« À notre époque, c'est Robert Kurz qui a tiré les conclusions les plus définitives de cette situation dialectique dans son livre impressionnant L'Effondrement de la modernisation, qui aborde toute la question du "développement" mondial du point de vue d'une critique impitoyable des idéologies de la modernisation : Ces dernières, rappelons-le, ont été résumées de manière inoubliable dans les théories de Walt Rostow sur la "phase de décollage", dans lesquelles l'économie mondiale était imaginée comme une sorte d'aéroport, d'où plusieurs jumbo jets étaient déjà en vol (le Premier Monde ou les pays avancés), tandis que d'autres attendaient encore sur les pistes, moteurs en marche, le signal de départ (il mentionne le Mexique et la Turquie), tandis que d'autres encore chargeaient aux portes ou subissaient des réparations dans les hangars. Le grand mérite de l'ouvrage dérangeant de Kurz est de soutenir que la modernisation est désormais impossible, qu'il n'y a plus de "phase de décollage" et que c'est la mondialisation elle-même qui garantit cette "condamnation à mort du marché mondial" pour les pays dits sous-développés. »
Extrait de Fredric Jameson, Valences of the Dialectic, Verso, 2010.
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Une note sur Fredric Jameson et Robert Kurz
Marcos Barreira
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Fredric Jameson était un véritable « mixeur théorique ». Comme Zizek ou Negri, il s’appropriait un peu de tout et conciliait de nombreuses idées et concepts essentiellement antagonistes. Il y avait donc en lui quelque chose de la superficialité postmoderne. Il l’a reconnu en affirmant que le marxisme devait lui-même devenir « postmoderne ». Dans ses « Cinq thèses sur le marxisme », il y a deux aspects intéressants qui concernent sa relation avec la théorie de la crise : Le premier aspect est tiré de la lecture de L’Effondrement de la modernisation de Kurz (1991, Crise & Critique, 2021), que Jameson a qualifié de « lecture définitive » sur le processus de modernisation au XXe siècle. Il dit, en réélaborant à sa manière l’argument du livre : « l’effondrement de l’Union soviétique ne s’explique pas par l’échec, mais par la réussite du communisme, pour autant que nous puissions comprendre ce dernier, comme l’Occident en général le fait, comme une simple stratégie de modernisation. Car c’est par une modernisation rapide que l’on pensait que l’Union soviétique avait rattrapé l’Occident… ». Ces illusions, qui perdurèrent jusqu’aux années 1970, furent toutefois dissipées durant la décennie suivante : « L’Union soviétique est ‘‘devenue’’ inefficace et s’est effondrée lorsqu’elle a tenté de s’intégrer à un système mondial qui passait de la phase de modernisation à la phase postmoderne, un système qui, selon ses nouvelles règles d’opération, fonctionnait à un niveau de ‘‘productivité’’ incomparablement plus élevé que tout ce qui existait dans la sphère soviétique. »
Cette formulation, tout à la fois, reprend l’argument de Kurz tout en le vidant de sa substance, en effaçant toute la théorie de la crise contenue dans l’analyse du marché mondial et de la manière dont l’effondrement soviétique s’inscrit dans cette dynamique plus vaste (de plus, Jameson supprime également l’explication des mécanismes internes de l’effondrement, réduisant celui-ci à un simple effet de la dynamique globale). On pourrait dire ainsi qu’il s’agit d’une appropriation superficielle, une désarticulation postmoderne de l’argument de Kurz, qui laisse flotter en surface ce qui devrait, au contraire, s’ancrer dans la profondeur et la tension des contradictions.
Le second point est qu’il comprend parfaitement que la nouvelle phase du capitalisme, que nous pourrions également appeler « mondialisation » ‒ ce mot à la mode des années 1990 ‒, est essentiellement différente de l’ancienne époque « impérialiste » des rivalités nationales : « les marxisme(s) qui émergeront du système actuel du capitalisme, de la postmodernité, de la ‘‘troisième phase’’ (Mandel) du capitalisme, qui est informationnelle et multinationale, seront nécessairement différents de ceux qui se sont développés durant la période moderne, la deuxième étape, l’ère de l’impérialisme. » Il y aurait beaucoup à dire ici, à commencer par la périodisation des « étapes » du capitalisme, que Jameson confond systématiquement. Malgré tout, l’idée générale converge assez bien avec la théorie de la crise de Kurz qui, dans Guerre pour l’ordre mondial [Weltordnungskrieg, Horlemann, 2003], a élaboré une périodisation cohérente de ces transformations (pour une synthèse de cette périodisation, voir mon article « Dynamique d’escalade et fragmentation globale », en particulier le point 4, « Quel impérialisme ? », dans Margem Esquerda, n°39).
Un autre problème réside dans la croyance que le marxisme aurait, d’une manière ou d’une autre, un caractère transhistorique, capable de simplement se métamorphoser à chaque « nouvelle étape » du capitalisme, comme si lui aussi ne s’inscrivait pas dans un contexte historique spécifique de modernisation. Plutôt qu’un « marxisme postmoderne » attentif à cette « nouvelle étape » de la mondialisation, comme le pensait Jameson, ce qui reste du marxisme se résume à une dénégation idéologique des transformations du capitalisme. Ici, encore une fois, Kurz et Jameson se séparent : le premier démontre une bien plus grande sensibilité au problème de l’historicité (pour une analyse de la crise du marxisme intégrée au débat sur la théorie des transformations structurelles du capitalisme, voir l’article « Perte de l’Histoire » de Robert Kurz, dans No rastro do colapso, Consequencia, 2024).
PS : dans No rastro do colapso, Maurilio Lima Botelho et moi-même avons esquissé une analyse de ce « marxisme postmoderne », mais dans un sens différent de celui idéalisé par Jameson : en niant les transformations du capitalisme au lieu d’engager une réélaboration profonde de la critique sociale, cette idéologie marxiste résiduelle serait devenue, involontairement, postmoderne, partie prenante d’une culture générale de la simulation, de la réduction du social au discours (dit « politique ») et de l’idéalisation superficielle de l’histoire ‒ une histoire transformée en nostalgie ou en déni, plutôt qu’en objet d’une critique véritable.
Octobre 2024, Facebook.