Le sujet de l’inconscient
et le sujet de la théorie sociale
sont-ils solubles l’un dans l’autre ?
Sandrine Aumercier et Frank Grohmann
Ceci est la version écrite de l’exposé tenu à Montferrier le 22 août 2024 lors du camp d’été de l’association Crise & Critique. Il constitue une présentation et un prolongement du livre de Sandrine Aumercier et Frank Grohmann, Quel sujet pour la théorie critique ?, Albi, Crise & Critique, 2024.
Introduction
Si l’on relit aujourd’hui l’épilogue de Robert Kurz à ce qu’il appelait son histoire sociale de cette sorte de catastrophe naturelle qu’est le capitalisme [1], on ne peut s’empêcher de penser que la barbarisation du monde a progressé comme il le prévoyait en 1999. Aucune ligne de résistance contre la barbarie ne s’est levée ; aucun assaut mondial contre les machines socio-économiques ; c’est comme si nous n’avions fait que dormir pendant un quart de siècle.
Kurz savait qu’une telle insurrection ne pouvait pas se passer d’une critique radicale de la forme de vie capitaliste. Sans cela, pas de contre-mouvement radical, pas de formation d’une contre-société, pas de culture du refus, pas de culture de la discussion et pas de mouvement de masse capable d’occuper les lieux sociaux, de s’approprier directement les potentiels sociaux et de gérer toute la reproduction de manière autonome. Bien que rien ne permette d’affirmer que cette critique fondamentale n’existe pas, l’antimodernisme émancipateur qui devrait en découler, lui, n’a pas eu lieu.
Mais si Kurz appelle une question de conscience l’abolition des formes, des catégories et des critères sociaux dominants, le fossé que le saut de conscience doit enjamber pour mener au véritable critère de l’émancipation est, en revanche, loin d’être exploré [2]. Or ce critère – entendu au sens énoncé ci-dessus : pas de critique sans rébellion et pas de rébellion sans critique – est indissociable de la question du sujet. Il est impossible de concevoir une quelconque libération sans présupposer un sujet de cette libération, en même temps que la critique des conditions existantes présuppose tout aussi nécessairement la critique radicale de leur sujet, tant dans la dimension de l’agir que dans la dimension de la connaissance. Ceci nous engage dans l’examen du lien dialectique entre sujet de l’inconscient, sujet de l’émancipation sociale et sujet de la critique. Ces trois « moments » permettront de cartographier les confusions autour de la notion de sujet. Elles sont du reste indissociables de celles qui entourent la notion d’objet.
La philosophie de la connaissance et la philosophie politique modernes présupposaient un sujet souverain, masculin, « maître et possesseur de la nature » (Descartes), qui constitue activement ses objets de connaissance et son environnement social. Mais la psychanalyse, le marxisme et la théorie critique sont venus contester l’hypertrophie du sujet constituant pour faire émerger les déterminants – internes et externes – d’un sujet constitué. Derrière l’apparente simplicité de cette première opposition – qui se ramène schématiquement à celle, classique, entre activité et passivité ou entre liberté et déterminisme – se loge cependant une opposition beaucoup plus fondamentale. Dès lors que l’examen critique est suffisamment poussé, le sujet ne peut plus être simplement posé en face de son objet ni les antinomies qui en découlent simplement avalisées, mais le dualisme sujet-objet se réfracte à l’intérieur même de la notion de sujet aussi bien sur son versant politique que sur son versant individuel :
1/ La psychanalyse ne prétend pas que le sujet est mécaniquement déterminé par des forces internes. Elle explore les modalités d’une « activité inconsciente » qui, bien qu’agie par le sujet, est en même temps subie par lui, précisément là où il se croit le plus autonome. Assujetti, le sujet est quand même activement partie prenante de son assujettissement. C’est exactement cela, l’objet de l’exploration analytique.
2/ De son côté, la critique sociale, marxienne et post-marxienne, ne se contente pas non plus du postulat positiviste d’un sujet autonome capable de renverser la domination des forces externes, mais elle ne cesse de mettre en évidence la constitution sociale de cette activité constituante dont le sujet du fétichisme est partie prenante. Apparemment sujet de ses actes, le sujet est en même temps agi par les forces sociales qui le dépassent et qu’il participe pourtant activement à reproduire.
Des deux côtés, celui du sujet de l’inconscient et celui du sujet de la constitution-fétiche, nous rencontrons donc non pas l’opposition dualiste, finalement simple et rassurante, du sujet et de l’objet, de l’individu et de la société, ou de la passivité et de l’activité, mais bien une double butée qui impose de chaque côté de multiples médiations théoriques. D’une part, le sujet de l’inconscient participe à l’assujettissement qu’il subit et, d’autre part, le sujet politique participe aux structures de domination qu’il dénonce si volontiers. Ce n’est pas là seulement une participation d’ordre psychosociale aux forces de domination personnelles, incarnées par les représentants œdipiens ou les représentants sociaux. Cette participation est en réalité chevillée au corps, elle est un mode d’être au monde façonné par la forme de vie sociale. Elle n’est pas une simple erreur de jugement qu’une information suffisante suffirait à dissiper ; c’est pourquoi une théorie critique de la connaissance devient un moment essentiel de son élucidation.
Nous avons donc avec ceci deux formes de participation subjective, l’une interne et l’autre externe, à un vécu aliénant, insatisfaisant et motif interminable de plaintes. La prochaine question est donc la suivante : s’agit-il ici du même sujet ? Le sujet qui subit – en y participant activement – les tours de son inconscient est-il le même que celui qui subit – en y participant activement – les structures de domination sociales et la domination impersonnelle du capital ?
La réponse à cette question impose d’emblée de distinguer entre le sujet comme individu, personne, être humain, membre d’un collectif et le sujet comme présupposé logique de notre enquête. Si nous parlons du sujet empirique, comme personne ou comme individu, il s’agit évidemment de la même personne, celle qui subit activement aussi bien les effets de sa structure psychique que les effets de la structure sociale. La personne n’est pas coupée en deux. Mais en tant qu’objet d’examen, la personne n’est d’abord qu’un phénomène qui ne peut se passer d’une construction théorique. La phénoménologie – psychologique et sociologique, psychosociologique ou socio-psychologique – des dispositions et vécus du sujet nous enferme ici précisément dans le dualisme que nous prétendons élucider si elle n’assume pas sa propre dimension théorique. Toute la psychologie et toute la sociologie moderne – lorsqu’elles ne sont pas critiques – reposent sur la séparation sujet-objet et individu-société qui est précisément l’objet de notre enquête et le point de fuite d’une véritable théorie critique. La question du sujet y brille par son absence, même quand on ne fait que parler de lui !
Notre parcours va s’appuyer ici sur trois moments essentiels de ce questionnement. Ils nous conduiront à repasser par Robert Kurz, Sigmund Freud et Theodor W. Adorno. Nous montrerons comment les trois auteurs se débattent autour de la question du sujet avec les moyens que leur imposent leur propre élaboration théorique. Nous mettrons en évidence comment ils débouchent chacun sur une intuition catégorielle de l’unité négative où il se croisent et rencontrent en même temps les limites méthodologiques intrinsèques à leur démarche.
Notre traitement n’est pas progressif : autrement dit, aucun de ces auteurs ne représente un progrès par rapport aux autres, mais chacun traite le problème en partant de ce qu’on pourrait appeler sa porte d’entrée. On aurait pu présenter ces auteurs dans un autre ordre. Ils nous paraissent chacun contribuer à une « métathéorie » négative de la forme-sujet moderne, par différentes portes d’entrée. Les différentes voies de la critique peuvent ainsi mutuellement aiguiser leur tranchant, comme des couteaux qu’on affûte les uns sur les autres. Mais nous dirons aussi pourquoi cette démarche ne peut être que négative et pourquoi elle résiste à une synthèse.
I — « La nécessité du devenir-sujet contre le sujet lui-même »
Dès la fin des années 1980, Kurz thématise le problème d’un sujet de la marchandise qui ne se perçoit pas lui-même comme déterminé par la valeur, bien que l’abolition de la valeur soit la condition sine qua non de la libération de ce même sujet [3]. Kurz visait donc une approche systématique de la médiation entre théorie du sujet, théorie de la valeur et critique de la production de marchandises [4]. Il n’a jamais cessé de tenir compte du fait que le capitalisme est constitué par les sujets eux-mêmes, quoique dans leur dos : le dépassement et l’abolition conscients des déterminations de forme se heurtent d’abord à des obstacles quasi insurmontables dans le sujet lui-même [5].
En 1993, Kurz dénonce la subjectivité empirique comme une apparence et formule la tâche de dissoudre les buts, la volonté et l’action subjective des sujets producteurs de marchandises : il s’agit en effet d’une subjectivité sans sujet, simple exécutrice d’une forme fétiche présupposée à tous [6]. Cette critique porte donc sur le rapport interne entre sujet et asubjectivité [7]. Son levier est le concept marxien de fétichisme. Kurz rencontre inévitablement à cet endroit la difficulté d’une métaréflexion du rapport entre sujet et constitution fétiche à l’intérieur même des formes de pensée de ce rapport. Rapport qu’il appelle « le stade suprême de l’inconscience de la forme [8] ». La conscience constituée de façon fétichiste commence par objectiver « l’être » du rapport social pour ensuite, par contrecoup, objectiver à son tour le sujet comme marionnette de cette forme objectivée. Mais si l’on convient que le rapport social n’est pas un « être », alors il s’ensuit un paradoxe : « Le sujet est une marionnette tirant elle-même les ficelles. Or, cela est impossible, ou plus exactement, c’est la métaphore de quelque chose d’impensable dans les formes de pensée présupposées. Comme points de référence pour le sujet, soit il y a des objets dépourvus de conscience (nature), soit d’autres sujets. Le fétiche ne peut plus être ainsi qu’objet, nature, et donc inéluctable. Or les concepts de fétiche et de seconde nature (…) indiquent qu’il existe un “quelque chose” qui ne se laisse pas réduire au dualisme sujet-objet, un quelque chose qui lui-même n’est ni sujet ni objet, mais qui seul constitue ce rapport [9]. »
Confrontée à l’énigme de l’inconscience au niveau de la détermination sociale de la forme, l’analyse de Kurz cherche donc à préciser la nature de ce tiers qui n’est ni sujet ni objet, mais qui, en tant que forme-constitution aveugle de la conscience, constitue à la fois la subjectivité, l’objectivité et la domination. Le niveau d’analyse se place au-delà du dualisme sujet-objet : au niveau de la société humaine en même temps que dans chaque individu. Mais comme Freud lui-même n’a pas thématisé ce problème de la forme socio-historique de la conscience, selon Kurz, ce n’est que lorsque le concept d’inconscient est élevé au niveau de la réflexion de la forme de conscience commune à tous les membres de la société, et donc de la constitution-fétiche, que l’idée de domination sans sujet peut être thématisée.
Kurz souligne que les déterminations de forme sont, certes, nées de l’activité sociale et passent par les sujets humains en tant qu’agents, mais que celles-ci, en tant que seconde nature d’un système de domination sans sujet, se sont autonomisées au cours d’un long processus historique [10]. Il fait le constat d’un état d’inconscience qui, pour tout agir, rend nécessaire le détour par une forme sociale de généralité abstraite. Avec Marx, Kurz qualifie de fétichisme la constitution inconsciente d’une telle généralité abstraite [11]. Il s’ensuit ce que Kurz appelle un « clivage du moi » [Spaltungsirresein] structurel qui oppresse le sujet de la marchandise : « Car le clivage de la conscience humaine entre, d’une part, une conscience relative de la “première nature”, et d’autre part, l’absence de conscience de la constitution d’une “seconde nature” sociale-historique propre, se reflète nécessairement dans les expressions, les actions, les institutions, les réflexions, etc., du “sujet” qui naît de cette contradiction [12]. » La dynamique absurde qui accompagne la constitution inconsciente de cette généralité abstraite se forme, selon Kurz, sur et dans les individus – et ce, dans la mesure où leur identité est précisément de ne pas avoir d’identité et où leur agir consiste à reproduire la forme d’un sujet vide de tout contenu [13]. Du point de vue de la machine capitaliste, la subjectivité ne peut désigner rien d’autre qu’un sujet immanent à la forme fétiche, laquelle préempte toutes les possibilités de choix [14]. C’est un sujet de la valeur conditionné par la forme argent et qui n’est rien d’autre qu’un moment du mouvement global du capital.
L’universalisme négatif de ce sujet s’enracine dans la forme totalitaire de la valeur. Cette forme se caractérise par le fait d’être, certes, posée de manière abstraite et générale, mais d’être en même temps essentiellement sexuée et occidentale-coloniale. Or le décryptage de la spécificité historique et sociale de ce sujet de la valeur rencontre la polarité négative du sujet et de l’objet. L’acteur individuel et le « sujet automate » (Marx) de la valorisation de la valeur se conditionnent mutuellement au cœur même de la forme-valeur.
La forme générale du sujet s’est donc d’une part érigée en sujet automate face à ses différents porteurs, et d’autre part, elle est fragmentée en formes de conscience, d’identité, de perception, de pensée, d’activité et d’action sociale. En tant que sujet de genre, de connaissance et de réflexion, de travail, de circulation, de droit, de politique et de consommation de marchandises, le sujet est la forme même de cette fragmentation : « C’est du fait même de leur subjectivité que les sujets, précisément, s’objectivent en porteurs d’action au sein du mouvement incessant de retour à soi du fétiche [15]. » De là, Kurz conçoit le sujet comme l’instance d’un rapport fétichiste dans lequel l’abstraction réelle qu’est la valeur s’est autonomisée dans la forme d’apparition du medium réel (l’argent) pour devenir une fin en soi. En tant que forme de l’équivalent de la fausse objectivité au sein de l’individu agissant, le sujet n’a donc « aucune chance de devenir un individu, compris comme une libre association d’individus autonomes [16] ». La forme-sujet ne pouvant être, par essence, une quelconque instance d’émancipation, le sujet empirique est donc tout sauf le porteur possible d’une telle émancipation. L’autoréflexion critique doit dépasser la forme de pensée immanente au processus de modernisation, nier le sujet en tant que forme de conscience générale du système fétichiste, briser le rapport de contrainte de la forme sujet en général, bref, elle doit rompre avec l’individu abstrait.
Au tournant du XXIe siècle, Kurz est donc convaincu que la critique radicale du capitalisme ne progressera pas aussi longtemps qu’elle partagera la base ontologique de la subjectivité bourgeoise. A l’inverse, l’anti-modernisme émancipateur qu’il défend devra prendre la dialectique négative au sérieux – au-delà d’Adorno et du matérialisme historique – et rompre définitivement avec l’ontologie du sujet des Lumières [17].
Désormais, Kurz part du principe que tout recours à la forme sujet et à une histoire des idées légitimatrice de la socialisation négative de la modernité, quel qu’en soient les réaménagements, ne peut que se discréditer comme critique [18]. Plus convergent la critique du sujet et celle des Lumières, plus le sujet apparaît comme un fantôme : « Depuis les Lumières, les théories modernes de la société ont posé les notions d’individu et de sujet comme étant en grande partie synonymes. Cette conception correspond exactement à la même illusion d’optique qui fait ressembler forme-fétiche et individualité comme deux gouttes d’eau, de sorte que l’individualité passe pour n’exister que dans la seule modernité productrice de marchandises [19]. » En ce qui concerne le spectre de la forme-sujet vide, le concept de sujet-forme [Subjektform] est remplacé par le concept de forme-sujet [Form-Subjekt]. Et comme la critique de cette forme-sujet en tant que critique du noyau de la forme-fétiche moderne n’a pas été menée à terme de manière conséquente, il ne peut que s’agir de faire avancer cette critique en suivant une logique de la négation [20]. Cependant, Kurz souligne également que le moment subjectif négateur-émancipateur n’est en aucun cas identique à ce sujet lui-même, et donc à la forme-sujet et à ses conséquences, ce pourquoi il plaide paradoxalement « la nécessité du devenir-sujet contre le sujet lui-même [21] ».
Kurz avait entrevu dès le début des années 90 que l’appareil conceptuel freudien renvoie à un contexte historique réel qui ne peut pas être soldé par une simple critique théorique ou par une thérapie individuelle ni, à l’inverse, par un simple rejet des hypothèses fondamentales de Freud. De plus, les catégories de la critique de l’économie politique tout comme les catégories de la psychanalyse ne peuvent pas être conçues de manière positive et ontologique. Ce qu’il avait en vue était le double dépassement de la théorie marxienne et de la théorie freudienne – ce que, selon lui, la théorie critique de Horkheimer et Adorno n’avait pas réussi à accomplir. En d’autres termes, le déchiffrage, avec Marx, du « hiéroglyphe » de la forme marchandise et de la forme pensée devrait être suivi du déchiffrage de la forme marchandise et de la forme psychique avec Freud. Depuis le début, l’hypothèse fondamentale de Kurz était qu’à la formation et à la déformation historiques non conscientes [bewusstlosen] du moi-marchandise théorétique et pratique et au développement supérieur de l’inconscience sociale correspondent la formation et la déformation de l’inconscient [das Unbewusste] ou l’émergence d’un inconscient différencié [22]. Kurz lance ainsi en 2003 le programme qu’il avait déjà indiqué dix ans plus tôt comme préliminaire à une approche critique de la psychanalyse : il développe une approche qui prend au sérieux la critique marxienne du fétiche dans les nouvelles conditions de la socialisation de la valeur. Elle doit être en mesure de dissoudre la positivité des catégories bourgeoises de base.
C’est donc poussé par son objet même que Kurz est de plus en plus contraint de radicaliser la critique du sujet des Lumières, dont il repère la structure dans la dissociation sexuelle et le suprémacisme blanc (le mâle blanc occidental). Mais en assimilant l’inconscient [das Unbewusste] et la forme d’inconscience sociale [die Bewusstlosigkeit], Kurz se prive d’une distinction fondamentale entre la structure sociale et les concepts métapsychologiques de Freud (tels que la pulsion, le refoulement, la sexualité infantile) qui abordent, eux, la structure en la prenant au niveau du sujet. Dans son article de 1993, Kurz parle de l’inconscient de manière plutôt métaphorique. Par la suite, il ne se réfèrera plus à la psychanalyse mais développera une notion du sujet qui tend à reverser dans une sociologie ou une psychosociologie de la subjectivité. Son emprunt à la notion de pulsion de mort, notamment, n’est pas métapsychologique. Bien entendu, Kurz est par là fidèle à son projet de développer une théorie structurelle de la forme sujet. Mais ce faisant, il définit la forme d’une manière objectivée (à partir des déterminants formels de la dissociation et de la subjectivité bourgeoise) et laisse de côté l’activité subjective inconsciente, qui n’est pas immédiatement dérivable de la critique de la forme sociale.
Une dérivation hâtive peut en effet conduire à court-circuiter les deux critiques, celle du sujet et celle de la société. D’un point de vue freudien, en effet, une tuerie n’est pas davantage une manifestation de la « pulsion de mort » que le tranquille business as usual du capitalisme ; les fragilités identitaires ne sont pas davantage des manifestations de narcissisme que d’autres manifestations psychopathologiques appartenant à la phase ascendante du capitalisme. Le narcissisme au sens freudien n’est pas un type psychologique distinct de la structure hystérique ou obsessionnelle. De même que certains anticapitalistes tronquent la critique du capitalisme en l’interprétant à travers les seules lunettes du néolibéralisme, on risque ici de critiquer le sujet à travers les lunettes de certains phénomènes sociaux qui semblent représenter un paradigme de la forme sociale mais qui occultent la structure de la métapsychologie psychanalytique.
Plus Kurz développe une théorie de la socialisation capitaliste, plus il se rapproche de la question cruciale de la forme sujet, mais au prix d’ignorer la conditionnalité psychique du sujet. Plus il pose à juste raison le problème du sujet moderne – ce que son objet le contraint à faire – plus il cède à une psychosociologie de la subjectivité bourgeoise qui finit par émousser le tranchant de l’analyse logique du sujet. Kurz se retrouve donc coincé dans une aporie qui est due autant à son objet de recherche qu’aux limites internes de son présupposé méthodologique : exercée dans sa plus grande rigueur, la méthode marxienne met à jour le fonctionnement capitaliste d’une manière que la seule observation empirique ne permet pas de révéler. Mais les concepts qu’elle produit pour révéler ce fonctionnement ne valent que sur la base de son présupposé objectiviste ; dès lors qu’ils sont appliqués au « sujet » qu’ils rencontrent nécessairement au bout de l’entreprise critique, les concepts marxiens reperdent alors ce qui constituait leur force théorique dans le cadre d’une analyse des déterminations objectives de la socialisation capitaliste. Comment traiter ce paradoxe et comment passer d’une critique de l’objectivité capitaliste à une critique du sujet dans le capitalisme ?
II — « Là où Ça était, Je dois advenir. »
Les choses se compliquent lorsqu’on se rend compte que Freud a été confronté à une difficulté analogue en partant de l’autre rive, si l’on peut dire les choses ainsi. L’œuvre de Freud se fonde sur la distance prise avec ce qu’il appelle la « psychologie de la conscience » qui prévalait avant lui [23]. Autrement dit, il décentre radicalement le « donné » de la conscience ordinaire qui paraît pourtant si évident et sur lequel se fondent le vécu individuel et la psychologie empirique. Freud constate auprès de ses analysants ce qu’il appelle des « faits nouveaux » – des pensées inconscientes – pour lesquels il est obligé d’inventer de nouveaux concepts. Dans les Études sur l’hystérie, il fait le constat suivant : « Une fois que j’ai bien suivi tout l’enchaînement des idées, il m’est impossible de distinguer les éléments que le malade reconnaît comme étant des souvenirs de ceux qu’il ne reconnaît pas pour tels. Je ne vois, dans une certaine mesure, plonger dans l’inconscient que les pointes [die Spitzen] des chaînes de pensées, à l’inverse de ce qu’on a affirmé au sujet des processus normaux [24]. » Ainsi, la pointe d’une pensée ne se laisse pas maintenir à la supposée hauteur de la conscience mais se perd dans l’inconscient en ne faisant que poursuivre par là son mouvement d’origine. Avec ceci, la question de l’inconscient n’est plus une question psychologique mais est devenue définitivement la question de la psychologie.
Dès lors, Freud parle de la conscience comme d’un organe sensoriel pour la perception de qualités psychiques. Il appelle la perception de conscience l’opération propre d’un système psychique particulier. Ceci ne permet pas encore de comprendre l’éventail des problèmes liés à la conscience [25].
Lors de sa tentative ultérieure d’élaborer une théorie métapsychologique, Freud remarque que l’étude de la vie pulsionnelle en partant de la conscience présente des difficultés quasiment insurmontables du fait que le contenu représentatif du représentant pulsionnel est radicalement soustrait à la conscience [26]. Une attribution claire des représentations inconscientes n’est donc pas possible : « L’essence du processus de refoulement ne consiste pas à supprimer, à anéantir une représentation représentant la pulsion, mais à l’empêcher de devenir consciente. Nous disons alors qu’elle se trouve dans l’état “inconscient” et nous pouvons fournir des preuves solides de ce que, tout en étant inconsciente, elle peut produire des effets, dont certains même atteignent finalement la conscience [27]. »
Freud qualifie de « prétention intenable » l’hypothèse selon laquelle tout ce qui se passe dans le psychisme doit être connu de la conscience. La conscience ne couvre à chaque instant qu’un contenu minime, ce qui disqualifie l’assimilation conventionnelle du psychique au conscient. Freud énonce sans ambiguïté le fait qu’aucune représentation physiologique, aucun processus chimique, ne nous donne accès aux états psychiques qui ne sont pas conscients. Pour en inférer l’hypothèse de l’inconscient, il ne se fonde pas sur une spéculation métaphysique mais sur l’expérience ordinaire : de la conscience de nos propre états psychiques, nous inférons des états analogues chez autrui, sans pour autant les éprouver. Dans la pensée animiste, cette inférence est étendue à tout ce qui existe, tandis que la pensée critique la réduit à notre seul prochain. Mais il reste, selon Freud, que l’hypothèse de la conscience n’est qu’une inférence dans les deux cas. Freud propose simplement d’étendre cette inférence à la personne propre : « il faut dire que tous les actes et toutes les manifestations que je remarque en moi et que je ne sais pas relier au reste de ma vie psychique doivent être jugés comme s’ils appartenaient à une autre personne et que l’on doit les expliquer en leur attribuant une vie psychique. L’expérience montre aussi que, si, dans le cas de la personne propre, on refuse de reconnaître certains actes comme psychiques, on s’entend fort bien à interpréter ces mêmes actes – c’est-à-dire à les intégrer à l’ensemble du psychisme – chez les autres [28]. » La rationalisation sera prompte à y voir une seconde conscience à l’intérieur de la conscience, mais l’idée d’une conscience inconsciente est une contradiction dans les termes. « Il ne reste pas d’autre solution à la psychanalyse, conclut Freud, que de déclarer les processus psychiques inconscients en soi et de comparer leur perception par la conscience à la perception du monde extérieur par les organes des sens [29]. »
Des douze essais sur la métapsychologie que Freud avait le projet d’écrire pendant la Première Guerre Mondiale, il n’en retiendra que cinq et détruira les autres – parmi eux, justement un essai consacré à la conscience. Ce geste se comprend comme l’impossibilité de traiter du problème de la conscience séparément du reste de la vie psychique : « Dans la mesure où nous voulons accéder à une conception métapsychologique de la vie psychique, nous devons apprendre à nous émanciper de l’importance accordée au symptôme : “fait d’être conscient” [Bewusstheit] [30]. » Il ne s’ensuit pas que l’inconscient doit être mystifié, comme tend à le suggérer l’expression « psychologie des profondeurs ». Il n’y a rien à chercher « en profondeur ». C’est en se tenant au niveau même de la perception consciente, mais sans faire de tri, qu’affleurent les processus inconscients : l’analysant doit apprendre, dit Freud, à « ne s’en tenir qu’à la surface de sa conscience, d’écarter toute critique, quelle qu’elle soit, dirigée contre ce qu’il trouve [31]. »
De plus en plus, Freud parle de la conscience comme d’une fonction particulière située à la frontière de l’extérieur et de l’intérieur. Il appelle « conscience » la fonction de la couche la plus externe du moi destinée à percevoir le monde extérieur [32]. Dans la nouvelle série de cours d’introduction à la psychanalyse donnée en 1932-1933, l’organe sensoriel désormais baptisé système Pc-Cs (Préconscient-Conscient) est dit « tourné vers le monde extérieur, il transmet les perceptions, en lui se constitue, pendant son fonctionnement, le phénomène de la conscience [33] ».
La conscience n’étant pas une instance consistante en soi et séparée, la psychanalyse ne consiste en aucun cas à simplement « rendre conscient » des contenus inconscients. Freud aura pour définir le travail analytique cette formule célèbre : « Là où Ça était, Je doit advenir ». Cette phrase énigmatique a reçu un nombre considérable de commentaires et de traductions différentes, qui ont pu contribuer à davantage de confusion. Mais nous pouvons la comprendre ainsi : le Je qui doit advenir est le Je de l’énonciation, qui accepte d’endosser la responsabilité de contenus qui lui restent fondamentalement étrangers, opaques, scandaleux ou embarrassants. Pour la psychanalyse, la question du savoir est donc subordonnée à une position éthique : il ne s’agit pas d’accumuler de nouvelles connaissances sur soi-même qu’on essaiera ensuite d’appliquer au changement subjectif (c’est ainsi, par contre, que la psychologie comportementale aborde les choses), mais il s’agit de l’assomption de contenus et processus que le sujet est porté à ne pas reconnaître comme siens. Il ne suffit donc pas qu’il y ait davantage de savoir, il faut qu’il y ait du sujet pour dire : « cela me regarde, cela me concerne ». On comprend aisément que ceci constitue sans doute le principal obstacle à toute perspective de changement.
L’élaboration par Freud de l’hypothèse de l’inconscient à partir de faits qui ne trouvent pas de place dans les conceptions de la psychologie ordinaire et académique le conduit à approfondir toujours plus la dynamique des processus inconscients en la prenant pour objet de recherche sui generis et à se rapprocher ainsi de la structure objective du sujet de l’inconscient. Dans ses derniers textes, il décrit cette structure comme fondamentalement clivée [34]. Elle n’est pas divisée entre une partie consciente et une partie inconsciente, elle est structurellement clivée et ce clivage recouvre aussi bien la conscience que l’inconscient.
Dès lors, le questionnement sur les relations entre individu et société soulève de nouvelles difficultés. Une approche simplement intersubjective du collectif est insuffisante. Freud consacre de nombreux textes à la « culture » en s’efforçant de poser, lui aussi, le problème du rapport entre individu et société. De toute évidence, ces incursions hors du strict domaine d’expertise de la psychanalyse représentent pour lui une nécessité. Il y développe aussi bien des hypothèses sur un développement culturel qui « se déroule “au-dessus” de l’humanité [35] » que sur les phénomènes collectifs dont il est le témoin. Freud sait fort bien toutefois que la rigueur même de son objet lui interdit de simplement généraliser et transposer ses découvertes sans autre forme de procès : « il n’est guère facile de transférer à la psychologie collective les concepts de la psychologie individuelle et je doute qu’il puisse y avoir quelque profit à instaurer le concept d’un inconscient collectif. Le contenu de l’inconscient n’est-il pas, dans tous les cas, collectif ? Ne constitue-t-il pas une propriété générale de l’humanité ? Ne nous servons donc, pour le moment, que des analogies [36]. » Notons que dans cette formulation, Freud considère la forme de l’inconscient comme individuelle et son contenu comme collectif.
Or la difficulté de soumettre des résultats issus d’un champ de recherche à un autre champ le conduit systématiquement à pratiquer une théorie tronquée du rapport entre individu et société : 1/ analogie entre fonctionnement primitif et fonctionnement névrotique [37] ; 2/ analogie entre ontogenèse et phylogenèse [38] ; 3/ analogie entre processus psychiques individuels et processus collectifs [39] ; 4/ analogie entre le surmoi individuel et le surmoi culturel [40]. Il faut remarquer qu’en chacune des circonstances où Freud a recours à de telles analogies, il s’en excuse mais les maintient – apparemment faute de mieux. Cela signifie qu’une hypothèse génétique lui paraît incontournable même là où celle-ci représente une spéculation dont il se méfie fondamentalement par ailleurs, soucieux de ne jamais abandonner le terrain des faits scientifiques. Les formulations de Freud constituent donc des compromis entre son audace théorique – imposée par l’objet même – et la boussole de la méthode scientifique. Obligé de faire des hypothèses sur le « développement de la civilisation », développement dont il constate le caractère autonome, il ne cesse de buter sur la difficulté de théoriser le passage de l’un à l’autre.
Plus Freud est fidèle à sa propre méthode, plus il se rapproche de la structure même de son objet mais au prix d’ignorer sa conditionnalité sociale. Inversement, plus il tente d’appliquer ses découvertes à la société ou à la culture – ce qu’il fait à de nombreuses reprises – plus il cède sur le tranchant de ses propres concepts en se contentant d’analogies. Il est donc enfermé dans une aporie qui est due aux présupposés subjectivistes de sa méthode : exercée dans sa plus grande rigueur, cette méthode permet de découvrir des faits psychiques inaccessibles autrement, mais à condition de se cantonner à ce champ-là ; élargis à la « culture », les concepts de la psychanalyse reperdent en pertinence et sont émoussés par une approche analogique. À nouveau : comment expliquer ce paradoxe et comment passer d’une critique psychanalytique du sujet à une critique de la forme sociale ?
III — « Critiquer l’individu ne revient pas à viser sa suppression. »
Résumons les éléments dont nous disposons à ce stade. La critique de l’économie politique radicalisée par la critique de la valeur-dissociation a été conduite, pour ainsi dire malgré elle, dans les parages d’une critique radicale de la forme sujet qu’il n’est plus possible, dès lors, d’ignorer. Mais faute de faire droit à l’hypothèse de l’inconscient, elle aborde le sujet à la manière d’une critique sociale et elle pratique à cet endroit une approche tronquée du « sujet ». De son côté, la psychanalyse – avec Freud et après Freud – est forcée, également malgré elle, de théoriser le vaste domaine de la « culture » et le rapport jamais résolu entre la culture et l’individu. Mais faute de prendre en compte le fonctionnement objectif du capitalisme, elle se contente elle aussi à cet endroit de raccourcis théoriques qui élargissent indument des catégories de la vie psychique à l’objectivité sociale. La rencontre entre Marx et Freud est-elle donc condamnée à être toujours manquée du fait de la lunette de spécialisation inhérente à leurs objets respectifs, tout en devant précisément la pointe de leur radicalité à cette même spécialisation ? Et n’est-il pas évident qu’on ne peut pas se contenter ici de les accorder l’un à l’autre en rabotant les deux traditions conceptuelles, c’est-à-dire en émoussant leur tranchant respectif, comme s’y sont appliqués tant de freudo-marxistes ?
Dès lors que la critique de la valeur-dissociation et la psychanalyse admettent la nécessité d’un rapport catégoriel entre les deux côtés de la critique (fétichisme de la marchandise chez Marx, théorie du développement culturel chez Freud), le vieux problème de leur articulation se repose à nouveaux frais. Comment une théorie de l’inconscient peut-elle dire quelque chose de pertinent sur la société et comment une critique radicale de la forme sociale capitaliste peut-elle, à l’inverse, dire quelque chose de pertinent sur l’individualité ? Comment théoriser adéquatement ce problème sans se contenter d’une dérivation logique inadéquate ? Theodor Adorno va nous aider à cerner et formuler ce problème, tout en s’égarant lui-même par endroit dans les méandres de la redoutable aporie qu’il a entrevue.
Adorno déploie les éléments de cette dialectique dans l’un de ses derniers textes intitulé « Sujet et objet », qui constitue certainement la quintessence de la théorie critique. Pour lui, la séparation du sujet et de l’objet « exprime ce qu’a de forcément divisé la condition humaine » mais « ne doit pas être hypostasiée et transformée comme par magie en invariant » et elle devient idéologie « dès qu’on la fige sans médiation [41] ». Adorno récuse l’idée d’un état d’harmonie originelle, dans lequel il voit plutôt la terreur d’un « état d’indifférenciation ». Selon lui, le sujet transcendantal est en réalité bien plus l’incarnation de l’homo oeconomicus que l’idéalisation des capacités de domination et de création que ce sujet s’attribue à lui-même. L’invariance et la fixité du sujet transcendantal kantien témoignent involontairement du fait que le caractère fétichiste « est devenu historiquement l’antécédent de ce sont, selon son concept, il devait être la conséquence [42]. » Le fétichisme est un produit historique qui s’est renversé en antécédent historique dans la forme de conscience transcendantale.
Adorno développe dans ce texte sa célèbre idée du primat de l’objet, laquelle ne signifie pas un primat de l’objectivité mais une double correction apportée au réductionnisme objectiviste : d’une part, refuser la réduction objectiviste du positivisme, d’autre part refuser la réduction subjectiviste qui en est le corrélat logique incontournable. Dans ce refus d’aborder le sujet par la porte du subjectivisme, Adorno voit précisément une chance de saisir la participation subjective, au lieu de la nier en l’hypostasiant en face de l’objectivité. On ne peut pas corriger l’objectivisme en y « injectant » du sujet, ni inversement [43].
Il s’agit plutôt de retrouver leurs médiations données par une dialectique négative de la séparation du sujet et de l’objet. « Le sujet est d’autant plus qu’il est d’autant moins, et d’autant moins qu’il croit être plus, quelque chose d’objectif en soi. Mais en tant que moment, il est indestructible [44]. » Il s’agit en somme de retrouver la codétermination de l’objectif et du subjectif par-delà l’opposition abstraite dans laquelle ils se déterminent de manière réifiée. « Si le sujet a un noyau d’objet, les qualités subjectives de l’objet sont, à plus forte raison, un moment de l’objectif [45]. » De telles formulations laissent entendre une sorte de réflexion à l’infini du sujet dans l’objet et réciproquement, ou encore une série de médiations qui ne connaît pas de résolution simplement théorique.
Adorno en tire la conséquence suivante : « La critique de la société est une critique de la connaissance et inversement. » Ou encore : « La réflexion du sujet sur son propre formalisme est une réflexion sur la société [46]. » L’idée de points de vue « subjectifs » est démentie par l’hypothèse d’une subjectivité comprise comme la forme même de l’objet. « Il importe d’amener le sujet lui-même à l’objectivité [47] » : or, on ne peut pas le faire par simple addition de déterminants séparés, mais par un mouvement dialectique interne.
L’opposition phénoménale abstraite du subjectivisme et de l’objectivisme manifeste ainsi, par-delà son apparence d’opposition, la forme la plus pure de leur détermination de forme réciproque : le subjectivisme manifeste l’autonomisation formelle de l’objectivisme, tout comme l’objectivisme manifeste l’autonomisation formelle du subjectivisme. Cette apparence comporte d’après Adorno un moment de nécessité. En même temps, c’est « la nécessité de cette apparence qu’il faudrait éliminer ». « En se posant soi-même, le sujet est apparence, et en même temps quelque chose de tout à fait réel dans l’histoire [48]. » Cette apparence qu’il s’agirait d’éliminer ne peut pas être simplement niée, et on ne peut donc se réfugier dans une quelconque unité immédiate de ce qui a été séparé.
Dans le réalisme naïf, la codétermination réciproque du subjectivisme et de l’objectivisme en reste au moment de l’opposition abstraite et inconsciente de son autre. C’est la raison pour laquelle les deux côtés paraissent si souvent pouvoir se renverser l’un dans l’autre. Des rapprochements superficiels paraissent pouvoir donner lieu à des analogies ou homologies qui semblent toucher le problème de la forme, mais qui ne quittent pas le niveau représentatif. Chacun d’entre eux contient l’autre sous la forme d’une division interne : le subjectivisme contient l’objet comme son ombre et l’objectivisme contient le sujet comme son ombre. Ils finissent toujours par tomber l’un sur l’autre au moment où ils se croient le plus immunisés contre cette mauvaise rencontre. « La différence entre le sujet et l’objet traverse aussi bien le sujet que l’objet [49]. » Le sujet n’approche jamais autant la structure de la séparation que lorsqu’il s’abandonne à son expérience : « Là où la raison subjective perçoit une contingence subjective, pointe le primat de l’objet ; ce qui dans cet objet n’est pas ajout de subjectivité [50]. » Cet abandon n’est donc pas une effusion subjectiviste, mais un chemin qui, partant de l’expérience subjective, rencontre sa propre contingence et pointe ainsi l’objet dans le sujet.
Les problèmes théoriques qui ont été traités par Kant puis par Hegel dans leur pureté logique sont donc replacés par Adorno dans la constitution historique. Adorno aperçoit très bien l’impossibilité de « lever » la séparation en partant seulement de l’objet séparé ou du sujet séparé. Il doit cette idée à sa lecture combinée de Kant et Hegel. Mais en voulant les historiciser, il rencontre un autre type de problème que l’idéalisme allemand avait scotomisé : ce qui paraissait soluble dans l’élément de la logique ne l’est pas pour autant dans l’élément historique (ce qui amène nécessairement Adorno à une réflexion contemporaine sur la théorie et la praxis). Autrement dit, la logique transcendantale (Kant) ou l’unité spéculative des opposés (Hegel) n’est que la théorisation logique d’un état de fait réel qui n’est pas soluble par la logique, si ce n’est précisément de façon purement logique. On ne change pas la vie avec une solution logique. Dans le réel, le fait de la séparation empêche toute réconciliation – autrement que de façon purement logique – du sujet et de l’objet, tandis que leur unité a posteriori ne permet pas de théoriser leur séparation réelle. La séparation entre sujet et objet contraint donc à aborder le problème par un seul côté et à toucher l’universel sans sortir de ce qu’Adorno appelle « la captivité catégorielle de la conscience individuelle [51] ».
Les sciences positives modernes, victimes de la division du travail, sont enfermées dans les présupposés qu’elles se donnent pour définir leur spécificité. Bien qu’elles partagent un rapport de forme avec la totalité du champ de la connaissance, ce rapport leur est inaccessible comme tel. Ou bien elles rencontrent l’universel sans surmonter l’individuel (sur le plan pratique), ou bien elles rencontrent l’individuel sans surmonter l’universel (sur le plan logique).
Or ce sont précisément les problèmes pressentis par Adorno dans un texte plus ancien de 1955 intitulé « Sur les rapports entre psychologie et sociologie », suivi d’un « Post-scriptum » en 1966. Dans ces deux textes – mais dans de nombreux autres aussi, quoique de manière moins explicite – Adorno cherche à théoriser la séparation entre psychologie et sociologie (dont la séparation entre sujet et objet constitue l’essence logique). Il ne le fait pas toujours selon un déploiement méthodique, mais en suivant une intuition obstinée qu’à cet endroit se loge le cœur de la réification et, par conséquent, l’objet fondamental de la théorie critique.
Il y critique autant la fausse conscience d’une séparation radicale entre psyché et société – dont la psychologie et la sociologie sont les retombées – que la fausse conscience d’une synthèse a posteriori de ce qui a été séparé. Les pièges théoriques qui se présentent à cet endroit sont donc multiples : d’une part, s’accommoder de la constitution scientifique d’objets séparés en persistant à les traiter chacun pour soi, sans rapport avec les autres ; d’autre part réunir ces mêmes objets séparés en une fausse unité immédiate dans laquelle Adorno voit justement l’essence du positivisme (pensons par exemple à « l’interdisciplinarité »). Adorno décèle cette tendance aussi bien dans une sociologie acritique que dans la psychanalyse elle-même, qui selon lui absolutise ses propres résultats sans voir que « l’individu singularisé, le pur sujet de la conservation de soi, incarne le principe le plus intime de la société, en opposition à elle [52] ». La psychologie individuelle ou une certaine psychanalyse réalise ainsi le programme d’adaptation sociale qui est exactement celui du « monde administré », ensuite transformé en invariant historique.
La double exigence méthodologique de ne céder ni à l’unification immédiate ni au traitement atomisé des champs séparés nous donne ainsi la clé d’une dialectique sans réconciliation qui se retrouve plus tard, logiquement épurée, dans La Dialectique négative et « Sujet et objet ». Adorno est celui qui s’est aventuré le plus loin dans cette explicitation négative du rapport d’unité négative entre sujet et objet.
Mais cette explicitation n’est pas exempte de certaines inconséquences. Sa thèse ancienne selon laquelle le capitalisme monopolistique succédant, selon lui, au capitalisme libéral s’accompagne d’une disparition de l’individu, hante son travail sur les rapports entre psychologie et sociologie, et se poursuit jusque dans le « Post-scriptum » de 1966. Elle aura traversé toute son oeuvre. Elle suppose une conception de l’individu comme unité discrète d’une masse sociale dans laquelle il finit par s’absorber et disparaître. Adorno croit trouver les signes de cette disparition dans de nombreux phénomènes culturels de masse contemporains (par exemple la « génération radio » ). Cette idée contient le présupposé d’un autre sujet politique – précisément celui du libéralisme classique et des Lumières – qui détenait encore, selon Adorno, le potentiel d’une émancipation qui serait perdu avec l’entrée dans cette nouvelle phase du capitalisme. La dialectique invoquée par Adorno est bien, en dernière instance, une dialectique du sujet : « Le sujet s’oppose au sortilège social grâce à des forces issues de cette couche où le principium individuationis – à travers lequel s’est imposée la civilisation – s’affirme encore contre le processus de civilisation, qui le liquide [53]. » On remarque qu’Adorno emploie le terme flou de civilisation qui était aussi celui de Freud et qui ne permet pas de distinguer en théorie la spécificité de la forme sociale capitaliste.
Si Adorno en appelle sur ce point au verdict d’une enquête relevant de la « psychologie sociale », il mêle ici des considérations de théorie de la connaissance et des considérations phénoménologiques qui finissent par être préjudiciables à sa propre analyse. Robert Kurz y voit à la fois un diagnostic de décomposition du capitalisme historiquement prématuré (puisque lui-même la situe à partir des années 70) et la tentation de sauvegarder un sujet idéalisé de la circulation capitaliste, auquel serait prêté, faute d’une analyse assez poussée de la production capitaliste, un potentiel d’émancipation qu’il n’a jamais eu. En toute conséquence, selon Kurz, la critique adornienne de la logique d’identité circulationniste ne devrait pas conduire à sauver le sujet de la circulation. Une véritable critique du circulationnisme l’aurait conduit au niveau plus radical de la constitution de la forme sujet elle-même. Adorno resterait de ce fait enfermé, selon Kurz, dans une métaphysique de l’histoire qui transforme l’histoire du progrès en histoire de sa décomposition, ce qui a pour effet de sauver le sujet des Lumières. L’évocation par Adorno de la force négatrice du sujet, loin d’atteindre un dépassement transformateur de la forme sujet, reste attachée à la nostalgie d’un potentiel de réalisation de ce même sujet [54].
La différence fondamentale entre Adorno et Kurz tient donc à leur conception ultime du sujet des Lumières, dont Adorno cherche à sauver le potentiel révolutionnaire, tandis que Kurz est conduit à en proposer une critique radicale, ayant compris qu’il n’est pas possible de critiquer la forme bourgeoise sans critiquer en même temps son sujet. Ce qui les rapproche en revanche est une critique de la forme qui entrevoit l’apport incontournable de la psychanalyse, mais qui manque en même temps la véritable portée de l’hypothèse freudienne de l’inconscient, laquelle ne peut pas être dérivée de la forme sociale, bien qu’elle en partage la même genèse logique.
Conclusion
Nous avons vu que Freud considère comme individuelle la forme de l’inconscient et comme collectif son contenu. Il semble dire par là exactement l’inverse de Kurz et d’Adorno – quoique différemment chez l’un et chez l’autre –, pour lesquels la détermination de forme est avant tout sociale. Mais ne perdons pas de vue que ces différentes positions théoriques définissent avant tout l’objet respectif de leur auteur et la démarche critique que cet objet va imposer à chacun d’eux, pour ainsi dire à son corps défendant. C’est ce qu’Adorno appelle « primat de l’objet », non pour défendre une approche objectiviste, comme on l’a dit, mais précisément pour faire apparaître le sujet au cœur de l’objet et l’objet au cœur du sujet.
Or cet objet de recherche est marqué par la séparation, en ceci qu’il connaît à la fois une limite externe (celle que lui impose son domaine de définition) et une limite interne (la manière dont la séparation réelle est réfractée à l’intérieur de lui-même). En ceci, la démarche critique est une violence faite à l’objet. Cette violence est l’effet du dévoilement immanent des présupposés méthodologiques qui organisent la description de cet objet, pour autant justement que la critique est poussée assez loin. À cet endroit, la violence faite à l’objet se mue en violence faite au sujet qui exerce cette critique, en ceci qu’elle le contraint pour ainsi dire à se tirer le tapis sous les pieds. La critique radicale n’a pas de confort moral et intellectuel à offrir.
Confronter Robert Kurz, Sigmund Freud et Theodor Adorno permet de dégager une ligne de recherche qui traverse les trois approches sans pouvoir être synthétisée en une seule : l’examen du sujet de l’inconscient, de l’objet scientifique ou du fonctionnement capitaliste bute toujours à la fin sur une division venue du morcellement fonctionnel moderne des facultés individuelles et sociales, au service même de la reproduction capitaliste. Le paradoxe de la théorie de la connaissance qu’Adorno a le mieux mis en évidence est que cette division interne est d’autant mieux pressentie et théorisée qu’on cherche le moins à la surmonter par une fausse unification extérieure de ce qui a d’abord été séparé. Nous nous trouvons donc devant une aporie qui a mis Freud dans l’embarras à chaque fois qu’il voulait traiter de « faits culturels ». L’embarras n’est pas moins perceptible du côté de Kurz et d’Adorno, dès lors que se pose pour eux la question de savoir de quel sujet il s’agit lorsqu’ils parlent du sujet de l’émancipation. Car ce sujet dont il faudrait surmonter la forme (Kurz) est aussi celui qui est nécessairement supposé pour qu’une critique soit possible (Adorno), au point que l’aiguisement de la critique conduit à un point d’impossibilité interne : elle doit en quelque sorte supprimer ce qui est sa propre condition ! Et ce jusqu’au point cependant où la forme sujet et la forme sociale se transcenderaient conjointement, car elles seraient ensemble devenues superflues. Or c’est précisément ce que la psychanalyse découvre de son côté lorsqu’elle théorise le clivage du moi (Freud), un clivage qu’il ne s’agit pas de supprimer d’autorité – même pas par l’action de la psychanalyse – mais qui n’est pas non plus condamné par nature à se transformer en psychopathologie.
Eu égard à la séparation entre le sujet et l’objet, toute tentation de sauter « le mur édifié par l’histoire [55] » conduit aussi bien la psychanalyse à un réductionnisme subjectiviste où Freud a été entraîné par moment, qu’elle conduit la critique sociale à un réductionnisme objectiviste qui menace aussi les élaborations d’Adorno et de Kurz à chaque fois qu’ils rapportent la question du sujet à un principe tiré de la critique sociale : principe d’identité de l’échange marchand chez Adorno et fétichisme de la forme-valeur chez Kurz. En effet, cette contrainte de forme, quoique réellement agissante, ne doit pas faire oublier l’existence de processus psychiques qui sont autant de traitements subjectifs irréductibles de la contradiction qui redoublent la dichotomie initiale d’une part d’activité psychique autonome.
On pourrait dire que la séparation entre individu et société – théorisée par Marx comme autonomisation des forces sociales objectivées en face du sujet – constitue un premier tour de verrou qui va ensuite se réfracter et se reproduire à l’intérieur de tous ses produits sociaux (institutions et objets scientifiques), pour former un deuxième tour de verrou. C’est à ce deuxième tour de verrou que se confronte aussi bien la critique du sujet de la marchandise, que la critique du sujet de la connaissance et la critique du sujet de la conscience. Ces trois « sujets » constituent autant de tours de verrous qu’aucune critique n’a le pouvoir de faire éclater. La séparation thématisée différemment par Kurz, Freud et Adorno ne peut pas être surmontée par un acte de pensée. Elle ne relève pas simplement d’une fausse conscience qui pourrait être rectifiée par une connaissance adéquate. Au fétichisme de la marchandise chevillé au corps des sujets de la marchandise correspond le déni du clivage chevillé au corps du sujet de l’inconscient – mais les chemins qui mènent à les entrevoir ne sont pas réductibles ni à une connaissance ni à une théorie de la connaissance. Ils constituent en effet la condition même de l’expérience subjective dans le capitalisme.
Un bon exemple de ceci est le fossé qui sépare L’interprétation des rêves chez Freud et la démarche de la réalisatrice du film Rêver sous le capitalisme, ou encore le fossé qui sépare la psychanalyse de Freud de la socioanalyse de Bourdieu. Il s’agit bien du même « individu » (le rêveur ou le locuteur), il s’agit bien du même « monde » (capitaliste), mais l’approche freudienne est irréductible à celle de Sophie Bruneau ou à celle de Pierre Bourdieu, sans devoir s’exclure mutuellement. Pourquoi donc faudrait-il à tout prix tirer de la critique sociale une formulation synthétique, s’il est vrai, comme Adorno ne cesse de le rappeler à juste raison, qu’il n’est pas possible de synthétiser ce qui a préalablement été séparé sans reconduire ainsi la fausse conscience de la séparation même ?
La différence entre « le sujet de l’inconscient » et « le sujet de la valeur » (Robert Kurz) est un résultat immédiat du caractère réel et opératoire du dualisme qui les constitue tous les deux. Ils nécessitent donc un traitement séparé, mais selon une séparation dialectique qui ne perd jamais de vue un métaniveau de réflexion, à savoir qu’ils sont tous deux les produits d’une même constitution historique dont ils forment ensemble la condition commune. Aucune de ces conditions – disons celle du sujet de l’inconscient et celle du sujet de la marchandise – n’a d’antériorité logique sur l’autre. Elles naissent logiquement de la même forme fondamentale. Cela rend impossible de faire dériver l’une de l’autre, contrairement à tant de tentatives théoriques ratées.
Il y a une séparation sociale opératoire sujet-objet, qui se subdivise en sujet de l’inconscient et sujet de la constitution-fétiche, chacune retrouvant pour son propre compte, au terme de sa propre démarche lorsqu’elle est poussée suffisamment loin, la division respective dont elles procèdent chacune. La rigueur contraint cependant, malgré cette « identité négative » (Robert Kurz), de ne pas accomplir le saut analogique qui conduit à identifier l’une à l’autre ou faire dériver l’une de l’autre.
Il reste que la séparation dont nous parlons est difficile à situer « ontologiquement ». Les trois auteurs sur lesquels nous nous sommes appuyés s’emmêlent eux-mêmes dans cette question en situant historiquement la séparation d’une manière souvent trop représentative, c’est-à-dire trop centrée sur ce que Kurz appelle une « métaphysique de l’histoire » et à laquelle lui-même succombe par moment : à savoir l’idée d’une succession d’étapes dans lesquelles la première nature animale est supplantée par une seconde nature prémoderne, elle-même remplacée par une seconde nature capitaliste qui devrait finalement être un jour supplantée par une seconde nature d’un autre genre : à savoir qui serait consciente d’elle-même.
Freud se représente l’histoire de la civilisation comme un développement continu qui ne permet nullement de rendre raison de la spécificité ontologique du capitalisme. On trouve la même tendance chez Adorno, qui mêle souvent indistinctement des considérations sur « la civilisation en général » et sur la raison moderne en particulier, la raison n’étant chez lui qu’une sorte d’apogée d’une histoire de domination immémoriale. Kurz pointe au contraire ce piège théorique, quoique son recours à une émancipation comprise comme « sortie de la préhistoire » (Marx) conserve quelque chose d’une illusion de l’avènement historique d’un état qui transcenderait sa propre histoire de constitution, en quoi il n’est pas complètement libéré de la métaphysique de l’Histoire qu’il critique par ailleurs [56]. « Ce qui avait obéi jusque-là à un mécanisme régulateur aveugle doit être transféré dans la “conscience consciente” des individus, dans la conscience de soi [57]. » Que signifie l’affirmation emphatique et redondante d’une « conscience consciente » ? Kurz n’est-il pas en train ici de réhabiliter la base de la subjectivité bourgeoise qu’il s’efforce justement de liquider en pointant les limites de Freud et d’Adorno ?
Mais ce n’est pas un hasard si Kurz s’attarde longuement sur la question des rapports entre première nature et seconde nature. Car le problème du sujet est le plus souvent liquidé par l’exaltation postmoderne de l’exil humain de la nature qui n’est que le pendant du réductionnisme des sciences de la nature. Une telle approche ne s’en sort pas mieux sur le plan théorique, puisqu’elle fait, elle aussi, passer en contrebande une préoccupation toute moderne concernant son propre suprémacisme sur le reste du monde, pour une vérité ontologique de la séparation d’avec la nature qui ne pose plus la question de l’essence sociale de la séparation. La question sociale est ainsi absorbée dans des considérations sur l’hominisation.
Cette obsession de célébrer la sortie de la nature est celle d’une civilisation qui, pour avoir perdu toute relation symbolique à la nature transformée en matière inerte, ne connaît plus que l’identification immédiate à cette même nature ou la rupture prétendument absolue avec elle, au point de s’imaginer pouvoir reprogrammer le monde à sa guise (par quoi identification et séparation parviendraient finalement à se rejoindre dans une sorte de boucle se refermant sur soi-même). Elle fait ainsi passer sa propre ontologie sociale pour une réalité anthropologique naturalisée : la nature humaine serait définie par son arrachement à la nature, et cela depuis toujours. Aussi indiscutable que paraisse cette assertion, sa puissance affirmative témoigne d’un malaise sur une autre séparation qui n’est pas théorisée et qui se trouve pour ainsi dire traitée par procuration. L’affirmation de notre arrachement à la première nature ne saurait nous délivrer du souci d’examiner de quelle séparation sociale le sujet moderne est l’effet. Kurz a plus que tout autre théorisé ce problème : la question omniprésente qui accompagne celle du sujet moderne est bien celle de la séparation, mais pas de n’importe quelle séparation, car c’est celle de ses propres rapports sociaux réifiés qui se trouve si volontiers confondue avec la question plus large des rapports avec la première nature. La théorie critique a ainsi pour tâche de ne pas confondre les niveaux de séparation dont elle parle et de n’hypostasier, comme l’a aussi montré Adorno, ni une séparation ontologique ni l’unité immédiate des opposés, mais de suivre de l’intérieur, sans réconciliation, la série des médiations impliquée par la situation historique dont elle hérite.
Il en découle que le sujet de l’inconscient et le sujet de la marchandise ne peuvent plus être naturalisés par un traitement qui en absolutise les déterminants séparés, mais qu’ils ne peuvent pas non plus être confondus comme un seul et même « sujet » alors qu’ils sont non pas des « êtres » mais des constructions théoriques immanentes à leur propre champ de recherche lui-même nécessairement atomisé en « spécialités » par suite de la division moderne du travail. Si vraiment la séparation est reconnue dans son caractère opératoire et réel, il n’est pas possible de « fondre ces concepts théoriques apparemment encore très éloignés les uns des autres afin de les unifier de manière historique critique [58] ». Kurz le reconnaîtra plus tard en insistant toujours davantage sur la négativité de la critique. Un programme théorique unitaire ne serait pas autre chose qu’une énième grande théorie aussi impuissante que toutes celles qui l’ont précédée. Mais les élaborations théoriques peuvent inscrire dans leur objet respectif la conséquence de leur émergence séparée, pour autant qu’elles savent la reconnaître.
Le sujet de l’inconscient est le siège de processus individuels qui ne sont pas solubles dans une théorie générale de la subjectivité. Lorsque la psychanalyse elle-même s’égare dans une telle théorie générale, elle trahit assurément son projet. La psychanalyse s’efforce plutôt de conceptualiser des processus qui ne sont pas immédiatement perçus par la conscience et qui ne peuvent pas l’être en dehors d’un dispositif de transfert très particulier. Le véritable objet de la théorie freudienne est le fossé qui existe entre ce que la conscience sait ou croit savoir d’elle-même et les processus pulsionnels inconscients. Une véritable théorie critique doit faire sienne la prise en compte de ce fossé sans chercher à lui fournir une solution théorique ad hoc, mais sans se réfugier non plus dans une célébration irrationnelle de l’intériorité ou de l’impossible. Une psychanalyse critique ne doit pas, à son tour, reculer devant l’historicisation de sa propre émergence, et donc devant la connaissance de ses propres conditions sociales, sous peine de se transformer en nouveau discours sur la nature humaine éventuellement maquillé en théorie transcendantale.
La critique n’est donc jamais une entreprise planant au-dessus de la mêlée. Elle est irrémédiablement « située » et dynamique ; elle porte la marque indélébile de son point de départ socio-historique, subjectif et théorique. Elle ne peut qu’assumer et réfléchir de manière immanente cet état de fait, au point d’approcher négativement les limites de son propre objet. Elle ne transcende pas ses propres conditions de départ, mais peut affûter la négativité à leur endroit et pratiquer de la sorte une correction permanente de l’isolement épistémologique que lui impose sa condition de départ, morcelée. C’est ainsi qu’elle peut participer à l’orientation d’une théorique critique radicale de la modernité en direction d’une négation commune des rapports existants, sans céder à une logique d’identité ni de dérivation. L’expérience montre, hélas, que la pensée critique risque à tout moment de se fatiguer d’ajouter des médiations aux médiations – la tâche étant immense – et de chercher alors à « se reposer » sur une formulation unitaire et intangible qui redevient affirmative.
Sandrine Aumercier & Frank Grohmann, août 2024.
Ceci est la version écrite de l’exposé tenu à Montferrier le 22 août 2024 lors du camp d’été de l’association Crise & Critique. Il constitue une présentation et un prolongement du livre de Sandrine Aumercier et Frank Grohmann, Quel sujet pour la théorie critique ?, Albi, Crise & Critique, 2024.
[1] Robert Kurz, Das Schwarzbuch Kapitalismus. Ein Abgesang auf die Marktwirtschaft, Francfort, Eichborn, 1999.
[2] Ibid., p. 783 et p. 791.
[3] Robert Kurz, « Abstrakte Arbeit und Sozialismus. Zur Marxschen Werttheorie und ihrer Geschichte », Marxistische Kritik, n°4, décembre 1987.
[4] Robert Kurz, Auf der Suche nach dem verlorenen sozialistischen Ziel. Manifest für die Erneuerung revolutionärer Theorie, Verlag Marxistische Kritik, 1988.
[5] Robert Kurz, « Die verlorene Ehre der Arbeit », Krisis, n°10, 1989.
[6] Robert Kurz, « Domination sans sujet », dans Raison sanglante, Albi, Crise & Critique, 2021 [1993], p. 244.
[7] Ibid., p. 274.
[8] Ibid., p. 275 et p. 289.
[9] Ibid., p. 276-277, souligné par nous.
[10] Robert Kurz, Roswitha Scholz, Quand la démocratie dévore ses enfants, Albi, Crise & Critique, 2024 [1993, 2019].
[11] Robert Kurz, « Das Ende der Politik », Krisis, n°10, 1994. Les deux premières sections ont été traduites en français par Gérard Briche : « La fin de la politique », dans Cités, n°64, 20 janvier 2016.
[12] Robert Kurz, « La fin de la politique », op. cit., p. 98.
[13] Robert Kurz, « Null-Identität », Exit!, n°15, 2018 [1994].
[14] Robert Kurz, Ernst Lohoff, « Was ist Wertkritik? », Entretien avec la revue Marburg-Virus, 1998, en ligne : <https://www.krisis.org/1998/was-ist-wertkritik/>
[15] Robert Kurz, « Das Subjekt ist der Wert », dans Die antideutsche Ideologie, Münster, Unrast, 2003, p. 159.
[16] Ibid., p. 166.
[17] Robert Kurz, « Der Knall der Moderne », Jungle World, 09/01/2002.
[18] Robert Kurz, « Vingt thèses contre la prétendue Aufklärung et les “valeurs occidentales” », dans Raison sanglante, op. cit., p. 30.
[19] Robert Kurz, « Ontologie négative », dans Raison sanglante, op. cit., p. 87.
[20] Robert Kurz, « Tabula rasa », dans Raison sanglante, op. cit., p. 203.
[21] Ibid., p. 218.
[22] Robert Kurz, « Die psychoanalytische Dimension in der Warenformkritik », «Exkurs II », dans « Geschlechtsfetischismus. Anmerkungen zur Logik von Weiblichkeit und Männlichkeit », Krisis, 12, 1992.
[23] Sigmund Freud, « Conseils aux médecins sur le traitement analytique », La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1953 [1912], p. 68 : « Mais dans les relations psychanalytiques, les choses ne se passent pas suivant les prévisions de la psychologie du conscient […]. » ; Sigmund Freud, « L’inconscient », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968 [1915], p. 77 : « En admettant ces (deux ou trois) systèmes psychiques, la psychanalyse a fait un pas de plus dans la direction qui l’éloigne de la psychologie de conscience descriptive, elle s’est donné une nouvelle façon de poser les problèmes et un nouveau contenu. » ; Sigmund Freud, « “Psychanalyse” et “Théorie de la libido” », Résultats, idées, problèmes II, 1921-1938, Paris, PUF, 1985 [1922], p. 71 : « […] la psychanalyse se mua en psychologie des profondeurs et, en tant que telle, fut capable de s’appliquer aux sciences de l’esprit, et pu résoudre un grand nombre de questions devant lesquelles la psychologie scolastique de la conscience avait dû s’arrêter, perplexe. »
[24] Sigmund Freud, Études sur l’hystérie, Paris, PUF, 1956 [1895], p. 243-244, traduction modifiée.
[25] Sigmund Freud, L’interprétation du rêve, Paris, PUF, 2010 [1900], p. 666 et p. 671.
[26] Sigmund Freud, « Pulsions et destins des pulsions », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968 [1915], p. 23 ; Sigmund Freud, « Le refoulement », [1915], dans Métapsychologie, op. cit., p. 60.
[27] Sigmund Freud, « L’inconscient », [1915], dans Métapsychologie, op. cit., p. 65.
[28] Ibid., p. 71-72.
[29] Ibid., p. 73-74.
[30] Ibid., p. 105.
[31] Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1976 [1916-1917], p. 269.
[32] Sigmund Freud, « Psycho-Analysis », dans Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985 [1927], p. 156.
[33] Sigmund Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984 [1932-33], p. 104, souligné par nous.
[34] Sigmund Freud, « Le clivage du moi dans le processus de défense », dans Résultats, idées, problèmes, II, op. cit. ; Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse, op. cit.
[35] Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 46. p. 77, p. 99.
[36] Sigmund Freud, Moïse et le monothéisme, Paris, Gallimard, 1948 [1938], p. 99 et 177.
[37] Sigmund Freud, « Actes obsédants et exercices religieux », dans L’avenir d’une illusion, Paris, PUF, 1971 [1907] ; Sigmund Freud, Totem et tabou, Paris, Payot, 1967, [1913], p. 185.
[38] Sigmund Freud, « Le moi et le ça », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981 [1923], p. 249-252 ; Sigmund Freud, Moïse et le monothéisme, op. cit., p. 134-136.
[39] Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, [1929], p. 100.
p. 100 ; Sigmund Freud, « Petit abrégé de psychanalyse », dans Résultats, idées, problèmes, II, op. cit., p. 113.
[40] Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 102-104.
[41] Theodor W. Adorno, « Sujet et objet », dans Modèles critiques, Paris, Payot, 1984, p. 262.
[42] Ibid., p. 265.
[43] Ibid., p. 266.
[44] Ibid., p. 273.
[45] Ibid., p. 266.
[46] Ibid., p. 267 et p. 274.
[47] Ibid., p. 268.
[48] Ibid., p. 272-273
[49] Ibid., p. 273.
[50] Ibid., p. 270.
[51] Ibid., p. 269.
[52] Theodor W. Adorno, « À propos du rapport entre sociologie et psychologie », dans Société : Intégration, Désintégration, Paris, Payot, 2011 [1955], p. 329.
[53] Theodor W. Adorno, « Post-scriptum », dans Société : Intégration, Désintégration, op. cit., p. 376.
[54] Robert Kurz, « Tabula rasa. Jusqu’où peut et doit aller la critique des Lumières ? », Raison sanglante, Albi, crise & Critique, 2021 [2004].
[55] Theodor W. Adorno, « Sujet et objet », op. cit., p. 271.
[56] Robert Kurz, « Domination sans sujet », dans Raison sanglante, op. cit., p. 266-272 et p. 306-311.
[57] Ibid., p. 314.
[58] Ibid., p. 283. Voir aussi p. 286.