Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Libres débats pour libres citoyens ?

Quelques remarques sur la cancel culture et ses critiques

*

Thomas Meyer

 

 

Nombreux sont ceux qui voient dans la cancel culture une menace pour la liberté et la diversité d’opinion. On se réfère volontiers à des classiques libéraux comme Voltaire ou John Stuart Mill. Ils soulignent l’importance de pouvoir entendre des voix divergentes (sans pluralité d’opinions, il n’y aurait pas de progrès dans la connaissance) et de pouvoir en prendre connaissance, ainsi que le danger de la censure et de l’ostracisme de la société civile (boycott, deplatforming).

Comme l’explique l’ouvrage collectif Cancel culture et liberté d’expression ‒ sur la censure et l’autocensure[1], les critiques reprochent en outre à la cancel culture d’entraver la liberté du discours scientifique. La cancel culture agirait de manière émotionnelle. Elle évoluerait dans le mode de l’argumentum ad hominem. Elle s’attaquerait aux « défaillances » de personnes isolées. Ce n’est pas la vérité qui serait visée, mais la destruction morale ou professionnelle de personnes publiques qui auraient exprimé une « fausse opinion ». L’adversaire ne serait pas réfuté, mais annulé, c’est-à-dire que la personne est licenciée, contrainte de démissionner, elle devient une non-personne. Le dialogue est interrompu.

Un problème fondamental de la cancel culture résiderait dans sa tendance à « assimiler les expressions verbales à la violence physique »[2]. Cela favoriserait la « pensée censitaire »[3] et conduirait à un « culte de la vulnérabilité »[4]. Des propos relativement anodins seraient rendus scandaleux (ce qu’on appelle la « micro-agression »). Des déclarations isolées permettent de déduire l’« état d’esprit » dans lequel l’accusé est identifié comme coupable. Ce qui est décisif pour le jugement, c’est le fait d’être concerné et d’appartenir à un certain groupe et non pas d’argumenter de manière impartiale. On constaterait une culture de protestation agressive dont l’argument central serait d’être offensé. Si certaines personnes ou certains groupes se sentent offensés, ils se considèrent comme des victimes du bon côté. Le fait d’être offensé serait alors utilisé comme justification et motif (avant tout sur les « réseaux sociaux ») pour faire de l’agitation militante. Cela pouvant aller de l’empêchement de manifester (donc de la restriction de la liberté de parole et d’enseignement) jusqu’aux menaces de mort (par exemple contre J. K. Rowling, parce qu’elle était d’avis que les femmes transgenres n’étaient pas de « vraies » femmes). Jusqu’à présent, aucune représentante du « TERF » (Trans-Exclusionary Radical Feminism ) n’a été décapitée pour insulte, transphobie ou autre (à la différence de personnes qui auraient « insulté l’islam », comme le professeur français Samuel Paty en 2021). Les livres de Rowling ont toutefois déjà été brûlés[5] (également par des fanatiques chrétiens[6]). De tels événements sont utilisés comme argument pour démontrer que la « cancel culture » (ou ce que l’on considère comme tel) représente un danger pour la démocratie. Les conséquences seraient une (auto)censure et un rétrécissement de l’espace de discussion. Un « climat de peur »[7] en résulterait. On peut résumer cette critique de la cancel culture en disant que les agitateurs de la cancel culture se comporteraient de manière totalement autoritaire et vertueuse, mais qu’ils se pareraient de l’auréole du progressisme et du progrès.

Selon Stefan Laurin, la cancel culture trouve son origine dans le postmodernisme, « qui lui-même [aurait] ses racines aussi bien dans les sciences du langage que dans le rejet de la démocratie, des Lumières et de l’économie de marché »[8]. Aux États-Unis en particulier, on peut constater avec Helen Pluckrose et James Lindsay[9], que les agitateurs politiques identitaires, à la différence des théoriciens postmodernes classiques (comme Michel Foucault), défendent une prétention à la vérité absolue (théorie queer, « théorie critique de la race », disability studies, fat studies et autres)[10]. Selon Pluckrose et Lindsay, il ne serait guère possible d’être en désaccord sans être rapidement « classé » quelque part. La règle serait : celui qui n’est pas avec nous est contre nous. Une recherche et une discussion ouvertes ne seraient donc pas possibles. Les deux auteurs soulignent en outre l’inefficacité de telles prétentions moralisatrices à l’absolu et de telles pratiques d’épuration du langage et de l’identité. Ce ne sont pas les conditions réelles qui seraient au centre de la critique, mais le langage et la reconnaissance (ou la fixation identitaire) de nombreuses « différences » par rapport à la « normalité »[11].

En effet, c’est un problème lorsque les différences de contenu ne sont pas réglées par un « discours lucide », mais que chacun lance un shitstorm depuis sa bulle de filtre (pour autant que ceux qui le font soient encore en mesure de recevoir ou de comprendre des contenus au-delà de leur propre bulle d’agitation). L’incapacité à se confronter à des contenus ou à d’autres positions en dehors de son groupe de pairs ou de sa bulle de filtrage est caractéristique des sujets autoritaires et narcissiques[12]. Le fait de ne pas partager l’une ou l’autre prémisse de certaines pratiques ou théories identitaires ne signifie pas nécessairement que l’on adopte un point de vue réactionnaire (on n’est pas immédiatement un impérialiste occidental ou un raciste au regard « colonialiste » si l’on rejette certains aspects des cultures non occidentales en les qualifiant d’autoritaires ou de réactionnaires, ou si l’on critique l’antisémitisme islamiste)[13]. Bien que le postmodernisme se soit prononcé contre la pensée essentialiste et binaire, c’est précisément dans ces eaux qu’on le retrouve lorsqu’il agit de manière identitaire. Terry Eagleton a donc reproché au postmodernisme de ne pas avoir appliqué ses méthodes à lui-même.

Les critiques de la cancel culture et des prétentions à l’absolu des « théories cyniques »[14] postmodernes et de leurs agitateurs, évoquées ici, ont leurs moments de vérité et de légitimité. Une critique de la pensée postmoderne et de ses dérivés identitaires reste cependant très insuffisante dans le contexte de la montée des mouvements et agitations de droite ou fascistes, si cette critique reste dans un libéralisme du « discours libre » et d’un progrès de la connaissance par une argumentation lucide. C’est pourquoi cette critique de la cancel culture est problématique à plusieurs égards : le premier concerne l’« idéalisme du discours scientifique sans domination ». Même sans la cancel culture, un discours libre dans les universités n’est généralement pas possible. Après tout, il y a la hiérarchie académique normale. À cela s’ajoute la pensée académique en bulle de filtre elle-même : par l’hyperspécialisation et les conditions de travail précaires. Ces dernières favorisent un comportement conforme. Si l’on ne joue pas le jeu, le contrat n’est pas prolongé (ou la demande de financement n’est pas acceptée). Ce n’est pas un discours ouvert et sans hiérarchie qui est généralement de mise, mais un léchage de bottes. Les interdictions professionnelles ne sont pas du tout nécessaires dans l’université entrepreneuriale…[15]

Ce n’est pas comme si chaque idée était librement discutée et que les théories réfutées disparaissaient. Au contraire. Un exemple : Peter Singer, philosophe et juriste des droits des animaux. Alors qu’il veut accorder le statut de personne à certains animaux, il dénie en même temps le statut de personne à certains êtres humains. Est mise à disposition, la « vie indigne d’être vécue » ‒ comme on l’aurait formulé dans le passé. Aujourd’hui, le droit à la vie est dénié à ceux qui ne font que coûter et qui, selon Singer, auraient mieux fait de ne jamais naître. Les positions anti-humaines ne disparaissent pas simplement parce qu’elles ont été réfutées dans un discours scientifique libre. Les rapports capitalistes eux-mêmes reproduisent les idéologies darwinistes sociales qui dénient le droit à l’existence à ceux qui ne sont pas (ou plus) exploitables. Finalement, de telles positions ne restent pas seulement de la « théorie grise », mais deviennent un programme[16]. Et alors, ce devrait être l’expression d’un caractère autoritaire et d’une « hostilité à la démocratie » que de vouloir empêcher, par des manifestations et de l’agitation, des manifestations de/avec Peter Singer, qui n’a pas révisé sa position depuis les années 1980 jusqu’à aujourd’hui ?

Deuxièmement, on peut observer que de nombreuses personnes ont vu leur carrière et leur notoriété augmenter à la suite de shitstorms et de cancel (ou de tentatives de cancel ) (on pense par exemple à Thilo Sarrazin), et n’ont donc pas disparu de la scène publique ou perdu leur emploi. Mais se présenter ensuite en prétendant que le couloir d’opinion se rétrécit ou autre, ne témoigne de rien d’autre que du fait que ceux qui sont racistes ou antisémites, etc., doivent être tenus à l’écart d’un discours prétendument libre. La cancel culture doit donc également être considérée comme un concept de combat de droite, instrumentalisé pour dénier toute légitimité aux mouvements politiques des marginalisés et des discriminés. Ce terme de combat doit immuniser contre la critique. De toute façon, personne n’est raciste, antisémite ou sexiste[17]. La lumpen-intelligentsia impériale ne l’est pas non plus. De ce point de vue, toute accusation est une pure dénonciation : critiquer des positions racistes n’est pas une critique, mais un shitstorm et une entrave à la liberté d’expression (bien que ces opinions soient en même temps poussées par les grands médias et que les « victimes de la bien-pensance de gauche » soient invitées dans mille talk-shows). La critique d’un langage discriminatoire n’est pas une critique de la dévalorisation linguistique de certaines personnes ou de certains groupes de personnes (on pense ici également au mépris et au harcèlement sans fin des chômeurs ![18]), mais rien d’autre qu’une mise sous tutelle inadmissible de « citoyens libres ». Des personnes privilégiées[19] se sentent vexées lorsque la voie officielle de la critique n’est pas respectée ou même lorsqu’elles reçoivent un vent contraire (ah, quels étaient les temps où l’on pouvait exprimer des hostilités sexistes et homophobes sans que les personnes concernées aient la possibilité de se plaindre !) [20]. C’est ainsi que la critique devient une « censure ». Si Friedrich Merz[21] considère la cancel culture comme « la plus grande menace pour la liberté d’expression », il n’est pas vraiment difficile de deviner ce qu’il invoquera probablement lors de la prochaine campagne électorale pour éviter la critique qui lui est adressée notamment envers ses positions réactionnaires. Merz instrumentalise donc la cancel culture pour pouvoir délégitimer et dénoncer d’emblée son adversaire politique[22].

On constate que le débat public s’est déplacé de plus en plus vers la droite au cours des dernières années. Les soi-disant « briseurs de tabous » y ont pris une part active[23]. L’objectif de la droite était de « repousser les limites du dicible ». Cela a manifestement été un succès. Il est tout à fait justifié et nécessaire de lutter contre l’extrémisme du centre (ceux qui pensent le contraire font peut-être partie du problème). L’exigence récurrente de « parler avec la droite », parce que la liberté d’expression l’impose, peut être interprétée comme un souhait inconscient de laisser la droite dire ce que l’on n’a pas osé dire jusqu’à présent en secret[24]. La critique libérale de la cancel culture souffre donc du fait que la liberté d’expression ‒ la liberté des opinions ‒ est pensée de manière formelle et généralement dépolitisée. On ne veut pas admettre qu’il existe des luttes sociales et des antagonismes qui ne peuvent justement pas être supprimés par le fait que l’on s’envoie mutuellement des arguments dans un amphithéâtre. Le lien entre certaines positions et une dynamique sociale (de crise) qui favorise les points de vue hostiles est occulté. Au lieu de cela, toutes les opinions (à l’exception bien sûr de celles qui sont contraires à la loi, c’est-à-dire la négation de l’Holocauste) sont mises à égalité. Un discours scientifique et démocratique prétendument libre et neutre, c’est-à-dire un libre échange d’arguments, est censé poser les jalons sur le chemin de la vérité. Bien entendu, on part ici d’une compréhension positiviste de la science, qui ne fait aucune différence entre un ordre naturel qui serait ce qu’il est même sans l’intervention de l’être humain (par exemple le mouvement des planètes) et un ordre social objectivé, mais qui est historiquement contingent, c’est-à-dire qui n’a été créé que par l’action humaine elle-même. La pensée positiviste ne peut que retracer la réalité, mais ne peut pas la critiquer en tant que réalité fausse ou aliénée. Elle fait « apparaître la réalité existante comme la seule possible et historiquement nécessaire »[25].

Au final, les critiques de la cancel culture n’« analysent » pas globalement et lucidement les rapports dominants. Au contraire, ils présupposent aveuglément que les conséquences catastrophiques pour l’homme et la nature soient minimisées, déformées, naturalisées voire complètement niées. Le publiciste (et rédacteur de Novo[26]) Kolja Zydattis montre par exemple que la critique de la cancel culture ne reste qu’une critique bourgeoise, c’est-à-dire une critique qui ne parvient pas à établir un lien avec la cage capitaliste de l’asservissement, lorsqu’il documente l’événement suivant en 2017 lié à la cancel culture : « Une conférence prévue de Rainer Wendt, le président fédéral d’un syndicat de police allemand, à l’université Goethe de Francfort-sur-le-Main sur le thème ‘‘La police au quotidien dans la société d’immigration’’ est annulée. Auparavant, des groupes de gauche s’étaient mobilisés contre l’événement. Une lettre ouverte de 60 scientifiques de l’université Goethe et d’autres universités allemandes demande également que Wendt ne prenne pas la parole. Le chef du syndicat de police renforce ‘‘les structures de pensée racistes’’ et se positionne ‘‘en-deçà d’un discours éclairé’’. Wendt avait parlé de l’ouverture des frontières aux réfugiés par Merkel en 2015 en disant que l’Allemagne ‘‘n’était pas un État de droit’’ et avait affirmé que les policiers en Allemagne ne feraient pas de soi-disant profilage racial »[27].

Les positions qui encouragent l’isolement, considèrent les réfugiés comme des facteurs de trouble et des risques pour la sécurité et minimisent la violence policière raciste doivent donc encore faire l’objet d’une discussion ouverte aux « résultats ». Exiger une discussion ouverte sur les résultats, c’est oublier que des « résultats » sont disponibles depuis longtemps[28]. On n’est pas obligé de discuter de toutes les idioties, surtout lorsqu’il est clair que ce dont on parle doit déplacer le discours et l’opinion publique vers la droite[29] et que la critique est de toute façon taxée sans fondement d’intolérance de la part de la gauche. Du côté de la gauche ou encore plus à gauche, on peut certainement faire remarquer qu’une telle agitation est insuffisante et que la référence à des « discours éclairés » sonne d’abord quelque peu comme relevant de la naïveté. La poursuite d’une critique jetant tout cela par-dessus bord, thématisant les causes de l’exode[30] et les mettant en relation avec la crise du capitalisme, ne viendrait cependant même pas en rêve à l’esprit des critiques libéraux de la cancel culture. Aucun critique de la cancel culture n’a jamais eu l’idée de qualifier de cancel culture la fermeture d’hôpitaux, de bibliothèques et de piscines pour des « raisons de gestion d’entreprise » (ou toutes sortes de politiques d’austérité et de réformes d’ajustement structurel du FMI, etc.). Si les gens ne peuvent pas vendre avec succès leur force de travail pour participer au processus de valorisation du capital, s’ils ne sont donc plus que des « déchets sociaux » et un « risque pour la sécurité » de la prétendue « société ouverte », leur existence est ainsi réellement annulée, vous pouvez à ce propos discuter librement et ouvertement des différentes opinions, autant que vous le souhaitez...

À l’inverse, l’espace de la liberté d’opinion et de discussion doit-il être assi large, si l’on risque d’y remettre en question le capitalisme sanctifié ? Se donner la liberté de critiquer et de dénoncer les limites et les contraintes de la liberté bourgeoise[31] serait certainement pour certains un « abus de liberté » commis par les « ennemis de la liberté », surtout si cette critique ne se limitait effectivement pas au langage et à l’argumentum ad hominem, mais allait jusqu’à sa réalisation. La duplicité des critiques bourgeois de la cancel culture réside précisément dans le fait que l’opinion publique bourgeoise elle-même n’est pas en mesure, ou n’a pas la volonté d’argumenter de manière neutre, lucide et ouverte aux résultats, lorsqu’il est par exemple question d’expropriation (au détriment et non au profit du capital)[32] ou lorsque cela ne serait-ce que prononcé, c’est-à-dire lorsque certains commencent à envisager le capitalisme comme un problème fondamental ! Ici, on ne fait pas appel à Voltaire... Immédiatement, arrive un shitstorm agressif de la populace-libérale de Twitter (bien sûr, encore une fois, c’est une coïncidence que ce soient surtout des hommes)[33]. L’idéal bourgeois d’un débat ouvert aux résultats se ridiculise devant la réalité de son étroitesse d’esprit !

La vacuité et l’absence de sens de la monstrueuse fin en soi capitaliste (A-M-A’) s’expriment dans la vacuité et l’absence de fondement des positions chargées identitairement (« trajet libre pour citoyens libres »[34] ou autres). C’est précisément lorsque les identités entrent en crise, parce que leurs fondements sociaux s’effondrent, qu’elles sont défendues avec d’autant plus de vigueur. Leur effondrement ou leur obsolescence est imputé à une « menace extérieure » (par la gauche, les hommes politiques, les migrants, les féministes, le « lobby homo », etc.)  L’insistance sur la correction formelle d’une « discussion sans domination » conduit finalement à ce que ce qui « peut » être exprimé comme « sans domination » et « démocratique » ‒ ce qui doit valoir comme « normal » ‒ soit encore déplacé vers la droite. Ainsi, toute critique bourgeoise de la cancel culture ne devient pas fausse (comme les purges absurdes d’artefacts historiques, les shitstorms affectifs en lieu et place de discussions), mais elle devrait dépasser son étroitesse d’esprit bourgeoise si elle voulait apporter une contribution à la critique de l’idéologie contre la brutalisation générale.

La critique bourgeoise de la cancel culture, avec son libéralisme idéalisé et son attachement à la métaphysique-réelle du capitalisme (parfois résumée comme « compréhension  saine de l’humain »), les rend cependant plutôt compatibles avec les positions de droite ou, comme on dit dans le jargon populaire, aptes à s’y rattacher. Ce n’est donc pas un hasard si certains auteurs de Novo écrivent également pour des magazines comme Achse des Guten[35] ou Eigentümlich frei[36]. En effet, la critique bourgeoise de la cancel culture ne se concentre pas sur la critique de la cancel culture de droite : on pense ici à la « masculinité politique »[37] qui mobilise de manière agressive en faveur du patriarcat et à l’agitation contre le mouvement Fridays for Future[38]. L’interdiction des études de genre en Hongrie n’a apparemment pas été considérée comme une cancel culture par les critiques libéraux/conservateurs de droite[39]. Au contraire : les études de genre sont considérées par beaucoup comme une pseudo-science qui doit être abolie !

Ce qui est décisif dans la critique, c’est la question des contenus et non la formalité d’un discours soi-disant sans domination[40]. Si l’on se contente de vouloir discuter librement et ouvertement des opinions du monde entier, si l’on suit la critique libérale de la cancel culture, si l’on s’en tient donc à un critère formel, la question du contexte historique et social de ces positions controversées reste sans réponse. De même, les contraintes et les structures de domination qui empêchent (ou du moins rendent très difficile) une discussion ouverte ‒ par exemple sur la possibilité d’un mode de production non capitaliste ‒ ne sont pas abordées. C’est pourtant ce qui est absolument à l’ordre du jour ! [41].

 

Thomas Meyer (est membre de la revue allemande Exit !)

Paru initialement dans Graswurzelrevolution, n°475 (janvier 2023).

Traduction de l’allemand par Fred Point

 


[1] Voir pour les explications suivantes : Sabine Beppler- Spahl (dir.), Cancel Culture und Meinungsfreiheit - Über Zensur und Selbstzensur, Francfort, 2022.

[2] Ibid., p. 64.

[3] ibid.

[4] p. 24 , « Kult der Verletzlichkeit“.

[7] p. 57.

[8] Stefan Laurin : Ein Angriff auf die Aufklärung, in : Sabine Beppler-Spahl (éd.) : Cancel Culture und Meinungsfreiheit - Über Zensur und Selbstzensur, Frankfurt 2022, 175-190. Cf ici p. 175.

[9] Helen Pluckrose, James Lindsay : Zynische Theorien - Wie aktivistische Wissenschaft Race, Gender und Identität über alles stellt - und warum das niemand nützt, Munich 2022, 2020 Durham NC.

[10] On sait que des tendances autoritaires ont également été constatées sur la scène queer allemande : Patsy L'Amour Lalove (éd.) : Beißreflexe - Kritik an queerem Aktivismus, autoritären Sehnsüchten, Sprechverboten, Berlin 2017. La situation n'est pas meilleure dans la scène antiraciste : Vojin Sasa Vukadinovic (éd.) : Freiheit ist keine Metapher - Antisémitisme, migration, racisme, critique de la religion, Berlin 2018.

[11] Pour une critique du postmodernisme, voir : Terry Eagleton : Die Illusionen der Postmoderne, Stuttgart/Weimar 1997, d'abord, Oxford 1996, ainsi que Robert Kurz : Die Welt als Wille und Design : Postmoderne, Lifestyle-Linke und die Ästhetisierung der Krise, Berlin 1999, et le même : Der Kampf um die Wahrheit - Anmerkungen zum postmodernen Relativismus gebot in der gesellschaftskritischen Theorie, in : Exit ! - Crise et critique de la société marchande n° 12, Angermünde 2014, 53-76.

[12] Cf. à ce sujet Leni Wissen : La matrice socio-psychique du sujet bourgeois en crise - Une lecture de la psychanalyse freudienne du point de vue de la critique de la séparation des valeurs, in : Exit ! - Crise et critique de la société marchande n° 14, Berlin 2017, 29-49.

[13] Voir à ce sujet : Sama Maani : Refus de respect - Pourquoi nous ne devrions pas respecter les cultures étrangères. Et la nôtre non plus, Klagenfurt/Cleovec 2015.

[14] Il n'est pas possible de s'étendre sur Pluckrose & Lindsay dans ce qui suit.

[15] Voir à ce sujet : Gerhard Stapelfeldt : Der Aufbruch des konformistischen Geistes - Thesen zur Kritik der neoliberalen Universität, Hambourg 2011.

[16] Cf. à ce sujet : Peter Bierl : Unmenschlichkeit als Programm, Berlin 2022, ainsi que Gerbert van Loenen : Ce n'est plus une vie ! - Warum aktive Sterbehilfe zu Fremdbestimmung führt, Francfort, 2e éd. 2015, d'abord Amsterdam 2009.

[17] Il y a quelques années, le magazine satirique Titanic a mis le doigt sur ce déni et cette minimisation de l'antisémitisme ; https://shop.titanic-magazin.de/war-hitler-antisemit.html.

[18] Voir à ce sujet : Anna Mayr : Die Elenden - Warum unsere Gesellschaft Arbeitslose verachtet und doch sie brauchen, Berlin, 3e éd. 2021. Comme si c'était la chose la plus normale du monde, on s’emploie aussi à généraliser et chasser du côté de l'industrie culturelle. Cf. Britta Steinwachs : Zwischen Pommesbude und Muskelbank - Die mediale Inszenierung der "Unterschicht", Münster 2015.

[19] Comme par exemple Herfried Münkler : cf. Peter Nowak : Münkler-Watch - Neue Form studentischen Protestes ?, Telepolis du 11.5.2015, https://www.heise.de/tp/news/Muenkler-Watch-Neue-Form-studentischen-Protestes-2639903.html. Cf. également  https://www.wsws.org/de/articles/2015/06/20/medi-j20.html

[20] Sans blague : Jasper von Altenbockum (de la FAZ) écrit sérieusement sur l'époque d'Adenauer, dans le recueil Novo que j'ai cité ici : "La question est toutefois de savoir si les mœurs politiques n'étaient pas à l'époque beaucoup plus ouvertes, tolérantes, intéressées et querelleuses qu'aujourd'hui. Les débats sur Thilo Sarrazin, Boris Palmer, Sahra Wagenknecht et Hans-Georg Maassen montrent, dans les partis respectifs et au-delà, un degré de pruderie politique qui fait que même l'époque d'Adenauer, qui était véritablement coincée et chargée de tabous à d'autres égards, apparaît comme un havre de liberté" (p. 73 et suivantes). Quelle moquerie à l'égard des victimes du régime d'Adenauer ! (communistes, opposants au réarmement et à l'armement, homosexuels et autres).

[21] NdT : Friedrich Merz, président actuel de la CDU, fortement conservateur et pronucléaire, alternant pantouflage et politique. (CDU, HSBC, CDU, BlackRock, CDU, AXA, etc.)

[22] Voir Le chevalier de la parabole obscure : Fritz Meinecke et le danger de la Cancel Culture : https://www.youtube.com/watch?v=-Uzu9Whzd9g

[23] Cf. à ce sujet : Annett Schulze, Thorsten Schäfer (éd.) : Zur Re-Biologisierung der Gesellschaft - Menschenfeindliche Konstruktionen im Ökologischen und im Sozialen, Aschaffenburg 2012.

[24] Cf. Christine Kirchhoff : Gefühlsbefreiung by proxy - Zur Aktualität des autoritären Charakter, in : Katrin Henkelmann, e. a. (Hg.) : Konformistische Rebellen - Zur Aktualität des autoritären Charakter, Berlin 2020, 213-230.

[25] Miladin Zivotic : Proletarischer Humanismus - Studien über Mensch, Wert und Freiheit, Munich 1972, Beograd 1969, p. 39.

[26] Issu d’une initiative étudiante contre le racisme, le magazine Novo a été fondé en 1992 à l’université technique de Darmstadt. « Novo est un magazine politique en ligne publié tous les jours de la semaine. Nous commentons l'actualité et analysons les thèmes importants de notre temps dans une perspective résolument humaniste. Nous nous intéressons aux possibilités plutôt qu'aux limites, aux faits plutôt qu'aux préjugés, à ce qui unit plutôt qu'à ce qui divise. Nous écrivons contre les éducateurs populaires, les alarmistes professionnels, les technocrates et tous ceux qui pensent que moins de liberté est la réponse aux défis de notre époque. » Cf. https://www.novo-argumente.com/

[27] Kolja Zydatiss : Cancel Culture - Eine Begriffsbestimmung, dans : Sabine Beppler-Spahl (éd.) : Cancel Culture und Meinungsfreiheit - Über Zensur und Selbstzensur, Frankfurt 2022, 50-65, p. 53f.

[28] Cf. à ce sujet : Herbert Böttcher : « Nous y arriverons ! » Avec l'impérialisme de l'exclusion et l'état d'urgence contre les réfugiés, 2016, https://exit-online.org/textanz1.php?tabelle=autoren&index=20&posnr=554&backtext1=text1.php

[30] Voir à ce sujet : Georg Auernheimer : Wie Flüchtlinge gemacht werden - Über Fluchtursachen und Fluchtverursacher, Cologne 2018.

[31] Voir à ce sujet par ex : Leo Kofler : Zur Kritik bürgerlicher Freiheit - Ausgewählte politisch-philosophische Texte eines marxistischen Einzelgängers, Hambourg 2000 ainsi que, en particulier : Robert Kurz, Raison sanglante. Essais pour une critique émancipatrice de la modernité capitlaiste et des Lumières bourgeoises, Albi, Crise & Critique, 2021.

[32] Tomasz Konicz : « Genosse Kühnert », dans Telepolis du 12.9.2020, https://www.heise.de/tp/features/Genosse-Kuehnert-4892403.html

[33] Voir Le cas Elisa Avesa - Le spectre du communisme, Neues Deutschland du 9.6.2022, https://www.nd-aktuell.de/artikel/1164402.der-fall-elissa-asesva-das-gespenst-des-kommunismus.html

[34] Le slogan « Freie Fahrt für freie Bürger ! » remonte à une campagne de l'ADAC (Allgemeiner Deutscher Automobil-Club) de 1974, lancée trois mois après le pic de la crise pétrolière avec les quatre « dimanches sans voiture » imposés en Allemagne. La campagne était surtout dirigée contre l'essai à grande échelle de la vitesse de 100 km/h sur les autoroutes fédérales, lancé en novembre 1973 pour une durée de quatre mois (NdT).

[35] NdT : Die Achse des Guten, fondé en 2004, est un blog situé dans le spectre de la droite politique, édité par Henryk M. Broder, Dirk Maxeiner et Fabian Nicolay. L'expression « axe du bien » serait une allusion à l'axe du mal invoqué par George W. Bush en 2002, après les attentats du 11 septembre. Selon ses administrateurs, le blog offre « un espace pour une pensée indépendante ». Les auteurs aimeraient « la liberté » et apprécieraient « les valeurs des Lumières ». Ils essaieraient « d'aller au fond des mythes populaires et seraient sceptiques quant aux idéologies ». L'Axe du Bien se voit « au-delà du schéma traditionnel droite-gauche » et brise « sans le filtre du politiquement correct » une « spirale du silence ». (Source : Wikipédia et site du blog ; https://www.achgut.com/ )

[36] NdT : Eigentümlich Frei : magazine libertarien créé en 1998 ; petit extrait de la présentation : « Dans la cohabitation des hommes, il n'y a que deux voies : la force ou le volontariat, le fusil ou le contrat, la censure ou la liberté de parole, le socialisme ou la propriété, la politique ou le commerce. Nous défendons sans compromis le volontariat, le contrat, la libre parole, la propriété et le commerce, là où d'autres ne peuvent assez souvent pas résister à la tentation social-démocrate. » On croirait lire les premières lignes de La Route de la Servitude de Hayek ; le modèle intellectuel d’abord érigé est cependant…Max Stirner. Les intervenants se sont cependant rapprochés, assez rapidement (entre 2003 et 2007) de l’extrême-droite allemande.

[37] Cf. à ce sujet : Susanne Kaiser : Politische Männlichkeit - Wie Incels, Fundamentalisten und Autoritäre für das Patriarchat mobilmachen, Frankfurt 2020.

[38] Cf. : Enno Hinz, Lukas Paul Meya : Vent contraire pour le mouvement climatique, www.akweb.de du 12.11.2019 ou Analyse & Kritik n° 654.

[40] Cf Habermas.

[41] Cf. Tomasz Konicz : L'émancipation dans la crise, https://www.konicz.info/2022/10/12/emanzipation-in-der-krise/

Tag(s) : #Chroniques de la crise au quotidien
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :