Révolution, totalité sociale et concept de totalité
Sandrine Aumercier
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À l’approche de ses bornes internes et externes, la marchandisation du monde tente de relancer l’accumulation du capital de façon toujours plus enragée, comme devant une machine en train de caler, mais qui doit continuer à tourner coûte que coûte. La violence de cet effort, qui ne recule plus devant l’annexion d’aucun domaine de l’existence sociale, n’a d’égale que l’épuisement inéluctable de ses sources de mouvement. Eu égard à cet horizon totalitaire, la théorie critique qui prétend mettre à jour son fonctionnement ne peut pas viser moins que ce niveau de totalité.
Pour en repasser par le concept de totalité, elle ne peut donc que braver la phobie de ceux qui diagnostiquent toujours quelque tendance totalitaire cachée dans le concept de totalité lui-même. Mais elle doit également renoncer au fruit empoisonné des lendemains qui chantent auxquels semble en effet convier le concept de totalité.
Que signifie en repasser par le concept de totalité et renoncer à ses fruits empoisonnés ?
On considère souvent les concepts comme des abstractions, raison pour laquelle certains s’en détournent avec dégoût. Accaparés par la fonction sociale des intellectuels, les concepts paraissent éloignés de la réalité pratique, de la « vraie vie ». Mais rappelons-nous : Hegel qualifia au contraire d’abstraction ce qui est le plus immédiat, le plus concret, le plus quotidien, le plus « évident » [1]. Nous évoluons en réalité dans un bain d’abstractions, toutes choses taken for granted. Nous saisissons une marchandise sur un rayon, c’est normal, nous sortons de l’argent pour la payer, c’est normal, nous nous levons tôt pour gagner l’argent servant à la payer, c’est normal encore. La crise est un incident de parcours dont les élites politiques sont responsables ; c’est normal aussi, puisque « le pouvoir les corrompt ». Et rien de ce qui organise cette réalité ne doit venir contrarier la pseudo-naturalité de ce triptyque quotidien : travailler, consommer, voter, le tout assaisonné d’indignations de circonstance. Car la morale aussi est taillée à la mesure de la naturalisation des rapports sociaux.
Le concept philosophique de totalité est inséparable de la méthode dialectique dont Hegel a ouvert la voie moderne, laquelle ne plaque pas « derrière » les apparences sensibles une essence véritable, à laquelle la méthode donnerait un accès initiatique, chose dénoncée par Kant et Hegel comme dogmatisme. La méthode dialectique consiste d’abord et surtout à nier l’apparente positivité de l’être-là. Elle fait droit au mouvement du concept qui est le mouvement de la chose même, autrement dit le mouvement de la chose qui n’est pas ce qu’elle est ; Hegel nomme cette méthode « inquiétude du négatif ». Le concept consiste en un mouvement historique d’arrachement des déterminations à l’abstraction de leur être-là que nous prenons faussement pour la chose « la plus concrète ».
L’identité spéculative du concept et de la réalité ne promeut pas l’affirmation selon laquelle ce que je pense est identique à mon expérience sensible. C’est exactement le contraire. Elle affirme un rapport dialectique entre les deux, qui ne peut jamais être rendu de manière immédiate et qui expose donc la pensée au déchirement du négatif.
Ce n’est pas pour rien que cette non-coïncidence entre l’être et la pensée est devenu le fardeau de la philosophie moderne. Cette préoccupation vient du juste pressentiment que le capital tend à résorber la totalité du réel dans sa logique d’accumulation, tout en atomisant toujours plus finement les éléments de son propre procès d’accumulation pour les reconfigurer selon sa dynamique. La psychanalyse donne à cette obsession une nouvelle interprétation : « Je pense où je ne suis pas et je suis où je ne pense pas » (Jacques Lacan). Mais ce rapport formalisé par Lacan n’entérine pas deux sphères séparées et sans contact : l’une qui est, l’autre qui pense. Il y a psychanalyse parce qu’il y a du sujet pour ressaisir cette division — non pour l’abolir, mais pour la supporter et la « traiter ». Le sujet est comptable du traitement symptomatique de sa propre division, bien qu’il n’en soit en rien l’auteur volontaire et conscient. Il en est l’effet inconscient, et pourtant il peut en répondre. Les abstractions quotidiennes ne veulent rien savoir de cette division ; elles induisent à vouloir réparer « ce qui ne va pas », « recoller les morceaux » de la division, d’où la pléthore de thérapies comportementales qui dressent chacun à maitriser ses symptômes et fonctionner sans heurts plutôt qu’à les déchiffrer.
Pour sa part, la tradition marxiste a souvent intégré le concept de totalité dans une téléologie mécanique de l´Histoire. Elle lui a parfois restitué son ouverture dialectique [2]. Mais à une détermination encore objectiviste de la totalité qui hante la pensée marxiste, la psychanalyse ajoute une détermination subjective qui fait passer la division au cœur du sujet connaissant et non plus seulement entre le sujet de la connaissance et l’objet à connaître. Négligé par la tradition marxiste, cet apport théorique ne lui aurait pourtant pas été superflu.
Car jamais le contexte de pensée marxiste traditionnel ne renonça à façonner le futur communiste, au nom même de la praxis révolutionnaire ; il fit donc du concept de totalité un usage dévoyé qui persistait à avancer la « solution » communiste la fleur au fusil. L’utopie révolutionnaire retourna en critique affirmative le niveau théorique de la nécessaire critique négative, au lieu de se maintenir dans cette négativité. De la sorte, l’utopie révolutionnaire semble jouir d’une compétence spéciale à organiser le monde mieux qu’il ne l’est autour d’elle. Elle croit justement à une réconciliation immédiate dont la dialectique hégélienne et la psychanalyse avertissent pourtant de l’impossibilité structurelle. Ce sont alors la mégalomanie, la tyrannie et la répression qui attendent au tournant. La même chose se reproduira aussi longtemps que l’on ne met pas à jour le noyau autoritaire de ce dévoiement, qui prétend embrasser la totalité du concept pour façonner le monde à son image dans la fausse immédiateté d’une totalité enfin mise au repos. Ce phénomène semble évidemment donner raison à ceux auxquels le concept de totalité inspire une terreur sacrée.
Le renoncement à façonner le monde post-capitaliste tire les conséquences de l’échec des révolutions modernes, qui furent justement occupées à réorienter la totalité capitaliste dont elles avaient — le plus souvent intuitivement — pris la mesure, vers une nouvelle forme tout aussi totalitaire inscrite dans la dynamique de développement du système producteur de marchandises. Ce faisant, elles ne faisaient que lui servir son renouvellement en restant à l’abri de sa matrice opératoire. Le « socialisme réel » n’a fait qu’établir une version concurrente du système qu’il récusait, et l’a remplacé par un système pris au même niveau de totalité réelle, et donc pas moins totalitaire.
Avertis de ce risque, de nombreux auteurs postmodernes croient pouvoir, comme par un rituel de pensée magique, abolir la totalité en s’interdisant de prononcer son nom. Mais inutile de dire que si eux-mêmes se gardent d’invoquer le diable, de son côté « la totalité ne les oublie pas » (Terry Eagleton). La dynamique totalisatrice du capital est la chose à abolir — non point en s’interdisant le concept de totalité, lequel est le seul à pouvoir en rendre compte — mais en renonçant, au cœur du maniement de ce concept, à échanger la critique négative contre une affirmation de remplacement tout aussi totalitaire que la chose critiquée.
A l’ombre d’une totalité sociale dont le fonctionnement échappe à ses propres officiants, les « fixations d’entendement » (G. W. Hegel) en quoi consistent les critiques atomisées qui rivalisent depuis plus de deux siècles sur la scène de la pensée bourgeoise sont les manifestations immanentes de la pensée instrumentale et de sa morale conséquentialiste : le capital est mis en demeure de réintégrer ses effets pervers dans son propre concept, ce qui revient à le parfaire et à lui subsumer progressivement l’intégralité de l’ordre symbolique. La récupération de la critique fait donc partie de son principe de fonctionnement.
La pseudo-humilité théorique, l’insistance sur la vérification empirique, la conscience de la complexité du réel ne dispensent pas de l’articulation conceptuelle requise pour théoriser ce mouvement totalisant. Il n’est en le pouvoir de personne de le prendre seulement par morceaux, si ce n’est dans le sens de venir s’ajuster au fantasme individuel de chacun.
Il va de soi que le contingent, le non-identique, le caractère « brisé » (Roswitha Scholz) de la totalité ne cessent pas d’exister pour une telle analyse. Mais ils n’abolissent pas la machine totalitaire du « sujet automate ». Bien que le concept de totalité contienne ses moments négatifs en soi, il n’est pas désavoué par eux, si tant est que nous parlons d’une « totalité sans doute, mais sans totalisation » [3]. Le concept de totalité ne présente pas une image close et immobile du réel, qui résorberait toute chose dans le concept qu’on s’en fait, mais il théorise la dynamique du réel, qui ne peut pas être approchée à partir du présupposé de morceaux épars et sans rapports entre eux. Ou plutôt ses points de butée sont-ils en même temps des points de relance.
Si cette approche doit être refusée parce qu’elle s’expose au risque de « grande théorie », mieux vaut en effet aller ramasser des champignons que de se mettre à penser ne serait-ce qu’un peu. L’allergie au penser se satisfait ainsi du rapport prétendument direct à ses objets où elle croit voir le résultat immédiat d’une transformation qui n’est autre que l’illusion narcissique d’avoir agi sur le monde. Toute pratique oppositionnelle devrait donc d’abord se demander si elle n’est pas en train de reproduire — à son insu — l’immanence de la « contrainte muette » qui fixe les bornes de son intervention et le sens de ses actes. Elle serait alors forcée par son objet même à ouvrir droit au concept de totalité, car c’est à lui que reconduit la question de la matrice capitaliste de l’agir individuel prétendument autonome [4].
Ainsi, l’insistance adornienne sur le moment de non-identité ne justifie pas, contre l’intention d’Adorno, de muer le négatif en célébration du fragmentaire et en politique du moindre mal. Adorno ne visait aucune positivation de son concept de négativité. L’aphorisme adornien selon lequel « le tout est le non-vrai », qui inversait celui de Hegel, « le tout est le vrai », n’en constituait pas la face cachée ni l’invitation à se réfugier dans la satisfaction petite-bourgeoise de sa propre petitesse. Contre toute apparence, les deux aphorismes disent la même chose, une fois du point de vue du mouvement infini de la chose même, une fois du point de vue de son moment particulier, à jamais irréductible au tout et néanmoins moment de ce tout en mouvement.
C’est pourquoi l’exigence théorique de penser la totalité n’a rien à faire avec une fausse modestie qui par anticipation se taille un objet à sa mesure pour ne rien risquer de l’objet. Le refuge pris dans un abord de l’objet à hauteur individuelle s’épargne plutôt la blessure narcissique qu’infligent selon Freud les trois révolutions conceptuelles modernes (copernicienne, darwinienne et freudienne), auxquelles il conviendrait d’ajouter la marxienne. Marx analyse l’autonomisation moderne des processus sociaux qui désormais font face au travailleur séparé de ses moyens de production, et ce faisant, il inflige à l’idée même de souveraineté politique une ultime blessure narcissique : « Que les procès qui se font face de manière autonome forment une unité intérieure signifie tout aussi bien que leur unité interne se meut dans des oppositions externes. Quand l’autonomisation externe d’entités non autonomes intérieurement, puisque se complétant mutuellement, atteint un certain point, cette unité se fait valoir de manière violente — par une crise. » [5] Alors que chaque sujet croit poursuivre ses intérêts privés et se croit donc maitre de ses actes économiques, il alimente en fait la machine qui lui fait face et se retourne contre lui en détruisant les bases de la société. Il n’en veut rien savoir, tout comme sa place marginale dans l’univers, son émergence contingente dans l’évolution et sa dépendance aux processus inconscients.
La conjonction de ces quatre décentrements ne constitue en rien l’alibi du sujet à se terrer dans un trou de souris « parce que le monde est trop complexe ». Elle lui adresse un immense défi.
Faute de l’articulation conceptuelle interne de processus qui apparaissent empiriquement sans rapport les uns aux autres mais qui ne sont pas sans lien, la crise ne pourra être interprétée qu’à l’aide des idéologies de service nées de la crise elle-même. La supposée modestie du citoyen « d’en bas » écrasé par des puissances qui le dépassent se renverse facilement en toute-puissance personnelle attribuée à ces mêmes puissances. C’est au balancement équipotent de cette toute-puissance et de cette impuissance que le décentrement radical du sujet coupe court, en l’introduisant à la logique de l’objet. Et cela vaut aussi pour la crise subjective dont les approches psychotechniques de la souffrance entendent escamoter l’analyse.
L’impossibilité du concept à résorber le tout du réel n’est donc en rien le prétexte au maintien de l’ignorance, mais le moteur d’une recherche rendue plus nécessaire encore. Son incapacité structurelle à s’immobiliser n’est pas davantage surmontée par la pétition de principe d’une égalité à soi qui serait atteinte par « l’idée absolue » (selon une version triomphaliste de la dialectique de Hegel), que par l’autre pétition de principe qui veut enterrer l’entreprise dialectique elle-même pour ne plus avoir à souffrir l’impossibilité du concept à trouver le repos sous la forme d’une vérité obtenue.
Il est alors de bon ton de se lamenter sur la capacité apparemment indéfinie du capitalisme à faire feu de toute critique pour se recycler lui-même, quand cette apparente régénération lui est servie sur un plateau par les insuffisances même d’une critique reculant devant sa propre tâche.
Il apparaît que l’échec à théoriser — et d’autant plus à concrétiser — une révolution à la hauteur du système producteur de marchandise qui a désormais colonisé la planète entière et tous les recoins de l’existence est donc imputable au caractère contradictoire de la tâche révolutionnaire, miroir inversé du système qu’il s’agit de renverser : elle cible la totalité négative et doit toutefois refuser d’en tirer bénéfice au compte de ses propres formations idéologiques (qui sont inévitables). Celles-ci, sans exception, sont irrémédiablement marquées du caractère concurrentiel du sujet de la marchandise dont elles constituent le reflet chatoyant dans le domaine des « idées ». Tel est le noyau de corruption par lequel le sujet révolutionnaire ressuscite la totalité dont il prétendait se débarrasser, à un niveau pire encore. Aussi empressé qu’il soit à se parer des atours de la critique radicale, il n’en reste pas moins qu’il « ne reconnaît pas dans ce désordre du monde la manifestation même de son être actuel. […] Son être est donc enfermé dans un cercle, sauf à ce qu’il le rompe par quelque violence où, portant son coup contre ce qui lui apparaît comme le désordre, il se frappe lui-même par voie de contre-coup social. » [6]
Une véritable théorie de la révolution renonce donc également, et ce ouvertement, à la moindre esquisse d’une société post-capitaliste globale, qui prendrait au niveau planétaire la relève du défunt système. Elle n’est pas moralement justifiée à proposer un tel scénario, elle n’est pas en mesure de le faire, et il est certain que jamais le futur ne ressemblera à de telles élucubrations, exception faite du champ infini de l’imagination littéraire et artistique auquel toutes les formes sont permises. En ceci, la critique doit se servir de Hegel pour savoir s’en passer — pour paraphraser une phrase de Lacan sur la fonction du père !
En d’autres termes, il n’y a pas de totalité positive susceptible d’inspirer une révolution et toute proposition en ce sens devrait déclencher la plus profonde suspicion. La révolution ne peut consister en rien d’autre qu’en l’analyse et la rupture avec les conditions existantes, sans préemption sur la suite et sans bénéfice de nature politicienne pour qui que ce soit. La reconquête, par les humains, de leur socialité n’est pas une détermination a priori des formes que prend cette socialité, détermination in abstracto qui constituerait la négation même de cette libération. Il n’y a pas de grand Autre pour épargner aux humains la tâche (conflictuelle) de s’organiser et seule une logique d’accumulation capitaliste autotélique peut parfois laisser penser que cette tâche est « spontanément » prise en charge par un réel absolutisé. La réappropriation sociale passe par le refus de la soumission à ce réel-là et non par l’affirmation autoritaire de la forme qui devrait le supplanter, toujours déjà marquée au fer de la forme capitaliste.
Cette exigence s’applique également aux luttes antiracistes, antisexistes, décoloniales, etc. qui croient pouvoir imposer un principe de libération tiré en fait de la morale libérale individualiste. Car comment débarrasserait-on le monde de ses dominations sans toucher aux structures qui les produisent, si ce n’est en propageant finalement l’idéologie d’un individu qui ne fait plus que confesser ses penchants asociaux ? C’est à cela que ressemblent les rituels de purification qui se sont aujourd’hui emparés d’une certaine gauche qui ne sait plus que chercher des poux à l’individu (aveu des privilèges blancs et masculins, langue inclusive, surveillance et auto-surveillance paranoïaque des faits et gestes…).
Il reste donc à dire qu’un sujet socialement émancipé ne serait pas émancipé pour autant des structures sociales, qui toujours se reconstituent dans son dos. Le projet d’émancipation qui vise à abolir l’emprise totalitaire du capital restitue seulement aux sujets la disposition de leur capacité d’émancipation, moyennant une lutte jamais achevée. Elle ne leur donne pas les clés d’un état émancipé une fois pour toutes, état pour lequel il n’existe aucune définition universelle et aucune garantie.
La définition de l’émancipation qui se donne actuellement pour universelle est celle de la démocratie libérale, soit le droit de choisir un programme politique sur le modèle d’une marchandise en rayon. Un tel programme finit toujours lui aussi par se heurter à l’un ou l’autre des polarisations de la contradiction fondamentale ; il traduit les conflits d’intérêts en idéologies apparemment antagoniques à l’intérieur d’une logique qui, elle, lui fixe des limites indépassables. Les masques de caractère ne sont pas maîtres des bases matérielles de l’idéologie dont ils habillent leur identité sociale.
Ce qu’il s’agit de libérer, ce sont les multiples possibilités, pour l’humanité, de faire société et, pour l’individu, de se lier à d’autres au sens de faire société. Un tel but, que l’on peut qualifier de minimaliste, ne définit pas par anticipation la forme de l’association des individus : cette association n’est pas destinée par nature à être géographique, ethnique, religieuse, socialiste, économique, anarchiste, productive ou toute autres forme d’association idéologique. Cependant, on ne peut pas exclure que de telles idéologies travaillent le lien social et le stabilisent avec le consentement des intéressés. Ces derniers sont les dépositaires ultimes de leur émancipation sociale et nul ne peut leur épargner l’effort de s’y impliquer.
Une société libérée de la compulsion de valorisation ne verra pas exploser ses possibilités. Elle ne ressemblera pas à un feu d’artifice libertaire. Les possibilités ne sont pas illimitées, aujourd’hui moins que jamais ; il suffit de dire qu’elles sont multiples et que cette multiplicité est désirable dans un monde dont la logique motrice est « unidimensionnelle ». Cette prétention minimale, que l’on pourrait nommer le plus petit critère de la révolution, ne prétend pas façonner le monde à l’image d’une nouvelle idéologie de la totalité érigée sur les décombres de la forme de socialisation totalitaire. Après avoir rendu service, le concept dialectique de totalité pourrait ainsi devenir une particularité datée de l’histoire de la pensée, propre à une époque qui l’avait rendu nécessaire et impropre à accompagner d’autres conditions historiques.
Sandrine Aumercier, novembre 2023
[1] Georg F. W. Hegel, Qui pense abstrait ?, Paris, Hermann, 2007 [1807].
[2] Voir notamment Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, Paris, Minuit, 1960 ; Karel Kosik, La dialectique du concret, Paris, Éditions de la passion, 1988.
[3] Gérard Lebrun, La patience du concept, Paris, Gallimard, 1972, p. 353.
[4] Robert Kurz, Gris est l’arbre de la vie, verte est la théorie, Albi, Crise & Critique, 2022.
[5] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Paris, Gallimard, 1993, p. 129.
[6] Jacques Lacan, « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 172.