux continuum naturel des objets de la nature dans lequel elle s’inclut par adjonction. Elle fait comme l’enfant qui dit : « J’ai trois frères : Pierre, Ernest et moi [5] ». Elle retrouve alors au bout le résultat de son opération subtilisée sous la forme d’antinomies insolubles entre esprit et matière, sujet et objet, concret et abstrait, etc.
Le monde est ainsi divisé en unités discrètes qui deviennent autant d’objets scientifiques étudiés pour soi, indépendamment les uns des autres. Il devient peuplé d’une infinité d’objets « naturels » qui constituent les branches de la science, qu’elles soient dites exactes ou humaines, etc. C’est en quoi la science n’est plus l’ancienne recherche de la vérité qu’elle est encore pour Hegel, qui était à cheval sur deux époques. La science devient la collection des branches d’études des objets discrets du monde naturel. La philosophie perd alors tout caractère spéculatif ; elle devient elle aussi, comme les autres, une activité séparée exercée par des philosophes de métier et des amateurs individuels.
Hegel oppose à ce positivisme scientifique une conception de la science comme mouvement historique des formes de l’esprit qui sont des moments de la vérité du tout. Il affirme le mouvement spéculatif de la philosophie au moment même où celle-ci devient caduque. Il croit remédier aux apories de la science moderne au moment où elles sont en train de s’imposer dans le réel. Il se constitue ainsi, par son acharnement à les invalider, comme le plus grand témoin des impasses de la science moderne. Mais l’histoire des deux derniers siècles déboute dans le réel la tentative de Hegel, car le but de la science n’est plus la recherche de vérité (qui reste le projet de Hegel) mais la recherche d’opérativité. Ainsi, le pragmatisme théorise comme pertinent non pas ce qui est vrai mais ce qui fonctionne, ce qui a des effets dans la pratique [6]. Que les calculs mathématiques donnent dans le réel des résultats qui fonctionnent est suffisant à en valider la justesse. La question de leur vérité est hors propos.
La quête d’opérativité se manifeste dans l’alliance de la science et de l’ingénierie dès l’orée de l’époque moderne, c’est-à-dire bien avant qu’on se mette à parler officiellement de « technoscience » ou de pragmatisme en philosophie. La science moderne est essentiellement technoscience bien avant d’en avoir le mot : elle est connaissance opératoire des objets de la nature qui permet d’étendre indéfiniment leurs applications techniques et la maîtrise locale de leurs effets sans considération aucune pour la question de la vérité. Plus elle accroît cette maîtrise locale, plus lui échappent les conséquences globales. Elle croit pourtant rattraper cette maîtrise globale en continuant d’étendre le règne additionnel de ses opérations locales. La pensée spéculative est reléguée comme une activité subjective parmi d’autres, au même titre que la musique ou la poésie. Elle n’a aucune incidence sur le cours de la réalité sociale, contrairement à ce qu’elle s’imagine en maniant des universaux et en croyant tenir le monde dans sa main.
L’abstraction « énergie » adéquate au métabolisme social du capitalisme
Il fait partie du processus d’abstraction décrit plus haut que « l’énergie » apparaisse comme une chose concrète – par exemple fossile, solaire ou atomique – alors même que les physiciens, eux, expliquent inlassablement que l’énergie est une abstraction. Qu’on prenne enfin au sérieux les résultats des travaux de mathématiciens, physiciens, sociologues et historiens de l’énergie [7] qui analysent non seulement l’invention moderne de l’abstraction « énergie » mais sa congruence avec les besoins spécifiques du capitalisme ! La quantité « concrète » d’énergie nécessaire à l’effectuation d’un travail « concret » est aussi abstraite que le processus historique de son émergence comme l’une des catégories ultimes de la science moderne.
Le marxisme s’arrête au seuil de la définition scientifique de l’énergie, alors qu’il refuse ce rapport naïf lorsqu’il étudie par exemple la catégorie « argent ». Voilà bien une chose inouïe. Car l’argent est aussi peu un moyen de paiement neutre matérialisé par la monnaie que l’énergie n’est une grandeur objective matérialisée dans un nombre de joules ! Marx a au moins pressenti ce problème, même s’il ne l’a pas théorisé en tant que tel.
Nous devons donc commencer par revenir aux catégories de Marx. Si Marx parle du travail comme « métabolisme avec la nature [8] » tout comme il parle ailleurs de « métabolisme social », c’est pour situer l’abstraction-valeur dans son rapport avec la production concrète de marchandises. Mais cette production concrète n’est que l’autre face du mouvement abstrait de la valorisation de la valeur. L’abstraction-valeur n’est pas le mouvement éthéré que pourrait suggérer le terme d’abstraction. « Abstrait » ne signifie pas : « sans rapport au concret ». Le caractère d’abstraction, qui est un caractère social, est la réduction même des processus sociaux à leur grandeur physique. Concret et abstrait, physique et catégoriel, ne sont pas deux facettes qui peuvent être opposées l’une à l’autre. Il n’y a pas plus un bon travail concret opposable au travail abstrait qu’il n’y a une bonne énergie concrète (par exemple l’énergie innocente du vent !) opposable à son concept abstrait.
La quantité d’énergie nécessaire à l’effectuation d’un travail physique n’est donc pas une quantité concrète indépendante de son abstraction, contrairement à ce que suggère la phrase de Thomas Meyer mise en exergue. En ayant l’air de nous rappeler la platitude selon laquelle la photosynthèse n’est pas du travail abstrait, Meyer occulte l’opération capitaliste qui est pourtant l’objet de sa critique. Celle-ci institue justement le travail abstrait en rendant tous les travaux physiques interchangeables : des phénomènes de la nature aux performances de la machine en passant par le travail humain. Cette interchangeabilité est le fait d’une réduction de tous les « travaux » à la quantité abstraite d’énergie nécessaire à leur effectuation, indépendamment de leur détermination sociale. C’est par ce moyen même que la création de valeur par la seule dépense d’énergie humaine est occultée de la théorie économique. Meyer fait comme si on pouvait énoncer sur « l’énergie » une sorte de vérité scientifique objective indépendamment de son émergence capitaliste, comme certains le font avec la prétendue réalité éternelle du « travail ».
Le « métabolisme avec la nature » est un métabolisme social qui constitue théoriquement et scientifiquement une nature adéquate à son effectivité. Il ne trouve pas la nature déjà là, il invente sa rencontre avec elle dans une double opération de commencer par s’en extraire puis de se compter ensuite comme une partie ontologiquement identique à ce dont il s’est extrait. La science dans le capitalisme n’est pas une projection fausse sur la nature qui pourrait être rectifiée par une théorie plus juste, contrairement au mythe de sa perfectibilité indéfinie. La science invente pratiquement la nature de sorte qu’il devient impossible de modifier ce rapport pratique par le seul exercice d’une critique intellectuelle. Celle-ci est condamnée à son immanence. La pensée, aussi aiguisée fût-elle, devient elle-même un appendice du règne des objets morcelés du savoir héritant d’une opération de séparation oubliée. Ses ratiocinations philosophiques et politiques peuvent remplir des rayons de bibliothèque sans toucher à rien de ce qui se déroule en pratique dans l’organisation globale de la production, dont elle est elle-même un rouage qui s’ignore.
Dans ce contexte, la catégorie d’énergie est la plus haute abstraction résultant de la tentative d’unifier les phénomènes morcelés de la nature pour les besoins du développement industriel effréné du capitalisme (consécutifs, comme on l’a dit, à l’opération universelle d’abstraction scientifique de tous les phénomènes qu’implique la production capitaliste). La séparation des objets du monde en unités discrètes contraint à étudier leurs interactions par la mesure des échanges de matière et d’énergie qu’ils ont avec leur environnement. Il s’agit alors de constituer ces objets en autant de systèmes et sous-systèmes qui peuvent être indéfiniment subdivisés et mis en rapport comme autant de boîtes noires. L’étude systématique de leurs interactions, la nécessité de reconstruire l’unité perdue de la nature, font de la thermodynamique la science désormais incontournable des phénomènes naturels en lieu et place de l’ancienne métaphysique. La mise au travail de tout ce qui existe impose en effet d’en calculer le coût énergétique en postulant une loi de conservation de l’énergie qui est comme la réserve naturelle d’un hypothétique mouvement perpétuel du capital ! C’est pourquoi la notion d’énergie informe toutes les branches de la science moderne et va jusqu’à contaminer idéologiquement des domaines où elle n’a pourtant aucune pertinence.
L’énergétisme (avec notamment William Rankine, Wilhelm Ostwald ou Pierre Duhem) et l’atomisme (avec notamment Ludwig Boltzmann et Willard Gibbs) ouvrent un débat qui couvre la deuxième moitié du XIXe siècle et le début du XXe siècle ; ce débat sera résolu en faveur de l’atomisme et de la mécanique statistique. Néanmoins, la mécanique statistique ne fait que porter le projet énergétiste à un niveau plus élevé, qui va nécessiter le détour par une théorie ultérieure de l’information et de l’entropie d’information (Claude Shannon). Dans l’un ou l’autre des camps qui se sont opposés à ce moment-là, l’énergie est à la base de tous les phénomènes physiques, soit comprise comme l’ultime nature du réel, soit comprise comme notre appréhension mathématique et la mesure de notre degré d’ignorance d’un réel inconnaissable en soi. L’important est de remarquer qu’elle constitue dans tous les cas une forme de métaphysique à laquelle est prêtée la capacité d’unifier tout le champ morcelé de la science : soit par une théorie unifiée du réel, soit par une théorie unifiée de la mesure de l’information qu’on a de ce réel. Elle est fondamentalement le résultat de l’atomisation des objets scientifiques et de la traduction des phénomènes atomisés en procédures mécanisables et formalisables. Cette préoccupation qui semble de pure recherche fondamentale et touche bien à des questions philosophiques ultimes est ainsi sous l’emprise d’une nouvelle contrainte sociale, la systématisation de toutes les activités de production sous le capitalisme.
Le travail physique devient mesurable au XIXe siècle par la notion d’énergie. Tous les processus de la nature et de la société deviennent du travail physique susceptible d’être rationalisé dans la production. Le travail humain et le travail des machines sont rendus commensurables par le concept d’énergie. La nature bifide du travail abstrait consiste en une double abstraction, celle d’une dépense de travail physique représentée dans son coût énergétique et celle d’une création de valeur censée être représentée dans les prix et les salaires. Le caractère d’abstraction ne concerne pas seulement la logique de la valeur, il concerne évidemment le travail physique mis en œuvre pour produire de la valeur. Le travail physique est abstrait en tant qu’assigné à son coût énergétique. Il crée de la valeur en tant que toute activité sociale est réduite à la réalité de son processus physique. Plus le travail est considéré comme une dépense physique « concrète », plus il occulte la logique de la valeur sur laquelle il repose pourtant. Il n’y a rien de plus abstrait que de réduire un processus de production – qui est un rapport social – à une dépense d’énergie. Ce réductionnisme énergétique est celui du capital lui-même. Il n’est pas celui de Marx (sauf dans ses moments de faiblesse). La dépense de cerveau, de muscle, de nerf, de main, est la manière dont le capital aborde les fonctions atomisées du corps humain, comme il aborde tous les autres objets de la nature fractionnés en phénomènes isolés. Pour que le geste manuel devienne celui d’une machine qui le remplace, pour que l’opération intellectuelle devienne celle d’un ordinateur qui la remplace, il faut que tous les phénomènes aient été réduits au dénominateur commun de leur dépense d’énergie. C’est ce qui permet que la logique de la valeur soit systématiquement éludée et qu’on puisse continuer à se faire croire qu’il est indifférent – voire émancipateur – que le travail soit accompli par une machine plutôt que par un humain. Ce n’est pas indifférent, puisque la création de valeur globale s’épuise progressivement en précipitant toute la société capitaliste dans une crise irréversible de la valorisation.
Le travail abstrait est donc bien identique au travail physique du point du vue du capitalisme. Contrairement à ce qui est affirmé dans la phrase mise en exergue, travail abstrait et travail physique sont les deux faces – abstraite et concrète – du même processus d’abstraction capitaliste. Ils sont identiques de ce point de vue. C’est pourquoi le capitalisme invente le travail en même temps qu’il invente l’énergie. Hors du capitalisme, les deux catégories ne font aucun sens. Critiquer le travail et vouloir maintenir le concept d’énergie, c’est comme critiquer le capitalisme et vouloir maintenir l’argent et la marchandise.
« Travail abstrait » est le nom que donne la critique de l’économie politique à ce que le système capitaliste ne sait comprendre que comme quantité interchangeable et rationalisable de travail physique, dans la complète ignorance du rapport social qui organise la logique de la valeur. Robert Kurz n’a jamais cessé de poursuivre cette intuition, en soulignant le fait que l’abstraction réside précisément dans la réduction du travail concret à une dépense abstraite d’énergie humaine (cerveau, muscle, nerf, mains) [9]. Cela lui a même valu d’être critiqué à tort comme ayant une conception énergétiste du travail. Marx lui-même a été parfois lu de cette manière. Mais Kurz répond vertement à Lohoff, Meretz et Heinrich sur ce point [10]. Le contresens majeur concernant la question énergétique consiste à ne pas comprendre que l’abstraction réside dans le réductionnisme physicaliste du capitalisme lui-même. Kurz est sans équivoque là-dessus dans la totalité de ses écrits. Je ne citerai qu’un passage parmi des dizaines de ce genre, dans lequel Kurz s’oppose à Michael Heinrich : « Heinrich nie la détermination marxienne de la substance comme énergie humaine abstraite réelle, comme “abstraction physiologique” spécifiquement capitaliste, en voulant y voir une “interprétation naturaliste”, c’est-à-dire un “fondement qui n’est pas du tout social, voire quasiment naturel”. Heinrich veut jouer le social contre l’abstraction réelle physiologique, comme si le moment naturel chez l’homme n’était pas justement rendu abstrait de manière capitaliste, comme si ce n’était pas là que réside la qualité négative réellement réifiante du fétiche du capital, qui est elle-même socialement constituée. Heinrich reste incapable pour autant d’indiquer pour sa part un contenu de la substance de la valeur [11]. »
Répétons-le : abstraction n’est pas synonyme de quelque chose d’idéel ou de non-concret, mais traduit le résultat de l’opération réelle d’abstraire un phénomène de la totalité de ses déterminations historiques pour le réduire à ses performances mécaniques. C’est ce que fait le capitalisme avec l’activité humaine. L’appréhension du travail comme une simple dépense physiologique est rendue nécessaire par la quête permanente d’une combinaison de facteurs de production plus performante et plus compétitive. Elle réduit le travail humain et le travail mécanique à leur dénominateur énergétique commun.
Meyer commet exactement l’erreur inverse de celle que Kurz reproche à Heinrich. Heinrich ne voit pas que le réductionnisme énergétique n’est pas celui de Marx mais celui du capital. Meyer, lui, naturalise carrément la catégorie d’énergie en se mettant ainsi au même niveau que le capitalisme. Il assimile la dépense énergétique à un concept scientifique secondaire qui pourrait être détaché de l’émergence historique du travail abstrait et valoir pour soi, alors que le concept d’énergie est la condition même de l’émergence du travail abstrait. Il n’y a pas de « contradiction en procès » sans notion d’énergie. En l’absence d’une telle notion, il ne venait à l’idée d’aucune autre société de concevoir comme identiques du point de vue de leur dépense énergétique la performance d’une poulie et l’effort consistant pour un être vivant à lever un poids. Toute production industrielle repose sur cette identité abstraite.
Pour le capitalisme, le travail n’est rien d’autre qu’une activité mécanique indéfiniment substituable et rationalisable en termes à la fois énergétiques et économiques. Il n’y a pas de société, il n’y a que des quantités abstraites d’énergie, dépensées à maintenir ou augmenter le taux de productivité sur le marché de concurrence. La production industrielle fonctionnalise, automatise et optimise toutes les étapes de la production, qu’elles soient mécaniques (la chaîne de montage) ou intellectuelles (l’algorithme). Ce réductionnisme mécaniste transforme la totalité du monde humain et non-humain en simple réservoir de matière et d’énergie, en système désenchanté des forces de production universelles et combinées, vide de toute médiation symbolique.
Mais le système capitaliste ignore ce qu’il fait : pour lui, il n’y pas de travail abstrait et il n’y a donc pas de valeur-travail. Il ne connaît rien d’autre que des travaux mécaniques atomisés et réduits à leurs fonctions optimisées et rationalisées. Le capitalisme n’appelle pas « abstrait » ce type de travail, mais il le nomme concret et naturel. Il est indispensable d’insister là-dessus pour éviter toute querelle de mot inutile. Selon cette nouvelle vision, l’univers entier « travaille », c’est-à-dire se transforme en dépensant une certaine quantité d’énergie qui, par miracle, reste globalement constante.
Appeler abstrait ce réductionnisme physicaliste est déjà le résultat d’une démarche critique, qui souligne la fausse évidence de la catégorie d’énergie. Celle-ci n’est pas la catégorie naturelle célébrée par les libéraux, les néolibéraux et les ingénieurs, elle est la condition matérielle nécessaire de la substituabilité des travaux physiques dans le capitalisme (laquelle vise en permanence la combinaison optimale des facteurs de production). En vertu de cette abstraction, l’énergie humaine et l’énergie mécanique subissent un réductionnisme qui les rend commensurables et substituables l’une à l’autre. L’énergie est le niveau d’abstraction scientifique le plus élevé que se donne le système capitaliste pour universaliser le travail. Elle permet de rendre toutes les activités de productions commensurables entre elles sur la base de leur réduction mécanique à un quantum énergétique qui constitue la face matérielle de la logique de la valeur. Elle est le pendant matériel de l’abstraction que la critique de l’économie politique découvre avec la théorie de la valeur. De même que le terme d’économie prend une extension maximale pour désigner finalement toute idée de gestion et d’organisation, de même le terme d’énergie est finalement censé rendre compte de toute la structure du réel.
La catégorie d’énergie ne nous dit donc rien sur la nature en soi, n’en déplaise aux divagations des énergéticiens. Toute tentation de naturaliser cette catégorie ainsi que les objets de la nature que s’est donnés la science moderne revient à endosser de manière acritique le processus d’abstraction constitutif de la production industrielle moderne. Importer cette catégorie dans un monde pré- ou post-capitaliste revient à généraliser les lunettes capitalistes que l’on pose sur le monde. Ainsi, pour reprendre cet exemple, la photosynthèse n’est pas plus du travail abstrait qu’elle n’est un « travail » physique, sauf précisément pour le capital lui-même. Assimiler la plante à un convertisseur d’énergie, c’est exactement ce que fait l’agriculture industrielle. Lorsque l’agriculture industrielle se saisit du processus de croissance des plantes, elle fait de la graine, de la terre, de l’engrais, du génie génétique, etc. des « moyens de production » comme tout autre, dont elle doit rationaliser et optimiser les rendements aussi bien économiques qu’énergétiques. C’est pourquoi il est commun, dans le secteur des biotechnologies, de parler de la plante comme d’une petite usine biochimique qui peut être reproduite dans des processus industriels dits biomimétiques.
La graine standardisée effectue du travail mort au même titre que la poule pondeuse dans la batterie : un être vivant transformé en machine à produire, comme toutes les autres machines dont le capitalisme couvre le monde sans excepter l’humain. Contrairement à ce qui est affirmé en exergue, la critique du capitalisme implique donc de nommer les choses par leur nom : sous le capitalisme, la photosynthèse est du travail mort comme tous les phénomènes de la nature réquisitionnés par le capital dans sa soif inextinguible de nouvelles zones d’expansion et de ressources énergétiques. Et ce n’est pas parce que le travail mort ne produit pas directement de valeur qu’il ne fait pas intégralement partie de la logique du travail abstrait !
Le statut catégoriel de la notion d’énergie
Les problèmes d’énergie sont donc exclusivement des problèmes capitalistes. Mais il est déjà prévisible qu’un monde post-capitaliste en héritera si ces problèmes sont devenus entretemps insolubles. Cet héritage empoisonné pourrait contraindre les sociétés du futur à continuer de penser la production en termes d’énergie dans l’espoir insensé de maintenir des espaces de production industrielle sur les ruines du monde. Mais ce sera alors sous les auspices d’un goulot d’étranglement énergétique inexorable et fatal. Auquel cas nous pouvons dire que le système actuel n’est pas seulement en train de saccager la planète, il est également en train de nous dérober la possibilité d’un autre rapport au monde et d’une sortie de ses catégories. Une perspective émancipatrice, cependant, ne saurait poser ce constat désolant comme une nécessité naturelle.
L’énergie des physiciens et des ingénieurs n’a donc en effet pas immédiatement le même « statut catégoriel » que la valeur en ceci qu’elle ne constitue pas en soi une catégorie critique mais une catégorie affirmative des processus de production qui a émergé au sein du capitalisme. Cette catégorie affirmative est reprise telle quelle par Meyer. Il ne tient pourtant qu’à la théorie d’en effectuer la critique dans la perspective d’une analyse des catégories opératoires du mode de production capitaliste, au même titre notamment que l’État, la forme-sujet, la métaphysique de l’histoire ou la dissociation sexuelle. Cette critique a été amorcée par les multiples auteurs qui ont mis en évidence la dimension entropique de l’économie (Nicholas Georgescu-Roegen, Herman Daly, Robert Ayres), mais elle fut laissée inaboutie par leur naturalisation des catégories d’énergie et d’entropie, tout comme leur naturalisation de l’économie. Il nous revient de replacer maintenant l’énergie dans sa genèse historique, comme « abstraction idéelle jaillissant d’une abstraction réelle [12] ».
L’entropie désigne, au cours d’un processus de transformation matériel, la production d’une énergie « inutilisable » à partir d’une énergie « utilisable ». Il va de soi que cette énergie n’est « inutilisable » que dans la perspective d’une société du travail qui tend au maximum d’utilisation de toutes les énergies disponibles. Une telle société est donc condamnée à s’acheminer vers une entropie maximale. En revanche, il ne fait aucun sens de parler d’une énergie « inutilisable » du point de vue des processus de transformation continus qui se déroulent dans la nature. La nature recycle ses propres « déchets » (qu’il est en fait totalement impropre d’appeler ainsi) au cours de processus universels qui ont mis des milliards d’années à se différencier. La production industrielle ne recycle rien du tout, ou presque, non pas par manque de volonté, comme on aime à le dire, mais parce que la captation d’énergie matérialisée dans les convertisseurs d’énergie ne peut que conduire à une spirale entropique. Capter de l’énergie, c’est forcément la prendre quelque part ailleurs (puisque sa quantité totale se conserve) ; c’est aussi, à chaque tour de captation, c’est-à-dire au cours de chaque conversion énergétique, augmenter le bilan entropique final. Contrairement à toutes les idéologies circulaires, la production industrielle ne peut être rendue « circulaire » précisément parce qu’elle est fondée sur des convertisseurs d’énergie. Ces convertisseurs n’ont rien à voir avec la nature [13]. Ils sont liés au telos particulier de la production capitaliste-industrielle : capter de l’énergie pour produire à des échelles toujours plus vastes. L’entropie est ainsi la notion qui rend compte d’une limite rencontrée par le capital dans la fragmentation fonctionnelle et la recombinaison postérieure des éléments fragmentés de la production industrielle, ainsi que la mise au travail de tout ce qui existe.
Seul le capitalisme industriel – fondé sur les convertisseurs d’énergie – implique par définition un besoin d’énergie illimité et une vision énergétiste du monde. Il revient à une théorie critique d’en rendre compte en refusant de naturaliser le concept d’énergie, les processus énergétiques, et par conséquent la production industrielle et le développement technoscientifique qui en dépendent. La combustion du bois qui a dominé la quasi-totalité de l’histoire humaine avant le capitalisme ne constitue pas ici une objection : ces groupes humains pouvaient avoir besoin de grandes quantités de bois, mais ils ne fondaient pas leur rapport social sur une production élargie nécessitant d’innombrables processus énergivores. L’activité musculaire – elle-même subordonnée à des croyances et valeurs qui la transcendaient – imposait une limite absolue à l’expansion énergétique et faisait obstacle à toute autonomisation de la catégorie d’énergie. Ces humains avaient d’autres buts sociaux que de se procurer de l’énergie ! Dire qu’en brûlant du bois, en consommant de la nourriture ou en appliquant leur force musculaire, ils « consommaient de l’énergie » n’est pas plus sensé que de dire qu’ils « travaillaient ».
La critique de la valeur ne peut qu’incorporer la critique de l’énergie dans son corpus théorique si elle veut développer une analyse adéquate de la dégradation entropique de la planète Terre qui pourrait réduire à néant toute perspective d’émancipation. La planète-poubelle, le réchauffement climatique, la destruction de la biodiversité, sont des phénomènes entropiques générés par la production capitaliste industrielle, laquelle est entièrement fondée sur l’abstraction « énergie » comme pendant matériel de l’abstraction-valeur. Toute production industrielle requiert la notion d’énergie comme abstraction adéquate aux processus de mise en commensurabilité de tous les travaux physiques, incluant, comme on l’a dit, ceux du cerveau humain et de sa réplique artificielle.
Il va de soi, au contraire de toute une idéologie post-opéraïste et néolibérale, que le secteur tertiaire n’est pas plus « immatériel » que les secteurs primaire ou secondaire. Quant aux destructions chiffrées de l’environnement, elles donnent à penser qu’il s’agit d’un impact négatif qui pourrait être maîtrisé. Or cette destruction n’est pas de nature à pouvoir être maîtrisée dans une société industrielle, car elle est consubstantielle à la société du travail et à son corolaire, la catégorie abstraite d’énergie. Une société post-capitaliste industrielle est ainsi une contradiction dans les termes.
Les « lois de la nature » et la « nature humaine » (dont aucune anthropologie n’est en mesure de donner une définition ultime) n’ont rien à voir avec ces phénomènes. On cède d’autant plus à la métaphysique moderne de l’énergie qu’on persiste à décrire l’énergie comme une grandeur physique concrète et intemporelle ou à décrire la dépense d’énergie comme une réalité anthropologique et transhistorique, de même que certains parlent de marchandise, de travail, d’argent ou d’économie pour décrire des sociétés non capitalistes. Aussi longtemps que perdurera la production industrielle, l’énergie sera considérée comme une grandeur positive à rationaliser et économiser, entraînant l’humanité dans un goulot d’étranglement thermodynamique qui n’est imputable qu’aux rapports de production capitalistes-industriels et en aucun cas à une prétendue nature humaine. Même dans le cas où l’humanité actuelle serait irréversiblement fétichisée par ces catégories et donc promise à sa perte, ceci ne constituerait en rien une preuve de la naturalité de ce destin.
Sandrine Aumercier, janvier 2025
Origine : blog Grundrisse. Psychanalyse et capitalisme
Egalement :
[1] Karl Marx, Le Capital, Livre I, Paris, PUF, 1993, p. 50.
[2] Kornelia Hafner, Gebrauchswertfetichismus, dans Diether Behrens (sous la dir.), Gesellschaft und Erkenntnis. Zur materialistischen Erkenntnis- und Ökonomiekritik, Freiburg, ca ira, 1993.
[3] Voir Theodor W. Adorno, « Sujet et objet », dans Modèles critiques, Paris, Payot, 1984.
[4] Comme le montre brillamment Daniela Russ dans « Produktivistische Ökologie: Der Energiebegriff der klassischen Moderne und seine Implikationen für eine kritische Soziologie », Berliner Journal für Soziologie, 2023.
[5] Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Éditions de la Martinière, 2014, p. 92.
[6] Pacal Engel, Richard Rorty, À quoi bon la vérité ?, Paris, Grasset, 2005, p. 59.
[7] Quelques suggestions parmi d’autres : Henri Poincaré, La science et l’hypothèse, Paris, Flammarion, 2014 [1902] ; Richard Feynman, dans The Feynman Lectures on Physics, vol. I : Mainly Mechanics, Radiation, and Heat, New York, Basic Books, 2011 [1964], p. 33 ; Cara New Daggett, The Birth of Energy, London, Duke University Press, 2019 ; Werner Kutschmann, « Die Kategorie der Arbeit in Physik und Ökonomie », dans Leviathan, Sonderheft 11, 1990, traduit en français sur le site Grundrisse ; François Vatin, Le travail. Économie et physique 1780-1830, Paris, PUF, 1993 ; Anaël Marrec, « Regards croisés avec Alain Gras et Charles-François Mathis : approches systémiques en histoire de l’énergie », Cahiers François Viète, III/12, 2022.
[8] Karl Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 199.
[9] Voir par exemple les mots sans équivoques de Robert Kurz dans « Der Unwert des Unwissens », Exit! 5 ; voir aussi La substance du capital, Paris, L’échappée, 2019 [2004-2005], en particulier le chapitre 3. Voir notamment p. 55 : « Le travail abstrait est par conséquent un certain état que revêt l’identité formelle fétichiste moderne, mais il renvoie bien à un quantum énergétique de force de travail effectivement dépensée, autrement dit à un contenu matériel et quantifiable […]. »
[10] Voir par exemple la réfutation menée par Robert Kurz contre cette lecture naturaliste de Marx par Michael Heinrich dans « Der Unwert des Unwissens », op. cit. Voir aussi le reproche de naturalisme énergétique adressé à Kurz par Norbert Trenkle, « Socialité non sociale. La contradiction entre individu et société comme question centrale d’une théorie sociale critique », Jaggernaut 3, Crise & Critique, Automne 2020, et ma critique dans Le mur énergétique du capital, Albi, Crise & Critique, 2022.
[11] Robert Kurz, Geld ohne Wert, Berlin, Horlemann, 2012, p. 192-193.
[12] Alfred Sohn-Rethel, La pensée-marchandise, éditions du Croquant, Broissieux, 2010, p. 119.
[13] Anaël Marrec, « Regards croisés avec Alain Gras et Charles-François Mathis : approches systémiques en histoire de l’énergie », op. cit. Parlant d’ingénieurs qui ont une « vision assez dogmatique de l’énergie qu’ils projettent dans le passé », Alain Gras ajoute à raison : « Le système énergétique tel que nous le connaissons aujourd’hui a une particularité, c’est qu’il est fondé sur les convertisseurs. Et c’est ce qui détermine la notion de système chez nous. Les interactions, les interconnexions entre les différentes technologies sont liées à la capacité à mobiliser l’énergie. Donc tous les systèmes chez nous sont des systèmes énergétiques. »