Les deux jambes de François Tosquelles
Par Frank Grohmann
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« Lorsque nous avançons d’une jambe, il faut que l’autre suive. » (F. Tosquelles)
Parfois, on tient entre ses mains un livre qu’on ne peut plus lâcher. Il peut être riche en nouvelles connaissances. Il peut aussi éclairer un aspect qui était resté dans l’ombre. D’autres fois encore, il vient renverser une hypothèse qu’il faut désormais savoir laisser tomber. Et puis il y a le livre qui se rattache à nos propres pensées, qui les soutient, tout en étant capable de les réorienter.
Les textes de François Tosquelles (1912-1994) [1] sélectionnés et présentés par Joana Masó il y a deux ans, auxquels il reste à souhaiter de nombreux lecteurs et aussi quelques traducteurs, forment un livre dans les quatre sens indiqués ci-dessus. Parmi les nombreuses réflexions que cette lecture a suscitées, voici une idée qu’elle a mise en mouvement.
En 1913, un an après sa naissance, l’oncle de Francesc Tosquelles, né à Reus, en Catalogne du Sud, publie un commentaire sur L’interprétation des rêves de Sigmund Freud, dans lequel il prévoit que l’œuvre de Freud changera le destin des hôpitaux psychiatriques. Bien entendu, personne n’aurait pu savoir à l’époque que le neveu deviendrait lui-même psychiatre et comment le destin des hôpitaux psychiatriques et leur transformation se lieraient à son propre destin. Rétrospectivement, il semble que Francesc Tosquelles ait déjà reçu à la naissance l’un des chemins sur lesquels sa vie se déroulera.
Dès l’âge de quinze ans, Tosquelles se familiarise non seulement avec la médecine et travaille de manière informelle dans un institut de sa ville natale, mais prend également la décision d’apprendre l’allemand. Un an plus tard, il s’inscrit en médecine à l’université de Barcelone.
Peu de temps après la proclamation de la Deuxième République espagnole en 1931, Tosquelles parle de « Structuration de la société et la folie » lors d’une réunion d’ouvriers anarchistes et socialistes où sont dispensés des cours qui ne peuvent avoir lieu à l’université en raison de la grève générale. La même année, bien qu’ils ne parlent pas la même langue, il commence une analyse avec Sándor Eiminder [2], un professeur et psychanalyste juif émigré à Barcelone. En 1932, sur les conseils du psychologue et psychiatre Emili Mira y López, Tosquelles lit la thèse de doctorat de Jacques Lacan « De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité » [3], soutenue peu de temps auparavant ; Tosquelles devient par la suite secrétaire du séminaire de Mira sur Marx et Freud, séminaire que le maître et l’élève vont peu à peu concevoir ensemble.
L’année même de la création du « Parti ouvrier d’unification marxiste », en 1935, Tosquelles publie un texte [4] dans lequel il dialogue avec la psychiatrie allemande et qui marque le début de sa formulation de la critique institutionnelle. Sa connaissance de la langue allemande jouera par la suite un rôle essentiel dans sa réception des contributions pionnières de la psychiatrie et de la psychanalyse d’Europe centrale [5].
Un an plus tard, à la suite d’une révolte militaire au Maroc espagnol, le coup d’État militaire contre la Seconde République espagnole a lieu et la guerre civile espagnole commence. Tosquelles devient lieutenant médical intérimaire en 1937, chef des services psychiatriques de l’armée d’Estrémadure et directeur de l’hôpital d’Almodóvar del Campo en 1938, où il travaille entre autres avec des prostituées, et enfin capitaine intérimaire du corps militaire de santé des services psychiatriques de l’armée d’Estrémadure en 1939. Lorsque la victoire des troupes franquistes est scellée le 1er avril 1939, et après la chute d’Almodóvar del Campo, Tosquelles se cache pendant quelques mois pour se protéger à la fois de Franco et des prosoviétiques.
Sa fameuse traversée des Pyrénées à pied en 1939 en direction de la France où, après un séjour de trois mois dans le camp de réfugiés de Septfonds, il trouvera finalement un nouveau lieu d’exercice à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole en Lozère, Tosquelles l’entreprend donc déjà à partir de ses lectures de Sigmund Freud et emporte donc dans son sac à dos non seulement la thèse de doctorat de Lacan de 1932, comme la légende le rappelle régulièrement, mais aussi la pensée de Karl Marx. Ce dernier fut qualifié d’antipode [6] de Freud par ceux-là mêmes qui ont sans doute rendu des services à la tentative de conciliation entre la psychanalyse freudienne et la critique de l’économie politique de Marx. La démarche de Tosquelles a été différente dès le départ. Masó écrit à ce propos : « Sa formation avait conduit Tosquelles à concevoir son activité de médecin de la souffrance psychique comme indissociable du fonctionnement collectif de la normalité, et le monde du travail productif et ses formes d’organisation comme indissociables des exclus de cette société. » [7]
Cela confirme ce qu’Olivier Apprill [8] avait déjà mis en évidence il y a quelques années pour le « Groupe de travail de psychothérapie et de sociothérapie institutionnelles », dont Tosquelles a été l’un des chefs de file vingt ans après son arrivée à Saint-Alban, à savoir que, s’agissant des courants de pensée généraux dont s’inspirait le groupe dans les années 1960, les approches psychanalytiques et socio-économiques ont été largement dominantes, « correspondant aux fameuses ˝deux jambes˝ freudiennes et marxistes mises en avant par Tosquelles. » [9]
D’une conférence de 1965, il nous est parvenu l’intervention suivante de Tosquelles : « Ceux qui parmi vous ont déjà fait partie de nos groupes de travail, savent bien que nous avons tous le sentiment net que lorsque nous avançons d’une jambe, il faut que l’autre suive. Si on veut marcher, pour que la première jambe ose se projeter dans le vide, tout le corps prend appui sur l’autre jambe, et ainsi alternativement. Hélas ! nous constatons que certains voudraient pouvoir avancer la jambe freudienne sans jamais bouger l’autre … et ils ne manquent pas non plus ceux qui font le choix unijambiste inverse. » [10] Aujourd’hui encore, plus d’un demi-siècle plus tard, on ne peut mieux décrire que dans cette dernière phrase la misère persistante des tentatives de médiation entre Marx et Freud.
François Tosquelles nous invite à faire un choix bipède – et à traiter d’emblée Marx et Freud comme les deux pieds. Sans un tel « double choix » [11], on ne peut que boiter, boiter et marcher lourdement dans le vide, de part et d’autre du prétendu fossé qui semble séparer Marx et Freud. En revanche, il s’agit de se déplacer différemment, en s’appuyant toujours sur la deuxième jambe, afin que la première jambe ose se lancer dans le vide.
Ces deux jambes de la pensée et de la praxis de la psychothérapie institutionnelle empruntent la même direction que Marx et Freud. Et c’est pourquoi il vaut le coup aujourd’hui de s’intéresser à nouveau à cette pratique cofondée par François Tosquelles : pour que l’une des jambes d’une théorie critique suive l’autre — aussi aisément qu’en marchant.
Frank Grohmann, 5. Juni 2023
Paru sur le site Grundrisse : Psychanalyse et capitalisme
[1] François Tosquelles, Soigner les institutions, textes choisis et présentés par Joana Masó, L´Arachnéen, Arcàdia, Paris, Barcelone, 2021.
[2] Un ancien collègue du pédagogue et psychanalyste August Aichhorn, qui a lui-même été l’un des premiers élèves de Sigmund Freud.
[3] Jacques Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Sciences humaines, Divers Essais, Paris, 2015.
[4] « A propòsit de l´anàlisi d´una personalitat anormal ».
[5] Voir Soigner les institutions, op.cit., p. 22.
[6] Voir par exemple Helmut Dahmer (1973), Libido und Gesellschaft, (Dritte und erweiterte Auflage), Westfälisches Dampfboot, Münster, 2013, p. 9.
[7] Soigner les institutions, op.cit., p. 64.
[8] Olivier Apprill, Une avant-garde psychiatrique. Le moment GTPSI (1960-1966), Epel, Paris, 2013. Je remercie Lis Haugaard de m’avoir indiqué ce livre, ainsi que celui de Joana Masó sur Tosquelles, lors d’une conférence à Copenhague au début de cette année.
[9] Ibid., p. 41.
[10] « Intervention du docteur Tosquelles », Psychothérapie institutionnelle, nº 4, 1966. Cité par Apprill in Une avant-garde psychiatrique …, op.cit, p. 41-43.
[11] Ibid.