Après le postcolonialisme, avant la décolonisation
À propos d’un concept tronqué de racisme
Préface inédite de JustIn Monday
à l’ouvrage La Double nature du racisme. La « race » comme mythe de la société capitaliste en crise (Éditions Crise & Critique, 2023)
Les Editions Crise & Critique viennent de publier en octobre 2023, l'ouvrage de l'essayiste allemand JustIn Monday, La Double nature du racisme. L'auteur vit à Hambourg et se trouve engagé dans la théorie marxiste hétérodoxe. Il s’intéresse tout particulièrement aux domaines de la critique de l’idéologie, de la subjectivité et de l’identité basée sur une théorie de l’histoire du capitalisme notamment du travail, de la forme-valeur et de sa crise. Il publie dans plusieurs revues et périodiques de gauche en Allemagne.
L'auteur montre que les concepts de racisme postcolonial et décolonial présentent des limites lorsqu’il s’agit de saisir des évolutions du racisme qui ne correspondent pas au racisme colonial. La disciplinarisation liée au travail, la coercition homogénéisante dans le cadre de l’État-nation et l’auto-racialisation en rapport avec la productivité, ne se prêtent-elles pas aussi à des explications de l’émergence du racisme, par exemple lorsque celui-ci se manifeste à l’encontre de populations minoritaires dans des régions situées en dehors de l’Occident ou à l’encontre de populations situées en dehors des métropoles, qui n’ont jamais été colonisées, ou dont les ancêtres ne l’ont jamais été ?
La profonde originalité de la démarche de JustIn Monday, est de nous inviter à reprendre des problèmes laissés irrésolus au sein de la théorie antiraciste du racisme en repensant les articulations de la double nature du racisme : outre des images stéréotypées de l’étranger, il comprend également des images de soi en tant que race (une auto-racialisation) dans lesquelles sont formulées des affirmations sur la manière dont le lien entre les individus et la société moderne est ou devrait être constitué. L’« idée de race » n’est alors ni un plan ni un « instrument de domination », mais toujours un mythe qui entre en jeu lorsqu’il faut défendre son propre ordre social en crise. Ci-dessous, nous proposons la préface inédite que l'auteur a rédigé pour la traduction française de son ouvrage. Une version Pdf est disponible dans le lien suivant.
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En octobre 2010, L’Allemagne disparaît de Thilo Sarrazin[1], publié en août de la même année, était déjà l’essai politique le plus vendu par un auteur allemand depuis 2000. Le succès du livre s’inscrit notamment dans un contexte d’efforts massifs pour maintenir la circulation mondiale des capitaux contre sa propre tendance à l’effondrement. En France, le succès en 2014 du livre du polémiste et homme politique d’extrême-droite Éric Zemmour, Le Suicide français constitue en quelque sorte le pendant de cet ouvrage et indique des tendances de fond au sein des représentations collectives.
La question centrale du lien entre racisme et crise de la société capitaliste est par conséquent à l’ordre du jour, tout particulièrement depuis la crise mondiale de 2008. Le présent essai tente d’y répondre en développant en substance la thèse selon laquelle le racisme, tel qu’il existe aujourd’hui, se compose de deux tendances contradictoires. Outre des images stéréotypées de l’étranger-ère, le racisme colporte également des images de soi qui charrient des prescriptions sur la relation que devraient entretenir les individus et la société moderne. Ces deux tendances divergent considérablement tant par l’émergence historique des représentations racistes que par leur signification pour les sujets racistes. C’est pourquoi l’essai tente, à la lumière de cette distinction, de montrer clairement comment ces deux pôles se rapportent au déploiement historique, marqué par une tendance à la crise, de la socialisation capitaliste par la valeur. Car même si les racistes revendiquent leur droit à l’arbitraire, ils ne sont pas en mesure de composer leur pensée de manière arbitraire. L’historicité de la crise influe non seulement sur le contenu du racisme mais aussi sur la relation entre ce dernier et la forme des rapports sociaux dans la modernité capitaliste. Cette transformation est mise en évidence par l’analyse des principales images et des théories racistes ainsi que par celle des problèmes que les différentes variantes de réactions antiracistes ont entraînés et entraînent.
Au lieu d’aborder les questions soulevées par le succès du livre de Thilo Sarrazin, le mouvement antiraciste en Allemagne les a largement éludées. Si l’on veut caractériser l’état actuel du mouvement antiraciste allemand de manière pertinente, il suffit de se pencher sur la manière dont la campagne nationale « Seebrücke[2] » (« Pont maritime ») se présente publiquement. Cette campagne fait l’objet d’un consensus au sein d’un large spectre de la gauche et organise des manifestations et autres actions urgentes et nécessaires pour soutenir les réfugié-es et les exilé-es. Ce qui la caractérise, c’est que dans son principal texte de présentation le mot « racisme » n’apparaît pas. Ce texte souligne certes ses propres objectifs « d’un monde sans clôture, sans camps et sans expulsions », mais n’explique pas qui isole, expulse et construit des camps, ni pour quels motifs. Au lieu de cela, le manque d’aide est dénoncé : étant donné qu’il n’y a « plus de solutions à attendre de l’Union européenne » ni des États nationaux, tous-tes celles et ceux qui « ne veulent pas rester inactifs-ves face aux catastrophes humanitaires telles que la mort en Méditerranée » doivent désormais trouver des solutions à partir de la société civile et de la base[3]. Bien entendu, la plupart des personnes engagées dans la Seebrücke savent que l’Union européenne et les États nationaux ne restent pas les bras croisés face aux « catastrophes humanitaires » et que, par exemple, l’existence et la mission de Frontex ne sont pas seulement « pas une solution », mais font partie du problème qui s’appelle « racisme ». Mais ce savoir n’est pas vraiment mis en avant dans la campagne.
Toutefois, la Seebrücke n’est pas une de ces organisations de la société civile qui, par principe, par conviction ou pour ne pas effrayer certains groupes cibles, ne prononcent pas le mot « racisme ». Si vous lisez non seulement son texte de présentation, mais aussi les divers conseils pratiques à destination des militant-es, vous tomberez tout de même dessus. Dans l’entrée « Do’s & Dont’s[4] », un « groupe de désintégration » (Desintegrations-AG) exhorte les membres, dans une longue déclaration, à ne pas réaliser d’actions utilisant des images racistes. Cela va de « pas de blackfacing » à l’invitation à ne pas mettre en scène le « white savourism », en passant par le conseil d’éviter les expositions de photos qui objectivent la souffrance des réfugié-es.
Le diagnostic explicite selon lequel il s’agirait là de pratiques racistes ne peut être contesté. Cependant, le contraste qui apparaît ici entre d’une part, la réticence à qualifier de racistes les pratiques et la constitution des institutions étatiques et d’autre part, la volonté simultanée de reprocher un racisme potentiel à ses propres soutiens est tout de même surprenant. Dans cette perspective, le racisme semblerait se manifester principalement dans les tentatives d’en atténuer les conséquences. C’est pourquoi la mise en avant du projet à la fin de la déclaration, non pas d’une société sans racisme, mais d’une « société antiraciste, digne et solidaire » relève probablement plus que d’une simple négligence linguistique. D’une certaine manière, on oublie la considération banale selon laquelle l’antiracisme n’est nécessaire que tant que les formes sociales sont racistes. La manière dont se développe le racisme, contre lequel même une société antiraciste doit encore lutter, reste floue, et la genèse du racisme actuel semble échapper à la réflexion dans les contextes antiracistes actuels. Le besoin de théorie sur le racisme a énormément régressé et le reste a été confié à la pédagogie.
La pratique antiraciste s’oriente donc principalement autour de l’idée selon laquelle le racisme existerait du fait d’une absence d’éducation à son sujet ou d’une volonté de le « désapprendre ». En soi, il s’agirait d’une chose du passé, mais qui serait « encore profondément enracinée en chacun de nous ». La théorie postcoloniale, qui place au centre de sa réflexion l’époque coloniale, une période effectivement révolue de la société capitaliste mondiale, apparaît ainsi comme le soutien académique approprié de cet antiracisme, et de fait, les thèses sur le racisme nées dans ce contexte dominent presque entièrement les débats actuels.
À première vue, deux choses devraient déjà irriter dans ce contexte. D’une part, le fait de reléguer les conditions d’apparition du racisme dans le passé s’accompagne d’un optimisme mal venu. Aussi dramatique que la situation actuelle puisse paraître, elle est souvent perçue comme un progrès ou du moins comme un début prometteur. On affirme alors que l’on a enfin commencé à remettre en question les anciens modèles et comportements racistes, de sorte qu’ils peuvent désormais être brisés. Comment parler de « progrès », alors que ce dernier ne peut être conçu que du point de vue de la totalité, à propos d’une situation sociale où l’opposition raciste aux flux de réfugié-es prend des formes de plus en plus radicales et est stimulée par les succès électoraux des partis populistes de droite ? Il s’agit là d’un mystère dont il est difficile de débattre.
Ce positionnement se traduit à son tour par la séparation effectuée entre le « racisme enfin remis en question » et la forme raciste des aspirations souverainistes, populistes et autoritaires, ainsi neutralisée. Ce faisant ‒ il est difficile de ne pas le voir ‒ ces désirs ne se réfèrent pas au passé, mais sont censés représenter des options visant à agir dans la crise sociale actuelle tout en la perpétuant par des fantasmes autour d’un passé qui n’a jamais existé. Le concept de racisme postcolonial et décolonial présente donc des limites lorsqu’il s’agit de saisir des évolutions du racisme qui ne correspondent pas au racisme colonial. Et donc, étonnamment, dans le domaine précis sur lequel le préfixe « post » est censé attirer l’attention.
Ces limites sont plus faciles à comprendre si l’on se concentre alors sur la deuxième chose qui devrait nous irriter. Elle concerne des questions plus générales de théorie sociale, qui seront toutefois discutées par la suite principalement en ce qui concerne la théorie du racisme. Ce qui est irritant, c’est que l’évolution des débats postcoloniaux a entraîné une singulière déréalisation de l’histoire et des résultats de la décolonisation, qui se manifeste par le fait que les questions postcoloniales déjà anciennes sont actuellement reformulées sous le slogan ontologique de la « décolonialité ». Dans les débats récents, presque plus personne ne pose de diagnostic « postcolonial » au sens littéral du terme, ce qui a conduit celles et ceux qui se soucient de la continuité de la recherche et de la mobilisation politique à une requalification défensive de cette auto-désignation. « Le postcolonialisme », lit-on par exemple dans l’ouvrage de 2015 La théorie postcoloniale. Une introduction critique, « ne peut pas être simplement pensé comme quelque chose qui s’est produit ‘‘après’’ le colonialisme, mais doit être considéré comme une forme de résistance à la domination coloniale et à ses conséquences »[5].
L’eurocentrisme du capital
Ceci n’a pas toujours été le cas. Gayatri Chakravorty Spivak, par exemple, l’une des auteures centrales des premiers débats postcoloniaux et bien connue pour son style d’écriture qui échappe à l’univocité, a très clairement et avec une évidence désinvolte qualifié en 1993 d’« indépendance négociée » le « moment où commencent les problèmes de la postcolonialité »[6]. Le revirement actuel, absurde du point de vue du langage, mérite donc d’être expliqué et se révèle être, à y regarder de plus près, un large contournement de la question de savoir si, dans ces débats, trop de phénomènes critiqués n’ont pas été attribués presque exclusivement au colonialisme plutôt qu’à des circonstances sociales qui n’ont été ni abolies ni remises en question par la décolonisation.
La thématique du racisme, ce dernier étant considéré comme une partie centrale et légitimante du « discours colonial » ou de la « colonialité », est au cœur de ce problème. Cette étroitesse de vue empêche de répondre par l’affirmative à la question suivante : ne faut-il pas plutôt critiquer plus directement le racisme dans le cadre d’une critique de la discipline visant l’assujettissement de la nature intérieure et extérieure nécessaire pour former des sujets bourgeois aptes au travail ? De même, la question de la coercition homogénéisante par laquelle les habitant-es des États-nations se maltraitent mutuellement afin de s’unir en tant que nation n’est guère abordée en tant que source possible de racisme. Les effets auto-racialisants de l’identification des sujets avec les manifestations fétichistes de la productivité du capital national, qui ne partent pas d’une opposition entre l’esprit et la nature formulée du point de vue de l’esprit, sont encore moins thématisables dans une perspective postcoloniale.
Disciplinarisation liée au travail, coercition homogénéisante dans le cadre de l’État-nation, auto-racialisation en rapport avec la productivité : ces trois processus renvoient à des propriétés plus générales de la totalité capitaliste[7] et se prêtent donc aussi à des explications de l’émergence du racisme, par exemple lorsque celui-ci se manifeste à l’encontre de populations minoritaires dans des régions situées en dehors de l’Occident ou à l’encontre de populations situées en dehors des métropoles, qui n’ont jamais été colonisées ou dont les ancêtres ne l’ont jamais été. Ou encore pour le racisme anti-noir en Suède par exemple, qui ne peut guère être attribué à la possession de la « Côte d’or suédoise » entre 1650 et 1657.
Ces trois éléments ont certes été développés différemment à divers moments de l’histoire, mais ils se sont tous manifestés dès les origines du capitalisme et on peut affirmer sans problème qu’ils continuent à se développer. Ils partagent cette trajectoire avec le racisme dont la forme historique se transforme. On ne peut cependant affirmer que le colonialisme existe encore aujourd’hui qu’en considérant comme secondaires deux caractéristiques pourtant au centre de sa définition, raison pour laquelle les « structures » et les « conséquences coloniales » semblent également concevables sans celle-ci : la colonisation de territoires extra-européens par des Européen-nes d’une part et la gestion politique des territoires colonisés en tant qu’annexes soumises d’États appelés « métropoles » d’autre part. La première est appelée « colonie de peuplement », la seconde « colonie de domination », sachant qu’un territoire peut être les deux à la fois.
À cela s’ajoute le fait que la pratique de peuplement et domination doit également s’inscrire dans un contexte historico-philosophique spécifique pour que la notion soit suffisamment circonscrite, celui de l’universalisme des Lumières. Comme ces dernières doivent leur universalisme à la généralisation de la richesse abstraite apparaissant comme une accumulation de marchandises produite par le mode de production capitaliste, la notion de « colonialisme » ainsi définie doit être limitée à la pratique de peuplement et de domination qui a permis à la valeur, en tant que forme de rapport social, de s’imposer également au-delà des pays européens centraux. Sans une telle limitation par une spécification en termes de théorie sociale, le résultat de toute conquête d’un groupe dominant par un autre groupe dominant, quelle que soit sa forme, devrait être désigné comme une colonie de domination, et tout déplacement d’une grande partie de la population comme une colonie de peuplement. L’histoire du monde serait ainsi constituée de multiples colonialismes depuis la nuit des temps.
La limitation du terme « colonialisme » aux conquêtes et aux émigrations européennes modernes relève donc d’un eurocentrisme non seulement accepté, mais aussi implicitement revendiqué par la pensée postcoloniale. Elle s’avère appropriée dans la mesure où elle retranscrit le fait que l’Europe a effectivement été à l’origine de la forme de production et de richesse sociale qui domine aujourd’hui dans le monde. Cet eurocentrisme réel du capital n’a pris fin qu’avec la montée en puissance hégémonique des États-Unis, soit un regroupement d’anciennes colonies. Ce mouvement, combiné à la position de force relative des États colonisés pendant la Guerre froide, a donné une dernière impulsion aux efforts de décolonisation déjà anciens et a conduit au système actuel d’États-nations souverains et interdépendants.
L’économie raturée mais irréductible
Cependant, la critique postcoloniale s’est rarement penchée sur cet eurocentrisme réel du processus d’accumulation du capital. Sa conceptualisation économique est peu ou pas du tout développée, même si elle n’est pas non plus aussi éloignée de l’économie que, par exemple, le féminisme queer dont elle est proche sur le plan méthodologique. La thématisation des conditions économiques va rarement au-delà d’une profession de foi relativement floue en faveur d’attitudes anti-impérialistes et de la nécessité maintes fois exprimée de proclamer des sujets révolutionnaires.
Lorsqu’elle se penche sur cet eurocentrisme capitaliste, la critique postcoloniale le fait d’une manière qui culturalise la critique anti-fétichiste du capital. Spivak, dont la spécialité est de montrer les limites et les apories du kit méthodologique postmoderne afin de s’y perdre encore plus profondément, a également été à l’origine de ce style. Son essai classique Les subalternes peuvent-elles parler ? contient une critique de Foucault et Deleuze, auxquels elle reproche d’avoir ignoré « la violence épistémique de l’impérialisme et de la division internationale du travail »[8], parce qu’ils adhéraient en fin de compte à une conception du sujet liée à l’anti-impérialisme de la Nouvelle Gauche véhiculant des idées propres à l’Europe sur les conditions d’émancipation des subalternes du tiers-monde. Ce faisant, elle laisse entrevoir une lecture de Marx qui devrait aller au-delà. Marx « ne travaille pas à la création d’un sujet indivisé dans lequel désir et intérêt coïncideraient[9] ». On peut sans aucun doute être d’accord avec cela, ainsi qu’avec sa remarque selon laquelle il s’agissait de « défétichisation du concret »[10]. Il en va de même pour son insistance sur le fait que Marx a défini la bourgeoisie comme « vecteur conscient (Träger) du mouvement infini du capital »[11] (citation de Marx par Spivak elle-même).
Toutefois, les constatations de Spivak sont également contextualisées de manière extrêmement trompeuse, car elle réduit sur un mode postmoderne les rapports sociaux réels qui engendrent le fétichisme de la marchandise, de l’argent, et du capital, à une forme de perception culturelle spécifique. Elle impute à Marx une réponse à une question sur le rapport entre le désir, l’intérêt et le sujet que non seulement ce dernier n’a pas posé, mais qu’il ne pouvait pas formuler, car la question du désir conforme au capital, voire de la subjectivité prolétarienne, n’a surgi qu’avec l’intégration des sujets dans l’État-peuple autoritaire du xxe siècle. La conception du sujet de Foucault et Deleuze constituait une réaction à cela, la Théorie critique une autre.
Par conséquent, Spivak ne traite de tout cela qu’en se limitant à la question de savoir comment la classe est représentée à partir du moment où elle ne constitue pas un sujet. Les méfaits de la contrainte économique, dont Marx a reconstruit le déploiement logique dans l’histoire, ne sont ainsi saisis que superficiellement, d’une manière politiquement déformée et uniquement sous l’angle adoptée par les courants « lutte de classes » des nationalismes de Libération anticoloniaux : celui du rattrapage du développement des conditions de transition vers le socialisme. Ces courants avaient justifié leur alliance avec les fétichistes bourgeois de l’État-nation par l’hypothèse erronée selon laquelle le tiers-monde n’était pas encore mûr pour la révolution prolétarienne parce qu’il n’y avait pas encore de différenciation de classe suffisante parmi les colonisé-es.
En fin de compte, Spivak semble elle aussi n’apprécier le marxisme que comme science de l’organisation de sujets révolutionnaires, tout en sachant, pour de bonnes raisons, que les « subalternes », dont elle a forgé l’image éclatante actuelle, sont par leur constitution incapables de former de tels sujets. Il n’en reste pas moins que ce « sujet innommé de l’Autre de l’Europe » est habité par un « type de Pouvoir et de Désir » que les « intellectuels français contemporains » ne peuvent pas saisir, car « tout ce qu’ils lisent, critiquent ou non, est pris à l’intérieur du débat sur la production de cet Autre »[12]. Leur « découverte radicale »[13] que le pouvoir n’a pas de centre, mais qu’il est distribué dans toute la société, « disloqué » selon la terminologie de Spivak, sous-estime donc la genèse de cette distribution. Mais c’est la « situation économique » qui exige « que les intérêts, les mobiles (les désirs) et le pouvoir (du savoir) soient impitoyablement disloqués »[14].
Ainsi, elle attribue la découverte postmoderne de la domination sans sujet du sujet sur lui-même à l’œuvre d’un sujet de la connaissance qui a provoqué ce que « la situation économique » exigeait. Son raisonnement conduirait ainsi à une telle interprétation de la formule de Marx sur la bourgeoisie en tant que « vecteur conscient (Träger) du mouvement infini du capital ». Là où Marx limite la conscience des porteur-ses à des aspects superficiels et particuliers du processus économique, qui les empêche de comprendre l’essence des rapports, ici, c’est un savoir global qui s’applique, y compris le pouvoir d’imposer. C’est la seule explication au fait que Spivak continue de voir au cœur de la domination postcoloniale, comme à l’époque coloniale, un « vaste projet, hétérogène et orchestré à distance, de constitution du sujet colonial comme Autre ». Il s’agit là du « plus clair exemple de […] violence épistémique »[15].
Le « sujet automatique de la valeur » marxien lui est donc connu, mais il se retrouve culturalisé en épistémologie. Et comme le savoir est à son tour culture, la nécessité qui s’exprime dans la contrainte économique lui est étrangère. C’est pourquoi ses porteur-es ne comprennent pas le pouvoir et le désir des subalternes. La notion actuelle de « privilège », qui s’applique à tous-tes celles et ceux qui ne sont pas réduit-es à la pure misère, trouve probablement son origine à cet endroit. Mais comme les privilégié-es (par quoi elle se désigne aussi elle-même) doivent aussi pouvoir faire quelque chose, elle en vient ensuite à penser qu’« une pratique politique possible pour l’intellectuel serait de mettre ‘‘sous rature’’ l’économique, de considérer le facteur économique comme irréductible en ce qu’il réinscrit le texte social, même quand il est effacé, même si c’est imparfaitement, lorsqu’il prétend être le déterminant ultime ou bien le signifié transcendantal »[16].
Malgré diverses tentatives, notamment de la part de Spivak elle-même, le débat postcolonial n’a cessé d’être rattrapé par ce concept raturé mais irréductible d’économie jusqu’à la découverte de la « décolonialité ». D’une part, il a légitimé l’étude de thèmes culturels au sens large. D’autre part, il a délégué l’étude de ce facteur prétendument irréductible, dont rien ne peut être déconstruit, au personnel spécialisé issu de l’anti-impérialisme anticolonial. Celui-ci a à son tour développé, parallèlement à la critique du néolibéralisme (des institutions internationales), une perspective sur le capitalisme qui explique les résultats peu satisfaisants de la décolonisation par le manque de souveraineté des États qui se sont formés au cours de celle-ci.
Le concept postcolonial d’eurocentrisme est donc le résultat d’un isolement de l’aspect subjectif de ce dernier, raison pour laquelle il n’est utilisé que comme un reproche ‒ presque toujours justifié ‒ contre une pensée dans laquelle les conditions différenciées de l’entrée historique dans la production de valeur ont été méconnues et transfigurées dans un mythe raciste. Par ce reproche, le racisme colonial est montré du doigt pour son déni de la possibilité d’une participation des dominé-es à la domination éclairée. Cette participation prit forme dans l’imposition du travail, désubjectivé dans le mythe raciste et/ou naturalisé en tant que simple force physique dénuée d’esprit. Il n’est pas rare que ces deux éléments soient présents en même temps, de manière exacerbée sous la forme de l’esclavage, qui s’est distingué des formes historiques antérieures d’économie esclavagiste. C’est ainsi que la mise au travail forcée de l’étranger allait de pair avec l’idée d’une supériorité naturelle de la physiologie « blanche ». Il faut souligner que l’antiracisme anticolonial trouvait déjà son origine dans le rejet des conséquences culturelles au sens large de cette identification. Dans l’une des œuvres les plus impressionnantes et probablement la plus influente à cet égard, Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon, publiée en 1952, le déni n’est même pas seulement rejeté, mais reflété psychologiquement dans un sens très strict. De nombreux activistes postcoloniaux-ales considèrent donc le texte de Fanon comme leur fondement, bien que leurs propres outils déconstructivistes et de théorie discursive n’aient presque rien en commun avec la psychologie diagnostiquée par Fanon.
La différence entre l’Europe et le monde extra-européen lors de leur entrée dans le rapport de valeur ne résidait pas tant dans la violence pure et simple des conquêtes que dans la déshumanisation de l’ennemi qui les accompagnait. La réduction de la population européenne en force de travail, qui a ensuite été transformée en prolétariat, a été tout aussi violente, même si, historiquement, les conquêtes coloniales ultérieures se sont de plus en plus distinguées de l’accumulation initiale en Europe, car une technologie militaire de plus en plus puissante fut progressivement mise en œuvre. Mais même cette violence, voir par exemple les première et seconde guerres mondiales, n’était pas quelque chose que les Européens n’auraient pas exercé entre eux. Celle-ci a d’ailleurs été accompagnée de racisme même si celui-ci prit une autre forme.
La condition de la spécificité du colonialisme était en revanche que l’adaptation violente propre à l’Europe se vit rapidement soumise à un refoulement collectif, raison pour laquelle la constitution d’une capacité de travail en Europe fut transfigurée en une moralité relevant de la responsabilité individuelle. Le maintien du refoulement a fait naître des fantasmes sur l’autre Europe, qui ont été progressivement racialisés. En même temps émergea le citoyen-propriétaire qui, de par sa position sociale, avait le pouvoir non pas tant de commander le travail d’autrui que de l’ordonner efficacement conformément aux contraintes économiques et de l’utiliser ainsi.
Le citoyen-propriétaire formait ainsi le côté masculin des caractères sexuels ‒ disposés de manière dichotomique par rapport à la nature. La reproduction de ces derniers, objet central du fantasme raciste, apparaissait dans le processus de l’hérédité par la procréation, et donc comme l’essence des rapports entre les sexes non encore biologisée en sexualité donc également encore soumise à la moralité. Dans ce contexte, la déshumanisation raciste de l’ennemi n’a pas seulement été précédée d’une humanisation idéale, telle qu’elle s’est produite dans la croyance que tous les humain-es sont égaux-les devant Dieu. Dans le concept pré-biologique de l’espèce, tel qu’il a été formé par Carl von Linné au milieu du xviiie siècle, une base naturelle universelle a également été découverte pour l’humanité unique. Le racisme colonial était donc un produit de l’humanisme, qui visait une égalité de la nature humaine dès la naissance, et donc aussi de l’universalisme des Lumières. Les prétentions de domination coloniale s’appuyaient sur l’idée que tous les êtres humains, c’est-à-dire tous les êtres capables de se reproduire entre eux, pouvaient suivre la voie du perfectionnement moral de l’humain à l’humain ‒ également appelé civilisation ‒ sur laquelle l’Europe était simplement plus avancée. On poursuivait le bon établissement de la société par l’abolition de l’état de nature dans l’état de société. Toutefois, non seulement l’état de société, mais aussi l’état de nature, le second pouvant être dépassé au sein de la première, étaient des produits des conditions bourgeoises naissantes, car leurs spécificités ont résulté, pour la forme, du concept bourgeois de nature obéissant à des lois, et, pour le contenu, des conséquences du positionnement révolutionnaire du monde bourgeois contre le monde féodal ou chrétien.
En d’autres termes, l’humanisme obligeait, ce qui était historiquement nouveau, à légitimer systématiquement la domination par la nature, sans pour autant libérer de la domination tout court et systématisait au contraire aussi bien les principes avec lesquels on dominait que les dominé-es. Ainsi naquirent les régimes de savoir qui, bien que sous une forme différente, imprègnent encore le racisme aujourd’hui. Dans les colonies, cette dynamique devait toujours aboutir à l’exclusion des colonisé-es en tant que sujets autodéterminés de ce savoir, car seule la discipline mise en place de toute façon par la force pouvait être rattrapée historiquement dans le sens du concept de progrès. En soi, la discipline n’a jamais pu s’extraire de l’état de nature supposé. Il s’agit plutôt du côté de la dialectique de la raison qui ne fait que s’enfoncer encore plus dans la déchéance de la nature, lorsqu’elle est mise au service de son contraire dialectique, c’est-à-dire de l’esprit qui discipline par la liberté.
En revanche, il était impossible pour les colonisé-es de satisfaire aux aspects de fond de la nature bourgeoise, qui résultaient des conflits sociaux de la bourgeoisie avec la noblesse et le clergé. Premièrement, cette nature était toujours liée aux masques de caractère sociaux que ses porteur-ses avaient peu à peu revêtus, et deuxièmement, elle était liée aussi à la domination même dont elles et ils s’étaient ainsi émancipé-es. Or, cette dernière n’a jamais existé dans les colonies (et cette absence d’une bourgeoisie comme classe dominante ne se laisse pas seulement expliquer par un retard de développement). Même l’attente universaliste la mieux intentionnée, selon laquelle les colonisé-es se serviraient avec le temps des moyens d’émancipation développés par l’Europe révolutionnaire et humaniste, ne pouvait que tomber à l’eau. Pour celles et ceux qui ne connaissent pas les conditions (féodales) dont il s’agissait de s’émanciper, les moyens de cette émancipation devaient également paraître inutiles et incompréhensibles.
La question n’est donc pas de savoir si les colonisé-es n’avaient pas la capacité intellectuelle de suivre la pensée éclairée, à celle-ci on pouvait certainement répondre par la négative. La capacité intellectuelle seule était tout autre chose que la compréhension de l’autre position sociale promise par cette pensée, et dont résulte un mouvement social. C’est pourquoi les Européen-nes devaient considérer la colonisation et la contrainte extérieure comme nécessaires, si la capitalisation souhaitée ne devait pas être stoppée, et les individus ne pouvaient guère se diviser entre celles et ceux qui partageaient la compréhension de la nécessité et celles et ceux qui ne le faisaient pas.
La promesse du principe métaphysiquement le plus pur, et donc le plus naturel, de la nature bourgeoise, la promesse de la liberté par la propriété, doit notamment être mentionnée dans ce contexte, car les cerveaux bourgeois pouvaient au mieux interpréter l’absence de défense de la terre appropriée par les colonisateurs-trices au nom de la propriété comme le fait que les colonisé-es pouvaient certes en principe accéder à la raison, dont ce principe découlait pour elles et eux de manière impérative, mais semblaient encore très éloignés de son acquisition effective.
Ici aussi, la différence avec l’Europe n’était pas aussi absolue qu’on le dit aujourd’hui, car à cette époque, les droits civiques ne s’appliquaient là aussi qu’aux hommes possédants, lorsqu’ils s’appliquaient. De ce côté, l’exclusion des colonisé-es de la citoyenneté n’était pas une particularité raciste, car aucun-e citoyen-e ne vivait dans les colonies avant la colonisation. La différence raciste résidait plutôt dans le fait que l’exclusion n’était pas justifiée par l’absence individuelle des qualités nécessaires à la citoyenneté. Au contraire, au vu des résultats modestes des méthodes de classification telles que la mesure du crâne, on se voyait toujours contraint de conclure que ce défaut était propre aux colonisé-es de manière collective. On en a donc toujours déduit l’incapacité d’acquérir une individualité. Ce qui revenait à dire que la vie de ces personnes ‒ par nature ‒ était entièrement déterminée par leur appartenance à une « race » (quelle qu’elle soit). Contrairement à celles et ceux qui n’appartiennent que partiellement à leur « race » (blanche, pas n’importe laquelle, mais numériquement peu importante), parce qu’elles et ils peuvent se déterminer (essentiellement) elles et eux-mêmes au moyen de leur esprit.
Le système colonial fut l’institutionnalisation de cette assimilation et les conclusions irrationnelles au sein de la doctrine de la raison humaine universelle constituèrent le noyau du racisme colonial autour duquel ses images de l’étranger se sont articulées. Ainsi, la sexualité des autres était fantasmée comme incontrôlée parce qu’elle n’était pas soumise à la moralité associée à l’esprit. De la même manière, la capacité de travail des colonisé-es, également attribuée anthropologiquement à l’homme, semblait devoir être contrôlée. Les deux étaient des fantasmes qui n’obéissaient pas seulement à des propriétés métaphysiques de la nature de la subjectivité, mais aussi à une dynamique psychologique qui ne pouvait en être déduite et qui pouvait faire varier celles-ci jusqu’à l’inversion de leurs significations. La proximité avec la nature pouvait aussi, comme on le sait, être exotisée avec nostalgie. En raison de cette flexibilité de la dynamique psychologique, les femmes européennes et, un peu plus tard, le prolétariat local ont pu y adhérer, car des options de valorisation leur étaient ainsi offertes, bien qu’elles aient été déterminées de manière tout à fait similaire au sein de l’Europe et, plus tard, au sein même du groupe de population blanche des colonies de peuplement, sur la base de caractéristiques prétendument collectives (toutefois, l’assimilation du racisme et du sexisme de ce point de vue, exprimée par le concept d’othering, a également eu pour conséquence que la genèse tout à fait différente des deux ne peut guère être déterminée).
Parce que la nature de l’homme, qui apparaissait pour les Lumières comme une vérité anthropologique, ne contenait donc pas seulement une détermination de ce dont « l’humain » devait s’émanciper, mais aussi une détermination de ce dont la libre disposition sur la nature l’émancipe, les conditions de la vie humaine qu’elles et ils trouvèrent en dehors de l’Europe étaient totalement énigmatiques pour les Européen-nes. C’est pourquoi le savoir raciste lié au désir de disposer est constitué d’une multitude d’inepties mythologiques. Elles sont nées du refus du constat que ces conditions ne correspondaient ni à l’état de société souhaité ni à la nature supposée précéder toute histoire. Si le premier point n’a évidemment surpris personne, le second était le problème et la condition de constitution du regard colonial, qui a découvert partout un monde sans histoire et donc le « fardeau de l’homme blanc ». Dans l’optique d’une critique du postcolonialisme, il n’est pas nécessaire de savoir si les conditions antérieures contenaient des principes défendables, car ce dernier n’est pas à la recherche d’« origines perdues ».
Contre les positions qui critiquent l’isolement du côté subjectif du processus de capitalisation du monde et qui réclament contre elles un nouvel universalisme sur une base matérialiste, il faut donc souligner que la critique postcoloniale de l’eurocentrisme a bien réagi à un contenu irrationnel effectivement présent dans la pensée rationnelle elle-même. C’est ce qu’il faut apprendre d’elle. Elle a poursuivi le racisme dans les sphères sociales où il a réellement cours, et a dû pour cela utiliser des procédés (trouvés dans la philosophie postmoderne) qui ne posent pas la raison comme absolue à leur tour.
Le postcolonialisme ne doit pas être critiqué pour le fait qu’il ne tire pas de sa critique un concept universaliste du travail, sur la base duquel la critique antiraciste pourrait être accordée en termes de lutte des classes. L’économie raturée de Spivak est une représentation certes inversée, mais qui se saisit cependant du problème réel du racisme qui sous toutes ses formes s’est efforcé et s’efforce toujours de nier ses victimes potentielles en tant que sujets capitalistes et de les tenir ainsi à l’écart de ce qu’il considère comme l’« économique ». C’est pourquoi il s’en prend aussi, et pas seulement par erreur, aux racisé-es non prolétaires. Cela ne doit pas être ignoré avec l’argument que les racisé-es prolétarien-nes sont également exploité-es en tant que force de travail. Il faut au contraire ajouter à la déconstruction des fantasmes la critique de leur réalité matérielle.
Tout autant erronées sont les variantes de l’« antiracisme matérialiste » qui se heurtent principalement à leurs propres fondements philosophiques et craignent que ceux-ci fragilisent leur propre concept de raison fondé scientifiquement, comme si la raison n’y avait pas déjà participé d’elle-même. Certes, cette aile s’efforce souvent de critiquer l’antisionisme notoire du postcolonialisme, mais elle le thématise de telle manière qu’il devient impossible de savoir s’il existe une contribution spécifiquement postcoloniale à l’antisionisme de gauche, ni pourquoi c’est le cas. Ce qui est à nouveau dû au fait que cet antiracisme matérialiste ne supprime pas la restriction postcoloniale du concept de racisme, mais se contente d’en tracer les frontières différemment, ce qui endommage aussi le concept d’antisémitisme utilisé pour critiquer l’antisionisme, car la critique sociale ne peut pas non plus se passer d’une réflexion sur la dialectique de la raison.
Le problème n’est donc pas que la critique postcoloniale des Lumières soit trop radicale. Il réside plutôt dans le fait que les Lumières sont simplement accusées. La critique de ces dernières échoue ensuite en permanence. Régulièrement, des essais pertinents commencent par des objections vibrantes contre le « lien extrêmement profond entre les projets impériaux de l’Europe et le culte des Lumières et de la raison, de la science et du progrès, qui a rendu possible la conception du monde comme un tout unifié »[17], pour ensuite, quelques pages plus loin, condamner l’Europe pour « trahison répétée des principes des Lumières de l’égalité, la fraternité, l’humanité, la démocratie et la justice »[18] et disserter sur les contenus non encore réalisés de ces principes en se référant notamment aux grands esprits européens. Dans cet exemple, Dhawan est arrivé, avec diverses références à Derrida, à une prétendue « Europe en devenir » qui doit assumer sa responsabilité dans la gestion de son « héritage colonial ». « L’Europe » serait « aujourd’hui prise entre le “plus là” et le « « pas encore”. Les forces de démocratisation qui sont à l’œuvre semblent être constamment hantées par des nationalismes brutaux, des racismes et des exclusions. Les non-Européens représentent un défi pour l’Europe en tant que mémoire et vestige du colonialisme. [...] La présence de migrants postcoloniaux est devenue un test pour l’engagement de l’Europe en faveur des idéaux des Lumières, de l’humanisme et du cosmopolitisme »[19].
La perte du noyau temporel de la critique
La théorie postcoloniale avait toutefois réservé l’enfermement entre le « plus là » et le « pas encore » aux anciennes colonies, car elle ne pouvait pas voir de potentiel de développement en Occident. La position de Dhawan, idéalisant finalement les Lumières et l’humanisme, esquisse donc l’une des possibilités pour se soustraire à ce problème. Le « post » ne signifiait en effet pas seulement un simple « après le colonialisme ». Il signifiait également « plus colonisé » mais aussi « pas encore émancipé ». Dans cette constellation, des doutes sur le sens émancipateur du nationalisme de Libération ont pu être formulés en rapport avec la constatation que la colonisation avait légué davantage que l’autonomie étatique n’était en mesure d’éliminer d’emblée. Il s’agissait notamment de l’« empreinte culturelle » de la « modernité », isolée dans le concept d’eurocentrisme. Le mot « colonial » dans l’auto-désignation pointait vers l’aveu qu’avec le moment de la décolonisation, tous les phénomènes associés au colonialisme n’avaient pas disparu, et que tous les espoirs étaient loin d’être comblés.
Si une partie de la critique postcoloniale applique aujourd’hui cette figure de pensée à l’Europe, comme le fait Dhawan, c’est un signe clair que cette constellation est désormais historiquement révolue. Certes, Dhawan ne précise pas quand et comment l’Europe s’est détournée de ses « nationalismes, racismes et exclusions brutaux » au point d’être désormais hantée par ceux-ci. On peut toutefois interpréter cela comme un reflet de l’expérience faite entre-temps, à savoir que l’histoire des États postcoloniaux peut plutôt être esquissée à l’envers, comme le passage d’un « pas encore » (l’émancipation) à un pouvoir qui ne s’en préoccupe « plus ». On le voit au fait que, même dans le « Sud global », ce sont de moins en moins des dictatures militaires à la base de pouvoir étroite qui règnent, mais des régimes populistes et identitaires de droite qui gouvernent, du nationalisme hindou au fascisme de type Bolsonaro, en passant par les différentes formes d’islamisme. Leurs fantasmes de puissance peuvent être interprétés comme des réactions à la crise, tout comme les exemples occidentaux et post-soviétiques, et se servent en même temps de la dénonciation anti-coloniale. Et ce, de la manière la plus claire là où le colonialisme historique était le moins présent, voire absent, c’est-à-dire dans la région centrale du Moyen-Orient de l’Empire ottoman, qui n’a disparu qu’en 1922.
Ce réflexe ne peut toutefois pas être soutenu par Spivak, qui a toujours choisi l’autre possibilité de réagir à la perte du noyau temporel de sa propre perspective. C’est précisément ce retour singulier à l’anti-colonialisme qui a été accompli sous le slogan de la « décolonialité ». « C’est l’éruption du nationalisme hindou en Inde en décembre 1992, qui s’est traduite par la destruction d’une mosquée à Ayodya, qui nous a appris l’échec de la décolonisation en Inde »[20]. Elle ne dit pas pourquoi une autonomie étatique obtenue sur la base de justifications nationalistes devrait être considérée comme un échec si un nationalisme plus agressif se développe dans l’État qui demeure autonome. Ainsi, lors du retour à l’anti-colonialisme, la simple dénonciation des Lumières est successivement exacerbée, sans renouveler son potentiel critique par rapport au nationalisme de Libération anti-colonial. Le point de départ commun des deux réactions est la distance ambivalente, au sens littéral du terme, par rapport au nationalisme. C’est l’État-nation, donc un produit de la modernité par excellence, qui devait ériger la libération par rapport aux conséquences du colonialisme au rang d’une possibilité propre et non déterminée de l’extérieur. Cette contradiction fatale n’a toujours été abordée qu’avec des gants de velours.
En surface, le simple fait de se rendre compte que la libération de la domination coloniale britannique en Inde, qui constitue le point de référence central de Spivak, avait déjà eu lieu depuis une quarantaine d’années au milieu des années 1980, lorsqu’elle élaborait le noyau de sa théorie, révèle le passage du temps. Entre-temps, presque 40 années supplémentaires se sont écoulées. Les théories auxiliaires typiques, comme celle selon laquelle la rupture avec l’époque coloniale est limitée parce qu’une grande partie des membres de la société ont encore été socialisés sous le colonialisme, ont donc nettement perdu de leur force de conviction, d’autant plus que l’Inde n’a jamais été une colonie de peuplement. Il est donc tout à fait logique d’inverser le mouvement de pensée et de ne plus chercher à identifier tout ce que le colonialisme a conditionné et conditionne encore à titre posthume. À l’inverse, il faudrait se demander ce qui a conditionné le colonialisme dans la phase de constitution du capitalisme qui s’est maintenu sans conteste et sous quelle forme historiquement modifiée cette contrainte existe aujourd’hui. Mais pour répondre à cette question, il faudrait d’une part revenir sur la suppression du facteur économique irréductible qui rend les théorèmes auxiliaires nécessaires. D’autre part, cela impliquerait une critique plus fondamentale du nationalisme. Au lieu de cela, on préfère présenter les « processus de décolonisation » comme « compliqués » et « ambigus », comme « continus » mais « non progressifs », parce que le colonialisme serait toujours « revitalisé »[21]. Tout comme si, par exemple, le processus de « décolonisation » de l’Inde, certes « ambigu » et « compliqué » entre-temps, n’avait pas commencé en 1885 avec la création du Congrès national indien et ne s’était pas achevé en 1947.
Cela permettrait également de montrer que non seulement le « capitalisme », mais aussi le « racisme », sont des concepts plus généraux que le « colonialisme ». À cet égard, les conséquences de la distance ambivalente par rapport au nationalisme sont bien illustrées par le fait que l’antiracisme post-colonial s’est toujours placé sur le terrain de l’auto-limitation que l’ONU s’est imposée en 1965 dans la fameuse « Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ». « La présente convention », y est-il dit directement à l’article 1, paragraphe 3, « ne peut être interprétée comme affectant de quelque manière que ce soit les dispositions législatives des États parties à la Convention concernant la nationalité, la citoyenneté ou la naturalisation, à condition que ces dispositions ne soient pas discriminatoires à l’égard d’une nationalité particulière »[22]. En d’autres termes, c’était à l’époque un secret de polichinelle qu’une « élimination de toute forme de discrimination raciale » efficace devait non seulement toucher, mais aussi remettre en question la législation sur la citoyenneté, car celle-ci est un point de fixation important des processus d’identification sociale qui précèdent les discriminations. Mais cela ne convenait apparemment à aucune des parties, ce qui a permis de décider de la quadrature du cercle. De là, on peut tracer un trait connectant ce fait avec l’opposition actuelle aux réfugié-es et la réticence de Seebrücke à la qualifier de raciste, car il est tout à fait possible d’argumenter que les États de l’UE ne font ici que faire valoir leur propre législation « sur la nationalité, la citoyenneté ou la naturalisation », qui ne cible justement pas seulement les sujets « d’une nationalité particulière ». Bien que la première théorie postcoloniale, en accord avec la critique post-moderne de l’identité sur laquelle elle se fonde méthodologiquement, avait de bonnes raisons de se méfier au moins de la formation de l’identité nationale, le concept de racisme qu’elle contient est toujours resté lié à cette auto-limitation de l’ONU, et une violation de celle-ci aurait également dû conduire à une rupture avec l’attitude ambivalente envers le nationalisme de Libération.
Dans la perspective des luttes antiracistes d’aujourd’hui contre la répression et la gestion des mouvements migratoires, il y aurait pourtant là matière à réflexion, car l’intensité actuelle de cette répression pousse à constater que les mouvements anti-coloniaux auraient rencontré une résistance incomparablement plus grande s’ils avaient eu pour objectif de faire des colonisé-es des citoyen-nes égaux-ales des États coloniaux, avec tous les droits que cela implique. Bien entendu, cela aurait également réduit le problème. Le processus de valorisation de la valeur, certes non déconstructible, mais pas du tout irréductible, qui a assuré la continuité de la domination au-delà du colonialisme et qui a maintenu les appropriations coloniales à l’époque postcoloniale, n’a pu être banni des démocraties occidentales. Il ne favorise pas tant les membres de certaines nations en possession de certaines formes de connaissance que le capital (et non les capitalistes), qui, en tant que processus abstrait d’auto-valorisation, semble avoir toujours existé. C’est-à-dire le capital européen et ses descendants aux États-Unis. Cela implique la dévalorisation, non pas en premier lieu territoriale, mais logique, des capitaux périphériques, raison pour laquelle les tentatives post-coloniales de les nationaliser puis de les développer selon le modèle social-démocrate ou socialiste d’État n’ont pas été un remède à la dévalorisation récurrente du travail enchaîné au capital périphérique. Une majorité indienne au Parlement de Londres, qui siégerait à Calcutta, n’aurait pas plus aidé contre cela, et encore moins contre la crise actuelle. Mais il s’agit là aussi d’une construction anhistorique, car la décolonisation a été rendue possible par les socialismes d’État d’Europe de l’Est qui pensaient ainsi affaiblir leurs adversaires primaires dans la Guerre froide en les privant d’une partie de leurs prétentions à la propriété.
Toutefois, cette construction anhistorique met en lumière à quel point l’espoir d’une indépendance possible de peuples étatiques homogènes, capables de gérer leur productivité de manière autonome, participe de la misère. Loin de critiquer l’échec de la décolonisation dans une telle perspective, le discours post-colonial a plutôt dissimulé sa propre ambivalence et incorporé le nationalisme : « Les luttes nationalistes anti-coloniales représentent le début d’une décolonisation progressive qui se poursuit encore aujourd’hui »[23] disent Castro Varela et Dhawan. C’est à ce moment-là qu’a sonné l’heure de la ré-élaboration « décoloniale » du problème[24], qui aggrave la misère et conduit à se saisir d’une terminologie selon laquelle la décolonisation ne semble même pas avoir commencé. « Pour que la décolonisation puisse commencer », prévoit par exemple Walter Mignolo, membre du groupe Modernité/Colonialité, « il faut concevoir des alternatives à la modernité et à la civilisation néolibérale »[25]. Il s’agit d’une formulation selon laquelle la « colonialité » au même titre que la « civilisation néolibérale », qui selon le consensus de gauche aurait émergé à partir des années 1980, serait même née après le colonialisme dans une nouvelle variante.
Cela n’est plus compatible avec une mise en œuvre de la philosophie de l’histoire post-moderne, qui part de la fin de l’Histoire et ne connaît que des ruptures permanentes et des changements de dispositifs dans le temps, c’est pourquoi le paradigme post-moderne anti-ontologique bascule à nouveau dans l’ontologie. Le langage le trahit déjà. Mais même celles et ceux qui débattent encore du postcolonialisme ne semblent plus guère attacher d’importance à cet héritage qui était dirigé contre l’ontologie du matérialisme historique. Elles et ils se félicitent plutôt que des « termes concurrents ou complémentaires » comme « décolonial » de Mignolo « visent, dans leurs hypothèses de base, des phénomènes et des problématiques similaires »[26]. Les attaques du côté décolonial contre le postcolonialisme sont présentées par Castro Varela et Dhawan comme des postures inappropriées au vu des prétendues larges similitudes[27]. Ceci n’est pas surprenant, car les théories élaborées dans l’environnement du groupe Modernité/Colonialité sont tout à fait susceptibles de faire oublier au courant postcolonial la perte de son noyau temporel ; même si, comme il ressort par exemple de cette formulation de Mignolo, ces théories regorgent d’hypostase anhistorique de l’esprit : « La grammaire de la décolonialité (la décolonisation de l’être et du savoir ainsi que des théories politiques et économiques) », dont le développement constitue son programme, « commence lorsque les acteurs-trices qui habitent des langues racisées et des subjectivités privées de leur humanité, prennent conscience des effets de la colonialité de l’être et du savoir »[28]. En revanche, Mignolo ne se donne pas pour tâche avec sa « désobéissance épistémique » de décoloniser les formes de l’État et du droit qui véhiculent la domination. Mais ce n’est pas parce que cette décolonisation, comme devrait le savoir la critique postcoloniale, a déjà eu lieu historiquement. Pour Mignolo, les formes sociales apparues et passées ou établies et abolies dans le temps historique ne sont manifestement que des dispositions « par le haut » de l’existence sans logique propre analysable. Seul le colonialisme est quelque chose qui peut être compris conceptuellement (il fait ce compliment à Immanuel Wallerstein). Aníbal Quijano, l’auteur à l’origine de la « décolonialité », a en revanche « ressenti et conceptualisé la colonialité ». Celui-ci a découvert « le niveau invisible de la colonialité derrière les colonialismes modernes/impériaux de l’Europe »[29] qui peut facilement exister même s’il n’y a plus de colonies. Elle consiste dans le savoir du bon ordre au sens du « contrôle impérial » lui-même, qui n’aurait fait que se réincarner dans tout ce qui est pensé et connu historiquement et qui serait toujours appliqué directement pour contrôler l’être.
La « colonialité » serait le « contrôle de l’autorité », le « contrôle du genre et de la sexualité », le « contrôle de la subjectivité », le « contrôle de la connaissance » et le « contrôle de la nature »[30], donc extérieure à ce qui est contrôlé. Loin d’être irréductible au-delà du subjectif isolé, la « matrice coloniale du pouvoir » engloberait le capital comme l’une de ses sphères, « à savoir la sphère du contrôle de l’économie »[31], et les ruptures dans l’histoire interne du capitalisme, dont la philosophie post-moderne connaît plutôt trop que trop peu, n’ont soi-disant pas eu lieu. Même le « passage du féodalisme au capitalisme » s’avère être une illusion « dans la perspective de l’histoire (transmoderne et décoloniale) »[32]. Ici, le « facteur économique » n’est certes plus raturé, mais il est encore plus irréductible, car tout cela est censé être resté essentiellement identique depuis Christophe Colomb.
L’ontologie de Mignolo rend également tangible ce que le post-colonialisme a spécifiquement apporté à l’antisionisme de gauche, car le niveau invisible de Mignolo derrière toute contrainte sociale n’est d’une part pas grand-chose d’autre que la présence permanente de la « dislocation » du pouvoir, qui, selon Spivak, n’a été accomplie qu’historiquement à l’origine. Il s’agit toutefois d’une différence importante, car tandis que la variante de Spivak peut ensuite supposer la répartition effective du pouvoir dans la société, qui ne doit plus être qu’« orchestrée », Mignolo doit donner un nom à un sujet qui ordonne constamment avec puissance. La proximité avec l’antisémitisme contenue dans ce dernier point saute aux yeux, en particulier dans le passage probablement le plus curieux de son livre[33]. Il y est question de la capacité des « sujets impériaux et puissants sur le plan linguistique » à « dissimuler leur appartenance à une région »[34]. Par quoi il entend en fait les colonisateur-trices chrétien-nes, puis les colonisateurs-trices éclairé-es. Nulle part, il n’écrit que le judaïsme a joué un rôle dans la colonisation. Néanmoins, il a sans doute pensé, de manière tout à fait antisémite, aux Juifs-ves qui dissimulent leur pouvoir, car sinon il n’aurait pas ressenti le besoin de compléter cette explication dans une note de bas de page : « Pourquoi ce n’est pas le judaïsme, mais le christianisme qui est devenu hégémonique, c’est une autre histoire ; cela a autant à voir avec la consolidation d’un État juif après 1948 qu’avec le rôle que les juifs jouent en complicité avec la structure de pouvoir actuelle (comme en Russie et aux États-Unis) ». Le fait que la colonialité ait toujours eu le pouvoir de transformer les victimes de l’époque en bourreaux d’aujourd’hui est une preuve supplémentaire de l’existence d’un sujet anhistorique issu de l’inconscient (qui ne connaît pas le temps). La genèse historique d’Israël est ici une cause intemporelle.
À première vue, il s’agit donc d’un des fantasmes anti-impérialistes habituels du sujet derrière tout pouvoir, qui n’a rien de spécifiquement « décolonial », et encore moins de postcolonial. Il est toutefois frappant de constater que Spivak, dont la pensée n’a par ailleurs rien à voir avec l’hyper-sujet de Mignolo, a aussi pris un virage similaire. Ainsi, dans un texte de 2016, elle ne parle plus non plus de « postcolonialisme », car « le colonialisme n’est pas du tout terminé ». Ce dont elle ne peut fournir aucune preuve hormis celle-ci : « Une version de l’impérialisme territorial et du terrorisme d’État à l’ancienne existe encore aujourd’hui en Palestine »[35]. Ce qu’elle n’a pas pu faire à son tour sans déclarer que les kamikazes sont des subalternes, car « mon besoin de comprendre ce qui fait que des générations d’enfants deviennent des kamikazes a la même origine que mon acte d’hommage personnel à la sœur de ma grand-mère et le besoin de changer collectivement la normalité. Son suicide était aussi un message qui n’a pas été repris »[36].
Le traducteur allemand de Mignolo, Jens Kastner, qui s’est déjà heurté à la note de bas de page de Mignolo, a critiqué ce passage comme antisémite dans un article de Graswurzelrevolution 414 en argumentant que l’exemple de Spivak devrait étonner « parce que les modèles économiques et politiques coloniaux se sont finalement maintenus jusqu’à aujourd’hui dans de nombreux pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie dans des variantes qui s’actualisent constamment »[37]. Mais l’argument devrait ici résider dans l’exact contraire. La variante postcoloniale de la fixation sur Israël consiste à rejeter le fait que c’est précisément ce maintien qui devient de plus en plus impossible. C’est pourquoi le sionisme est devenu une surface d’identification négative. Il s’y prête d’une part parce qu’il est l’un des nationalismes de Libération les plus précaires, dont l’existence étatique est menacée en permanence. D’autre part, il se distingue de tous les autres nationalismes de Libération car, en raison de la différence entre le racisme et l’antisémitisme, son émergence a été liée à l’immigration. Le fait que les immigré-es juifs en Palestine n’aient pas formé de colonie de peuplement parce qu’elles et ils ne voulaient pas appartenir à leur « mère-patrie » est généralement reconnu tant par les auteurs-es postcoloniaux-les que par les auteur-es décoloniaux-les. Cette reconnaissance se fait certes de manière quelque peu oblique dans la mesure où elles et ils utilisent le terme de « colonisation intérieure » des Juif-ves Europe. Malgré tout, c’est justement à travers cette fausse subsomption des victimes de l’antisémitisme parmi les colonisé-es que l’on peut reconnaître le moment de l’identification avec Israël. L’identification avec les Palestinien-nes n’est ici que secondaire. Il s’agit plutôt de la mise au service d’une identification non autorisée avec le pouvoir de l’État (en général) à travers Israël.
Dans l’antisémitisme classique, le fantasme d’un pouvoir juif sur la circulation de l’argent et des marchandises est lié au désir d’exercer ce pouvoir soi-même. Ce désir est lui-même né de l’expérience inacceptable de la crise (depuis la crise des fondateurs[38]), à savoir que personne ne dispose de ce pouvoir, raison pour laquelle il a été personnifié dans celles et ceux à qui il était le plus facile de le prendre. Selon le même schéma, l’antisionisme postcolonial suppose que le succès sans progrès du nationalisme de Libération est le fait de celles et ceux à qui ce succès est le plus facile à reprendre. Dans l’antisionisme postcolonial, Israël est effectivement traité comme le seul État colonial encore existant, et l’on reconnaît ainsi, par le biais d’une contre-vérité ‒ selon son propre point de départ identificatoire ‒ ce que l’on ne peut pas reconnaître pour tous les autres États postcoloniaux. Pour Spivak et encore plus clairement pour la cause intemporelle de Mignolo, cette personnification de l’impasse historique est nécessaire pour que la décolonisation puisse quand même commencer.
Ce qui nous ramène à l’attitude ambivalente du postcolonialisme vis-à-vis du nationalisme de Libération, car ce n’est sans doute pas un hasard si son actualisation « décoloniale » est née en s’inspirant de la situation en Amérique latine, où la gauche s’imagine depuis bien plus longtemps en conflit avec un colonialisme qui semble ne jamais vouloir prendre fin. L’indépendance des États-nations de ces pays vis-à-vis de l’Espagne et du Portugal a été obtenue ‒ relativement tôt à l’échelle mondiale ‒ dès le premier quart du xixe siècle. Mais cela n’a pas mis fin à la colonisation. Bien au contraire, l’immigration a été encouragée à l’époque par les élites des États devenus indépendants, sur la base de considérations racistes. Ainsi, Bautista Alberdi, co-auteur de la Constitution libérale argentine de 1853, était d’avis que « gouverner signifie peupler, que peupler signifie spontanément et rapidement éduquer, améliorer, civiliser, enrichir et agrandir, comme ce fut le cas aux États-Unis. Cependant, pour civiliser une population par une autre, il faut une population civilisée ; pour apprendre à notre Amérique la liberté et l’industrie, il faut le faire avec les populations les plus avancées d’Europe dans le domaine de la liberté et de l’industrie, comme c’est le cas aux États-Unis »[39]. On voit ici des intentions d’auto-racialisation manifestement nées de la jalousie à l’égard de la décolonisation économiquement plus productive en Amérique du Nord.
Au lieu d’en déduire et d’analyser le contenu raciste de la formation d’un État-nation, Aníbal Quijano a notamment avancé l’affirmation aventureuse selon laquelle ce processus n’a jamais pu avoir lieu en Amérique latine en raison du racisme colonial. Les « groupes dominants dans toutes les autres colonies ibériques [à l’exception de l’Haïti du temps de la colonie espagnole et du Pérou, note de JustIn Monday] » auraient réussi à « éviter la décolonisation de la société, tout en luttant pour l’indépendance de leurs États »[40]. « Dans aucun pays d’Amérique latine », « on ne peut trouver une société entièrement nationalisée ni un État-nation à proprement parler »[41]. Le concept d’État-nation nécessaire pour cela a toutefois un petit défaut : si on le suit, il n’y aurait pas non plus d’État-nation en Europe, car « le processus d’homogénéisation nationale de la population [d’Amérique latine] selon le modèle eurocentrique n’aurait été possible que par un processus radical et global de démocratisation de la société et de l’État »[42]. En revanche, la révolte des esclaves en Haïti aurait été une « décolonisation effective et globale du pouvoir », car elle aurait été « une révolution nationale, sociale et racialisée »[43], et non pas une révolution antiraciste.
Une telle démocratisation, qu’il suppose explicitement être une réalité pour la France, aurait toutefois été empêchée par la « structure globale de contrôle du facteur travail »[44]. La fonction du racisme serait de maintenir cette dernière, car il légitime non seulement le travail salarié (blanc), mais aussi le servage et l’esclavage. Or, les serfs et les esclaves n’avaient effectivement pas d’intérêts nationalisables, mais ils ont néanmoins longtemps coexisté avec le travail salarié en Amérique latine. Le racisme, qui dans ce cas s’est donné pour mission de « civiliser un groupe de population par un autre », n’a jamais voulu, au sens strict du terme, cette différence apparemment éternelle, car cela contredit le lien que le fond et la forme semblent avoir dans la pensée raciste. L’« idée de race » n’était ni un plan ni un « instrument de domination », mais toujours un mythe qui entrait en jeu lorsqu’il fallait défendre son propre ordre, même si l’effet qu’on lui prêtait n’était pas au rendez-vous dans la réalité. Elle n’est pas une « structure de contrôle sur le facteur travail », mais un mythe du travail et ne légitime que secondairement, tout en niant en permanence les caractéristiques du légitimé et du mythologisé. C’est pourquoi elle ne met pas non plus à disposition un savoir utilisable de manière instrumentale, pour quelque domination que ce soit. De même, aucun discours n’est en mesure de pallier le manque de perception de la réalité résultant de ce déni. La constatation selon laquelle les discours subjectivants ne sont pas capables de dire la vérité est donc tout à fait correcte. Au contraire, le mythe laisse aveuglément s’exprimer le pouvoir qui s’est établi d’une autre manière et facilite par la suite son usurpation ‒ encore plus dysfonctionnelle. La « colonialité » est la simple répétition de ce mythe et donc le basculement des Lumières postcoloniales en un tel mythe.
L’importance de cette différence ne peut guère être surestimée au vu du racisme de crise actuel. Ce dernier réagit au fait que l’ordre capitaliste ne produit pas seulement des résultats inattendus, mais en plus au fait que cet ordre menace de se désintégrer en raison de ses lois internes. Les dispositions fonctionnalistes du décolonialisme, qui a de nouveau abandonné l’attitude postcoloniale ambivalente au profit d’une fixation sans rupture sur l’indépendance nationale prétendument jamais acquise, est donc la dernière chose dont la critique antiraciste a besoin actuellement.
Just InMonday, 2023.
Traduit de l’allemand par Memphis Krickeberg
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[1] Thilo Sarrazin, L’Allemagne disparaît. Démographie, éducation, immigration : pourquoi le futur est sombre, Paris, Éditions du Toucan, 2013. Sarrazin (né le 12 février 1945) est un homme politique (membre du SPD), économiste et banquier allemand. Il était membre du directoire de la Deutsche Bundesbank depuis le 1er mai 2009, poste qu’il a quitté le 1er
octobre 2010 à la suite de la polémique déclenchée par la parution de son livre L’Allemagne disparaît (Deutschland schafft sich ab, titre que l’on pourrait traduire littéralement par « L’Allemagne se supprime elle-même ») sur les conséquences supposées de l’immigration musulmane. Il s’agit du livre politique le plus vendu de la décennie 2010 en Allemagne (NdT).
[2] Seebrücke est un groupement international de la société civile, organisé de manière décentralisée, qui s’est formé à partir de 2018 et qui s’oppose à la politique migratoire européenne et en particulier à la criminalisation du sauvetage en mer en Méditerranée. Les acteurs-trices se solidarisent avec tous les réfugié-es et demandent aux hommes et femmes politiques de créer des voies de fuite sûres (NdT).
[3] « Wir bauen eine Brücke zu Sicheren Häfen », seebruecke.org, < https://www.seebruecke.org/ueber-uns >.
[4] « Do’s & Don’t’s », seebruecke.org, < https://seebruecke.org/material/how-to-dos-and-donts >.
[5] Varela Maria do Mar Castro & Nikita Dhawan, Postkoloniale Theorie. Eine kritische Einführung, Transcript, 2015, p. 16.
[6] Gayatri Chakravorty Spivak, Outside in the teaching machine, Routledge, 2008, p. 131.
[7] Le capitalisme comme ontologie sociale négative, participant de la « totalité brisée » (Roswitha Scholz) de la valeur-dissociation, constitue une forme de socialisation historiquement spécifique déterminant des formes de subjectivité, d’action et de pensée prévalant dans la modernité, où la valeur constitue une forme de représentation abstraite et morte, réifiée, fétichiste, dépouillée de tout contenu concret sensible, du travail vivant passé à produire les produits, qui dans l’échange, est devenu « argent ». La « valorisation de la valeur » (Marx) décrit dès lors le caractère structurellement dynamique et tautologique du capital, en tant que valeur qui ne fait que se référer à elle-même (la valeur devient un « sujet automate »). Pour se reproduire et s’agrandir, au travers des activités des individus qui en sont les supports et les « masques de caractères » de sa métamorphose, il se doit de sans cesse générer « plus » de valeur à partir de la valeur déjà accumulée. La subordination fétichiste totale de la vie sociale et individuelle aux exigences de l’économie est dès lors une caractéristique proprement capitaliste et l’un de ses traits les plus scandaleux : le concret, dans ses mille formes qui obéissent chacune à une logique particulière, est subordonné à une logique abstraite unique, à la multiplication tautologique d’une substance imaginaire qui ne connaît pas la qualité, mais seulement la quantité, à savoir la valeur produite par l’aspect abstrait du travail (NdÉ).
[8] Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Amsterdam, 2009, p. 56.
[9] Ibid., p. 26.
[10] Ibid., p. 73.
[11] Ibid., p. 24.
[12] Ibid., p. 36.
[13] Ibid.
[14] Ibid.
[15] Ibid., p. 37.
[16] Ibid., p. 36.
[17] Nikita Dhawan, « Doch wieder! Die Selbst-Barbarisierung Europas » dans María do Mar Castro Varela et Paul Mecheril (dir), Die Dämonisierung der Anderen. Rassismuskritik der Gegenwart, Transcript, 2016, p.75.
[18] Ibid. p. 78.
[19] Ibid. p. 80.
[20] Gayatri Chakravorty Spivak, A Critique of Postcolonial Reason. Toward a History of the Vanishing Present, Harvard University Press, 1999, p. 362.
[21] Maria do Mar Castro Varela & Nikita Dhawan, Postkoloniale Theorie. Eine kritische Einführung, Transcript, 2015, p. 16.
[22] Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, 04/01/1969, ohchr.org, < https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/international-convention-elimination-all-forms-racial >.
[23] Maria do Mar Castro Varela & Nikita Dhawan, Postkoloniale Theorie, op. cit., p. 45.
[24] Le courant décolonial est distinct de celui du postcolonialisme, et fait référence au projet ou à la perspective Modernité/Colonialité (M/C) renvoyant à des rencontres d’intellectuel-le-s latino-américain-e-s (parfois en poste dans des universités aux États-Unis) qui se réunirent au tournant du siècle et un peu après, autour des concepts de colonialité du pouvoir et de modernité/colonialité. Ce courant est multiple et comprend de nombreuses oppositions, les auteurs se rattachant à ce courant sont par exemple Enrique Dussel, Aníbal Quijano, Walter Mignolo, Santiago Castro-Gómez, María Lugones, Nelson Maldonado-Torres, Arturo Escobar, Lissel Quiroz et Ramon Grosfoguel. Ce courant puise dans la théorie marxiste traditionnelle de la dépendance ou la théologie et la philosophie de la libération et prétend s’identifier aux mouvements indigènes ou afrodescendants, aux luttes contre l’extractivisme, pour le communalisme et les diverses formes de « féminisme décolonial ». Ce courant a reçu des critiques épistémologiques, théoriques et politiques dans l’ouvrage collectif de Gaya Makaran & Pierre Gaussens (coord.), Piel blanca, máscaras negras. Crítica de la razón decolonial, México, Bajo Tierra ediciones y Centro de investigaciones sobre América Latina y el Caribe-Universidad Nacional Autónoma de México, 2020 (extrait à paraître aux éditions L’Échappée) ; voir aussi le n°26 « Le kaléidoscope du prolétariat » de la revue française Théorie communiste, sur la critique du « Grand récit décolonial », 2018 ; ainsi que El Hadj Souleymane Gassama, dit Elgas, Les Bons ressentiments. Essai sur le malaise postcolonial, Marseille, Éditions Riveneuve, 2023 (NdÉ).
[25] Walter D. Mignolo, Epistemischer Ungehorsam. Rhetorik der Moderne, Logik der Kolonialität und Grammatik der Dekolonialität, Tura + Kant, 2012, p. 190.
[26] Maria do Mar Castro Varela & Nikita Dhawan, Postkoloniale Theorie, op. cit., p. 16.
[27] Ibid., p. 318 sqq.
[28] Walter D. Mignolo, Epistemischer Ungehorsam, op. cit., p. 188.
[29] Ibid., p. 140.
[30] Ibid., p. 142 sqq.
[31] Ibid., p. 160.
[32] Ibid., p. 156.
[33] La proximité de certains auteurs « décoloniaux » ou « post-coloniaux » avec des formes d’aplanissement de la spécificité de l’antisémitisme et de l’Holocauste, voire plus ouvertement des formes d’antisémitisme, a été observée à maintes reprises. Dans La Grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (Textuel, 2020, p. 411-413), le sociologue Philippe Corcuff a décortiqué les « jeux ambigus avec les frontières de l’antisémitisme » chez Houria Bouteldja, ex porte-parole du Parti des Indigènes de la République dans le livre Les Blancs, les Juifs et nous ; Sur l’affaire Achille Mbembe, voir Ivan Segré, Misère de l’antisionisme (L’Éclat, 2020) ; voir également Ingo Elbe, « “… It’s not systemic”. Antisemitismus im postmodernen Antirassismus » (disponible sur le site : < https://www.rote-ruhr-uni.com/ >) et plus largement l’ouvrage collectif Probleme des Antirassismus : Postkoloniale Studien, Critical Whiteness und Intersektionalitätsforschung in der Kritik (Tiamat, 2022) (NdÉ).
[34] Walter D. Mignolo, Epistemischer Ungehorsam, op. cit., p. 113.
[35] Gayatri Chakravorty Spivak, « Wer hört die Subalterne? Rück- und Ausblick », zeitschrift-luxemburg.de, 2016, disponible sur : < https://zeitschrift-luxemburg.de/artikel/wer-hoert-die-subalterne-rueck-und-ausblick/ >.
[36] Ibid.
[37] Jens Kaster, « Tod einer Handlungsmacht », graswurzel.net, 2016, disponible sur : < https://www.graswurzel.net/gwr/2016/12/tod-einer-handlungsmacht/ >.
[38] La « crise » ou « krach des fondateurs » désigne le krach boursier de 1873, et plus particulièrement l’effondrement des marchés financiers. Ce krach boursier, qui a davantage touché l’Autriche-Hongrie que l’Allemagne, a mis un terme à l’« époque des fondateurs », au sens d’une phase de création d’entreprises souvent spéculatives (NdT).
[39] Juan B. Alberdi, Bases y punto de partida para la organización política de la República Argentina [1852], 1915, p. 13-14.
[40] Aníbal Quijano, Kolonialität der Macht, Eurozentrismus und Lateinamerika, Vienne/Berlin, Turia + Kant, 2016, p. 97 sqq.
[41] Ibid. p. 104.
[42] Ibid.
[43] Ibid. p. 97.
[44] Ibid. p. 31.