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Entropie sociale et politique thermodynamique 

Un extrait de Robert Kurz

Ci-dessous, nous traduisons une petite note de lecture de Robert Kurz qu’on peut lire dans Der Letzte macht das Licht aus (1993, Tiamat, pp. 33-36) et qui montre un intérêt de sa part pour la question énergétique. Kurz y recense un livre de Elmar Altvater paru l’année précédente et en appelle dans sa recension à une articulation de la question énergétique avec les catégories fondamentales de la société productrice de marchandise, articulation qui fait défaut aux analyses d’Altvater. Ce professeur de science politique, ancien membre du SDS et l’un des fondateurs des Verts allemands, s’est intéressé aux questions de l’endettement, de la régulation des marchés et de l’environnement. D’inspiration marxiste orthodoxe, il s’est illustré dans le mouvement altermondialiste et a apporté dans les années 2000 une contribution diamétralement opposée à la théorie kurzienne de la crise, en ceci qu’il pensait que le capitalisme ne pourrait pas s’effondrer de l’intérieur, mais seulement sous les coups d’un choc extérieur lié à une transformation des structures de pouvoir. On peut voir que faute d’une articulation conceptuelle des catégories du capitalisme, la gauche écologiste se condamne — il y a trente ans comme aujourd’hui — à des vœux pieux sur une transformation superficielle des rapports de disposition et des « modes de vie ». Mais Kurz se montrait alors assez léger à son tour sur les possibilités d’une « révolution solaire » qui a entretemps révélé son vrai visage de poursuite entropique de la ruine du monde.


Même les présidents américains et les chanceliers allemands savent que la transformation du monde en terrain de production industrielle et de calculs de rentabilité a entraîné des « effets secondaires » non prévus qui pourraient être fatals à une assez large échelle. Mais comme l’âme de l’être producteur de marchandises est économique, la petite contradiction nouvellement découverte entre « l’écologie » et « l’économie » est résolue de manière conséquente en faveur du côté économique. La nature doit être mise en adéquation avec le système du marché, la réparation précaire des destructions qui ont la forme-marché [marktförmig] doit elle-même être résolue conformément à la forme-marché.

Elmar Altvater, professeur à la Freie Universität de Berlin et vieux maître de l’économie politique de gauche en Allemagne fédérale, a entrepris dans son livre Le prix de la prospérité ou le pillage de l’environnement et le nouvel ordre mondial (1992, non traduit en français) une rare tentative de traduire les activités de l’économie de marché en catégories écologiques et même physiques. Cette nouvelle approche ne contient pas moins qu’une réinterprétation de la critique de l’économie politique « dans les termes de la thermodynamique ». Au lieu de la base économique sous forme de valeur, de marchandises et d’argent, c’est la « base énergétique » sous forme d’un certain « système de transformation de l’énergie » qui passe au premier plan. L’industrialisation capitaliste représente (d’après Nicholas Georgescu-Roegen) fondamentalement une « seconde révolution prométhéenne » dans laquelle la « base énergétique » est fondée sur les énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz). Le capitalisme en général et en particulier son étape de développement fordiste sont donc selon Altvater essentiellement « un mode de production fossile ».

On peut ainsi reformuler la contradiction et la crise de ce mode de production d’après les lois de la thermodynamique comme un rapport entre la « syntropie » et « l’entropie ». En suivant selon Altvater une interprétation « anthropomorphique » du deuxième principe de la thermodynamique, l’entropie devient « la condition fondamentale de l’économie ». Elle doit être surcompensée par la syntropie, c’est-à-dire par un apport extérieur d’énergie. Mais ce rapport bascule avec un mode de production qui, à l’instar du capitalisme, utilise à une vitesse croissante l’énergie solaire stockée depuis des millions d’années dans les « îlots de syntropie positive » des gisements fossiles et pratique le « pillage syntropique ».

Mais il ne s’agit pas seulement pour Altvater de la finitude des ressources fossiles (déjà abondamment formulée). Du fait que l’entropie peut également être comprise, du point de vue des sciences sociales, comme une « augmentation du désordre et du chaos » dans la société, la « consommation de syntropie » ne se limite pas du tout à sa base énergétique immédiate. L’augmentation irréversible de l’entropie touche l’ensemble du système écologique et social de la société, car les charges indirectes sur les ressources naturelles et sociales ne peuvent absolument pas être prises en compte dans le calcul économique. Si le capitalisme fordiste, partant des États-Unis, a néanmoins pu réaliser une « systématisation » de la société dans les pays occidentaux selon ses critères de cohérence sociale à haut niveau de productivité et de revenu, c’est surtout parce que son avance historique lui a permis d’externaliser les contraintes écologiques, y compris leurs conséquences sociales. Il a pu piller la « productivité écologique » supérieure des pays du Sud global avec la productivité fossile de ses systèmes de conversion d’énergie monopolisés. Les « coûts sociaux » des contraintes écologiques en faveur des « sociétés riches et puissantes » ont été globalisés via le marché mondial, de sorte que le modèle d’industrialisation capitaliste ne peut pas être généralisé.

La critique thermodynamique de l’économie qui s’est développée depuis les années 70, et dans le prolongement de laquelle s’inscrit Altvater, peut apporter des contributions importantes à une « raison sensible » requise pour la survie au déclin de la modernité. Il n’en reste pas moins qu’elle frappe par une inconséquence qui n’est pas négligeable. En effet, le rapport entre la reformulation thermodynamique et les catégories économiques fondamentales reste flou. Ne peut-on dire que la logique entropique du « fossile » et la logique du processus d’auto-valorisation de l’argent « systématisé » sont une seule et même chose ? Ceci aurait pour conséquence qu’une modification de la « base énergétique » sans une « démonétarisation » et une « déséconomicisation » de la société est inatteignable. Mais Altvater a malheureusement décidé il y a déjà longtemps que la « mise en valeur » du monde, et donc la marchandise, l’argent et le marché ne peuvent être transformés, et que le dépassement de ces formes serait un « fondamentalisme ». Certes, il parle lui-même de « l’impérialisme de l’économie », mais il parle par ailleurs sur le ton d’une évidence du fait que « les principes économiques du choix rationnel de modes d’utilisation de ressources rares continuent d’être valables ». Il reprend ainsi à son compte les dogmes axiomatiques de l’économie standard malgré son engagement écologique affiché.

Cette rationalité propre à l’économie standard ne rend pas compte de la « rareté » réelle, sensible, des ressources, mais seulement des limitations systémiques qu’implique la contrainte de rentabilité managériale. C’est bien pourquoi ces « principes économiques » apparemment rationnels conduisent justement à la folle déplétion des ressources et au processus entropique qu’Altvater sait si bien décrire. Il y a donc certes un progrès lorsqu’il en appelle à « l’écologisation de l’économie » contre la tendance dominante à « l’économisation de l’écologie ». Mais une simple inversion des rapports de domination, qui veut quand même rendre à César ce qui est à César, à savoir le fétiche de la rentabilité, échouera nécessairement sur l’implacable limite immanente du système. La proclamation par Altvater d’une « révolution solaire » thermodynamique et d’une « société solaire » qui passe par l’utilisation directe « du flux d’énergie permanent du soleil », quoique tout à fait sensée, pourrait en fait avoir le caractère d’une manœuvre de diversion théorique en raison du flou qu’elle entretient avec les contraintes de la valorisation abstraite de l’argent. Il n’est pas pertinent de lier une argumentation centrée sur « l’énergie » à la vision vague selon laquelle une transformation écologique ne serait pas possible sans une « modification fondamentale » de la « culture » ainsi que des « modes de production » et des « modes de vie », et en même temps d’exclure une transformation elle-même du système producteur de marchandise de la modernité. Si l’on fait abstraction de cette « insidieuse » inconséquence, la « révolution solaire » d’Altvater devrait toutefois rester en travers de la gorge de tous les éco-bricoleurs sans fondement théorique et favorables à l’économie de marché. Et ce n’est déjà pas si mal.

Robert Kurz, 1993

Traduction : Sandrine Aumercier*

Source : Grundrisse : Psychanalyse et capitalisme

 

Tag(s) : #Critique des Lumières - du Progrès - de la Raison
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