Remarque sur l'ambiguité du concept de prolétariat chez Marx
Maurilio Lima Botelho
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Le concept de prolétariat chez Marx, comme celui de travail, est non seulement ambigu mais aussi contradictoire[1]. Marx a clairement « trouvé » le caractère révolutionnaire du prolétariat, au cours de sa jeunesse, dans des réflexions purement philosophiques, en utilisant un raisonnement d’oppositions, de « déterminations réflexives », pour arriver à la formule sur les prolétaires qui « n’ont rien à y perdre, hors de leurs chaînes. Ils ont un monde à gagner » (Manifeste du parti communiste), un groupe social qui n’a rien en particulier et qui vise par conséquent à l’universalité...
Conscient que cela ne suffisait pas, Marx s’est tourné vers l’économie pour donner une consistance sociologique et un contenu historique à ces affirmations. Mais cela l’a progressivement conduit à abandonner la relation directe entre la vente de la force de travail (prolétariat au sens général) et le caractère révolutionnaire (prolétariat politiquement organisé et sujet de l’histoire). La vie nue, la condition de ne posséder absolument rien d’autre que sa force de travail, cesse progressivement d’être un critère révolutionnaire, bien que Marx continue à faire référence au caractère révolutionnaire du prolétariat dans plusieurs passages sans le mettre en évidence.
Tout au long de l’élaboration de sa « critique de l’économie politique », nous avons en effet des moments où Marx affirme le caractère révolutionnaire du prolétaire (« s’accroît le poids de la misère, de l’oppression, de la servitude, de la dégénérescence, de l’exploitation, mais aussi la colère d’une classe ouvrière, en constante augmentation, formée, unifiée et organisée par le mécanisme même du processus de production capitaliste », Marx, Le Capital, Livre I, PUF, 1993, p. 856) et d’autres où il souligne la domination du capital (« à mesure que progresse la production capitaliste, se développe une classe ouvrière portée par son éducation, la tradition, l’habitude, à considérer comme des lois de la nature allant de soi les exigences de ce mode de production. L’organisation du procès de production capitaliste développé brise toute résistance, la génération permanente d’une surpopulation relative maintient la loi de l’offre et de la demande de travail [...]. Quand les choses vont leur cours ordinaire, l’ouvrier peut être abandonné aux ‘‘lois naturelles de la production’’, c’est-à-dire à sa dépendance à l’égard du capital, elle-même issue des conditions de production, qui la garantissent et la perpétuent », Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 829).
Mais ici, chez le Marx de la « maturité », malgré ces contradictions, chaque fois que le caractère révolutionnaire du prolétariat est systématiquement affirmé, il le situe non pas dans le prolétariat en général (en tant que vendeurs de force de travail), mais dans l’ouvrier d’usine, immédiatement lié au processus de production. En d’autres termes, c’est l’organisation du processus de production, la cohésion du groupe dans les conditions de l’usine, l’agglomération, l’échange d’expériences, leur rassemblement en des points qui deviennent autant d’étincelles pour la révolte, tout cela procurant à une partie du prolétariat un caractère révolutionnaire. Les travailleurs improductifs qui vivent aussi de la plus-value des autres, sont même parfois qualifier de « parasitaire », et l’on retrouve des accents quasiment « antisémites » (c’est encore plus vrai chez Engels).
En tout cas, il est très clair pour quiconque lit les critiques de Marx sur l’économie que c’est le prolétariat urbain et usinier qui est révolutionnaire : « La dispersion des ouvriers agricoles sur de plus grandes surfaces brise en même temps leur force de résistance, tandis que la concentration accroît celle des ouvriers des villes » (Le Capital, Livre I, op. cit., p. 566). Marx parle ici du prolétariat agricole (« industrialisation de l’agriculture ») par opposition au prolétariat urbain révolutionnaire. La question reste de savoir s’il parle d’une « révolution urbaine » (comme dans les chapitres que personne ne lit dans L’idéologie allemande) : « aucun mouvement communiste ne saurait jamais partir de la campagne, mais toujours de la ville »). Henri Lefebvre a tellement aimé ces développements qu’il a écrit un livre portant ce nom et que, dans un autre, il a soutenu qu’à différents moments de l’œuvre de Marx, la ville est le véritable « sujet de l’histoire » (H. Lefebvre, La pensée marxiste et la ville).
Mais il y a aussi une ambiguïté sur le fait de savoir si le travailleur révolutionnaire est seulement le prolétariat d’usine ou le travailleur productif en général. Tantôt Marx définit « le travail salarié seulement comme le travail gratuit qui s’échange contre du capital, qui se transforme en capital et valorise le capital » (Manuscrits 61-63), c’est-à-dire que c’est le caractère formel-substantiel de la production de valeur qui compte. Parfois, le travailleur est celui qui participe « au processus de production matérielle lui-même » (Idem), c’est-à-dire que c’est la production matérielle qui semble compter. Cela pose déjà la question de la condition de la révolution : dépend-elle de la situation centrale de l’exploitation au sein de cette forme sociale (exploitation de la plus-value) ou d’une condition matérielle de rassemblement, d’échange immédiat d’expériences et d’organisation collective des travailleurs (l’usine) ? Peu importe, car Marx considère que la prolétarisation généralisée de la société est une tendance inévitable de l’expansion des métiers d’usine.
Il est très clair par contre qu’à aucun moment le débat ne tombe sur un niveau « moral » ou sur « l’exploitation physique », sur les conditions dégradantes du travailleur (bien qu’elles apparaissent comme le résultat de ces conditions déterminées par la forme sociale). En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’une personne ou un groupe souffre qu’il est qualifié de révolutionnaire, d’où le mépris de Marx pour les lumpen, les paysans (à la fin de sa vie, il a changé de position, mais pas sur le fusible révolutionnaire, qui continue d’être donné par le travailleur) ou sa position sur la limite et l’échec des révolutions d’esclaves du passé.
Deux auteurs différents se sont déjà exprimés à ce sujet.
Ernest Mandel : « L’histoire a démontré qu’il ne suffit pas qu’une classe sociale n’ait plus rien à perdre et ne dispose pas de propriété privée, pour qu’elle soit capable de réaliser une révolution sociale qui abolit toute propriété privée. En précisant plus tard leur diagnostic, Marx et Engels ont attribué au prolétariat le rôle clé dans l’avènement du socialisme, moins à cause de la misère qu’il subit qu’en fonction de la place qu’il occupe dans le processus de production et de la capacité qu’il possède d’acquérir de ce fait un talent d’organisation et une cohésion dans l’action sans commune mesure avec toutes les classes opprimées du passé » (Mandel, La formation de la pensée économique de Karl Marx, Paris, François Maspero, 1972, p. 18-19).
Anselm Jappe : « Pour Marx, le prolétariat est la classe révolutionnaire, non parce qu’elle est celle qui a le plus grand motif d’insatisfaction, mais parce que sa place dans le processus de production, sa cohésion et sa concentration massive dans quelques lieux luis fournissent aussi les moyens de renverser l’ordre existant » (Jappe, Guy Debord. Essai, Paris, Denoël, 2001, p. 55).
En tout cas, sans discuter si Marx avait raison ou non sur le caractère révolutionnaire du prolétariat urbain ou d’usine dans le passé, s’il était productif en termes de plus-value, etc., toutes ces positions sont historiquement dépassées par la dissolution contemporaine de la capacité industrielle d’absorber la force de travail à grande échelle.
De plus, sans parler de la grande exclusion, du chômage et de l’informalité (crise du salariat), la grande masse de ceux qui vendent encore leur force de travail n’a plus de lien direct avec le processus de production immédiat. Marx est lié à son époque et à la « société industrielle » (définie ici comme un moyen d’insertion sociale, et non comme une condition productive, car absolument tout est industrialisé aujourd’hui). Mais c’est précisément Marx qui a mis en évidence la contradiction interne du capital, son autodissolution, précisément parce que le capital ne se reproduit que par l’exploitation de la plus-value et qu’il agit systématiquement pour abolir les conditions de production de la valeur ‒ ce Marx-là est plus actuel et nécessaire que jamais au XXIe siècle.
[1] Pour un développement sur l’aporie de Marx quant au concept de travail, voir Robert Kurz, La Substance du capital, Paris, L’Echappée, 2019 ; Nuno Machado, « L’aporie du concept de travail chez Marx : une analyse chronologique », dans Jaggernaut n°3, Abolissons le travail !, Albi, Crise & Critique, 2020 (NdE).