La domination sans sujet du capital
Qui est responsable des contradictions et des distorsions croissantes des sociétés capitalistes tardives ‒ et que peut-on faire pour y remédier ?
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Tomasz Konicz
Table des matières
1. Capitalistes, lutte des classes et crise
2. Une approche et des prémisses erronées
3. Le fétichisme : le mouvement autonome du capital
4. La question de la culpabilité et de la responsabilité sous le capitalisme
5. La lutte des classes comme lutte pour la répartition
6. Que faire ?
7. Quelle société pour la transformation ?
Qui domine dans le capitalisme ? Un premier coup d’œil à cette question semble confirmer ce qui constitue le plus souvent le principe de base des efforts théoriques ou de l’idéologie de gauche : c’est la classe des capitalistes, des propriétaires des moyens de production, qui semble tenir les rênes du pouvoir ‒ et donc être responsable de l’état actuel du système-monde capitaliste.
Cette conclusion semble d’ailleurs justifiée à première vue, étant donné le niveau absurde d’inégalité entre riches et pauvres, entre la masse des salariés et les « happy few » de la caste des milliardaires, qui n’a fait qu’être exacerbé par les politiques économiques et financières néolibérales des dernières décennies.
Les données relatives à l’écart qui ne cesse de se creuser entre les riches et les pauvres semblent carrément grotesques : les 26 milliardaires les plus riches de la planète possèdent aujourd’hui une fortune d’une valeur nominale équivalente aux biens de la moitié la plus pauvre de la population mondiale, soit environ 3,8 milliards de personnes. Aux États-Unis, ce sont les 20 personnes les plus riches qui possèdent un patrimoine équivalent à celui de la moitié pauvre de la population.
En République fédérale d’Allemagne, ce rapport entre milliardaires et indigents est de 45 pour 41 millions. 45 capitalistes méga-riches possèdent autant que la moitié inférieure de la population, et le fossé entre les revenus en Allemagne est désormais encore plus prononcé qu’aux États-Unis.
L’inégalité au sein des sociétés capitalistes tardives, ainsi que l’émergence d’une caste largement séparatiste de milliardaires, vont de pair avec une affirmation intensifiée et de plus en plus ouverte des intérêts de la classe capitaliste. La capacité de cette classe à faire pression avec succès s’est notamment traduite par les politiques financières et fiscales des dernières décennies, qui ont presque exclusivement favorisé les super-riches et les grandes entreprises.
Des milliardaires américains comme les tristement célèbres frères Koch financent une véritable machine politique qui arrive à transposer dans la loi fédérale décidée à Washington leurs intérêts réactionnaires. Par conséquent, on débat pour savoir si les Etats-Unis n’ont pas dégénéré en une oligarchie dominée par quelques milliardaires.
En revanche, en République fédérale d’Allemagne, il arrive que les milliardaires de BMW du célèbre clan Quandt fassent des dons à la CDU, avant que le gouvernement fédéral n’autorise une fois de plus le dépassement des limites d’émissions de CO2 au profit de l’industrie automobile allemande. À cela s’ajoute ‒ avec la montée de la Nouvelle Droite ‒ le financement direct des extrémistes de droite et des populistes par les milliardaires, comme dans le cas du président américain Trump et de l’AfD allemand.
Il en va de même pour l’inaction politique face à l’escalade de la crise climatique. Pendant des décennies, tant aux États-Unis qu’en Allemagne, les groupes de pression de l’économie du capitalisme fossile ont torpillé avec succès toute mesure sérieuse de lutte contre l’effet de serre à coups de millions.
1. Capitalistes, lutte des classes et crise
Face à ce pouvoir informel de la classe capitaliste, qui peut sans effort donner une forme légale à ses intérêts économiques grâce à ses cohortes de lobbyistes, les causes de la crise actuelle semblent se dessiner clairement, en particulier pour la gauche : il s’agit de la division socio-économique croissante de la société causée précisément par la classe des milliardaires, les capitalistes, qui semble dominer en coulisses. L’avidité sans limite ou la soif insatiable de pouvoir de la classe capitaliste a conduit le capitalisme à la crise.
Il semble en aller de même avec la crise écologique : la cupidité des patrons des industries pétrolière et automobile, et leur influence politique, semble être responsable du fait que le changement climatique, malgré tous les discours du dimanche, continue de faire rage, alimenté par des émissions de CO2 en constante augmentation.
La stagnation économique et le déclin social de pans entiers de la population dans les centres du système-monde capitaliste depuis des décennies, apparaissent comme une conséquence des politiques de la classe des super-riches, qui mène une véritable guerre de classe contre la population laborieuse, comme l’a dit par exemple le milliardaire et spéculateur Warren Buffet : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. »
On situe habituellement le début de cette « guerre des classes » dans le tournant néolibéral des années 1980, qui, après un prélude sanglant en 1973 au Chili, a été mis en œuvre aux États-Unis et en Grande-Bretagne par Ronald Reagan et Margaret Thatcher (« There is no such thing as society »).
Entre-temps, les poussées de misère qui ont suivi l’éclatement des bulles immobilières en 2008 et qui ont dévasté la classe moyenne américaine, par exemple, ont également contribué à la formation d’une gauche forte et combative. Aux États-Unis et en Grande-Bretagne, la gauche oppose désormais l’option de la lutte des classes à l’incitation à la haine contre les minorités que la Nouvelle Droite a poussée après la vague de la crise de 2008, dans le cadre de laquelle la guerre des classes menée par les super-riches répondrait désormais aussi à celle menée par « ceux d’en bas », les salariés, de manière consciente - par le biais de la mobilisation politique. Cette gauche appelle également à un programme d’investissement keynésien massif, le Green New Deal, pour surmonter la crise climatique.
2. Une approche et des prémisses erronées
Des politiciens comme Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez plaident ainsi pour une redistribution du haut vers le bas, pour une taxation stricte des grandes fortunes (« Tax the Rich ») et pour une limitation du pouvoir politique informel des super-riches, afin de sortir le capitalisme de sa crise écologique et économique par le biais de grands programmes d’investissement. Face à cette renaissance de la lutte des classes de gauche, qui s’est entre-temps emparée de la gauche allemande, un contrepoids progressiste à la vague réactionnaire de la Nouvelle Droite semble se former.
Et pourtant, cette approche explicative de la crise, qui reste dans la dichotomie entre prolétariat et bourgeoisie, est une conscience déformée qui, en fin de compte, n’est pas assez radicale pour saisir de manière adéquate le processus de crise. La crise est en réalité davantage que le résultat de l’escalade de la lutte des classes provoquée par la crise. La prémisse inhérente à la pensée de la lutte des classes de l’ancienne gauche, selon laquelle il existe un groupe d’individus contrôlant consciemment la reproduction sociale, est fausse.
La réalité de la crise capitaliste en cours est bien plus effrayante que tous les spectres d’une domination omnipotente de méchants super-riches opérant dans les coulisses de l’establishment politique ‒ aussi répugnants et répréhensibles que puissent être les acteurs égocentriques individuels de ces cercles exclusifs.
3. Le fétichisme : le mouvement autonome du capital
En dépit de toutes les conspirations qui existent réellement, il n’y a personne qui tire les ficelles derrière le rideau, qui « dirige » d’une manière ou d’une autre le cours des événements du système capitaliste. L’humanité sous le capital est l’objet d’une dynamique autonome et contradictoire, qu’elle produit inconsciemment par l’intermédiaire du marché. Ce processus d'auto-mouvement du capital, qualifié de fétichisme, se constitue « dans le dos des producteurs », comme l’a fait remarquer Karl Marx dans une formule célèbre.
D’une manière générale, le capitalisme en tant que formation sociale fétichiste, se caractérise par le fait que « c’est le procès de production qui maîtrise les hommes, et pas encore l’inverse », comme l’écrit Karl Marx dans son œuvre principale Le Capital. Les formes fétichistes de la valorisation du capital, qui sont indépendantes des sujets, « apparaissent à la conscience bourgeoise des économistes politiques » comme une « nécessité évidente et imposée par la nature. »
Ce fétichisme imprègne tous les états d’agrégation que traverse le capital dans son mouvement autonome, son cycle de valorisation, dans lequel on crée plus d’argent à partir de l’argent au moyen de la production de marchandises et l’exploitation du travail salarié (A-M-A’) : marchandise, argent, travail.
Au sein du procès de travail, par exemple, le participant au marché dépendant du salaire (le « prolétaire ») devient un « capital variable », la seule marchandise que le capital-argent peut acquérir sur le marché du travail, et qui, par sa capacité de travail, peut créer plus de valeur qu’elle n’en a elle-même coûté. Le travail est « extérieur » au travailleur, qui n’a le sentiment « le sentiment d’être à soi qu’en dehors du travail ; dans le travail, il se sent extérieur à soi-même », comme le dit Marx dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844.
Cette soumission à un processus de travail extérieur, sur le but et le déroulement duquel le travailleur n’a aucun contrôle, dans lequel son dessaisissement est un moment du mouvement de valorisation fétichiste du capital, conduit à la formation du sentiment d’aliénation bien connu et omniprésent sous le capitalisme. Ce travail « forcé » sous le capital ne sert plus à la « satisfaction directe d’un besoin ; il n’est plus qu’un moyen de satisfaire des besoins qui lui sont extérieurs », poursuit Marx. Son caractère étranger apparaît « nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. Le travail extérieur, le travail dans lequel l’homme s’aliène, est un travail de sacrifice de soi, de mortification. »
Les sujets de la marchandise, isolés les uns des autres par la contrainte de la concurrence, qui n’entrent dans l’échange de marchandises que par l’intermédiaire du marché, semblent tout aussi impuissants face au fétichisme de la marchandise. Le caractère social de leur propre travail se reflète pour les producteurs de marchandises comme un caractère objectif de leurs produits du travail, explique Marx dans le fameux chapitre sur le fétichisme dans Le Capital.
La propriété sociale d’une marchandise comme porteuse de valeur (un quantum de temps de travail socialement nécessaire dépensé dans son processus de production), produite dans le cadre du processus de valorisation, apparaît comme une propriété naturelle de ces choses. La propriété de posséder de la valeur semble appartenir à la marchandise individuelle au même titre que ses autres propriétés physiques. Comme cette « objectivité de valeur » socialement constituée de la marchandise n’apparaît que lors de l’échange de marchandises sur le marché, il semble aux producteurs isolés qu’il s’agit là d’un « rapport social d’objets qui existe en dehors d’eux ».
Les choses deviennent donc « autonomes » par l’intermédiaire du marché vis-à-vis des sujets du marché, en les façonnant littéralement eux-mêmes et en les proposant à la vente sous forme de marchandises sur ces mêmes marchés ‒ animés par l’obligation de valorisation du capital dans l’ensemble de la société. Cette autonomisation du capital est particulièrement évidente sur les marchés financiers, où le fétichisme se manifeste sous la forme abstraite de l’argent, et constitue la principale force motrice des idéologies réactionnaires de crise, y compris du délire antisémite.
C’est précisément en temps de crise, lorsqu’un « séisme de marché » ou l’éclatement d’une bulle financière menacent la stabilité de l’ensemble du système économique ‒ comme ce fut le cas récemment en 2008 ‒ qu’il devient évident que même la classe capitaliste n’a nullement « sous contrôle » cette dynamique fétichiste et destructrice du capital, que le cours des choses en crise dans le capitalisme n’est nullement dirigé par un complot.
La réalité fétichiste du capitalisme est effectivement plus effrayante que la pire des idéologies conspirationnistes. L’ensemble du monde réel, les êtres humains comme la nature, ne sont que des étapes transitoires d’un processus aveugle d’accumulation de richesses abstraites, qui sont en fin de compte des quanta abstraits de travail humain dépensé, « mort ». Toute l’horreur du capitalisme tardif réside précisément dans le fait que personne n’est assis aux commandes du train de la valorisation qui fonce sans cesse vers l’abîme.
La société est cependant un appendice nécessaire du processus de valorisation réel-abstrait du capital qui se déchaîne, puisque le capital ne peut être valorisé que par le travail salarié et la combustion de ressources dans la production de marchandises. En fin de compte, n’a d’existence sociale que ce qui est nécessaire et finançable dans le cadre de ce cycle aveugle de l’augmentation du capital : c’est-à-dire uniquement ce qui contribue directement ou indirectement à la prolifération du capital.
Cela ne vaut pas seulement pour la catégorie des « emplois » dans l’économie, mais aussi pour l’appareil d’État dans sa fonction de « capitaliste collectif idéel » (Marx) ou même pour la production culturelle qui doit contribuer à l’optimisation de tel ou tel territoire dans le cadre des stratégies de marketing néolibérales ‒ l’existence sociale sous le capital est toujours soumise à la réserve de son « financement ». Au niveau global de la société, le capital agit donc comme le « sujet automate » (Marx) d’une auto-expansion illimitée et tautologique.
Le monde concret n’est dès lors que le « matériau » de ce mouvement autonome, réel-abstrait du capital, qui dans sa folie de croissance illimitée prive l’humanité de ses bases d’existence sociale et écologique. La machine à plus-value globale du capital met ainsi le monde à feu et à sang pour maintenir le plus longtemps possible la fin en soi irrationnelle de la croissance sans fin du capital. Une humanité croissante et économiquement « superflue » à la périphérie et une crise écologique qui s’aggrave sont les conséquences de cet auto-mouvement du capital.
Dans un renversement du vieux romantisme du progrès, l’image d’un train en constante accélération, se précipitant vers l’abîme, s’impose donc : une machine hors de contrôle, mue par le mouvement autonome du capital, généré inconsciemment par les acteurs du marché, par la médiation de la concurrence et du marché. L’acte de transformation nécessaire à la survie consiste à trouver et à actionner le « frein d’urgence », comme le faisait déjà remarquer Walter Benjamin.
Des structures sociales produites inconsciemment par des êtres humains et qui s’objectivent par rapport aux individus ; des dynamiques sociales qui s’autonomisent par rapport aux sujets qui les constituent ‒ cette forme absurde de reproduction sociale, qui caractérise la « préhistoire de l’humanité » est éclairée par le concept de fétichisme.
Ainsi, les individus de la société bourgeoise « éclairée » ne sont rien d’autres que de sinistres serviteurs de fétiches. Par conséquent, la domination sous le capitalisme est en dernière instance sans sujet, comme l’explique le théoricien de la crise Robert Kurz dans son fameux essai « Domination sans sujet » (paru dans Raison sanglante[1]) ; c’est le rapport capitaliste qui règne en tant qu’abstraction fétichiste de la réalité.
Selon Kurz, l’essence intrinsèque du rapport au capital ne se résume pas à la rapacité sordide de tous les bourreaux capitalistes de l’humanité qui, au cours des décennies néolibérales, ont pu accroître leur richesse (en grande partie fictive) jusqu’à des niveaux obscènes :
« Leurs ‘‘fins individuelles’’ ne sont pas ce qu’elles paraissent être ; par leur forme, ce ne sont pas des fins individuelles définies par les individus eux-mêmes, et c’est aussi la raison pour laquelle le contenu en est perverti et débouche sur l’autodestruction. La nature de la chose n’est pas que les individus s’utilisent mutuellement à leurs fins individuelles, mais qu’en paraissant le faire ils exécutent sur eux-mêmes une fin bien différente, supra-individuelle et sans sujet : le mouvement autonome (valorisation) de l’argent. »[2]
Les intérêts d’exploitation subjectifs et « gestionnaires » des capitalistes constituent donc l’apparence extérieure qui dissimule l’essence fétichiste de la domination irrationnelle et sans sujet du rapport de capital au niveau « macroéconomique ». D’une manière générale, le capital ne peut être appréhendé que comme une totalité sociale ; les tentatives de projeter les rapports de reproduction des différents capitaux (entreprises, corporations) sur l’ensemble du système aboutissent en fin de compte à de l’idéologie.
4. La question de la culpabilité et de la responsabilité sous le capitalisme
Dès que les individus agissent en tant que sujets dans le circuit de la valorisation du capital, ils deviennent des « masques de caractère » (Marx) de leur position respective dans le processus d’accumulation ‒ que ce soit en tant qu’ouvrier à la chaîne, manager, vendeur ou prestataire de services est à cet égard sans importance. Ils ne sont plus « eux-mêmes », mais ils agissent en tant que personnification de leur fonction économique respective (c’est d’ailleurs la base des sentiments d’aliénation mentionnés).
Marx désigne par exemple le capitaliste, dans sa fonction de masque de caractère, comme un « capital personnifié, doué de volonté et de conscience », qui fonctionne comme « le point de départ et le point de retour » de la fin en soi de la circulation démesurée du capital[3]. Le « contenu objectif de cette circulation ‒ la valorisation de la valeur ‒ est son but subjectif », explique Marx dans son œuvre principale Le Capital[4].
Ce qui apparaît ici, c’est la position absurde du sujet de la marchandise au sein de l’automatisme de la valorisation du capital. D’une part, le capital en tant que sujet automate fait des individus des objets de son mouvement de valorisation, des choses, des marchandises qui s’échangent sur le marché du travail ‒ et qui doivent s’adapter à cette forme médiatisée de domination sans sujet comme s’il s’agissait d’une loi naturelle imposée aux êtres humains, avec un sentiment d’impuissance sous-jacent.
Dans le même temps, la seule chance de vivre encore une imitation de la subjectivité est de contribuer, en tant que masque de caractère économique, à perfectionner « subjectivement » cet automatisme de valorisation illimitée du capital ‒ et donc, à son tour, de dégrader les « autres » à l’état d’objets en les rendant « semblables aux choses ». Dans le cadre du fétichisme trop réel que le sujet automate perpétue, les prisonniers enchaînés au tapis roulant capitaliste sont toujours deux choses à la fois : les sujets de l’accumulation ainsi que son objet impuissant.
Tous les masques de caractère, en tant que personnifications de leur fonction économique respective, fonctionnent par conséquent comme sujets-objets du mouvement autonomisé de la valorisation qu’ils perpétuent eux-mêmes ; le rapport concret entre ces deux pôles dépendant de leur position hiérarchique spécifique dans le processus de reproduction du capital. Et c’est précisément cette position hiérarchique des sujets au sein de l’automatisme de la valorisation du capital qui doit également être prise en compte pour ce qui est de la question de la catégorie de la culpabilité, de la responsabilité personnelle. Car il va de soi que le fétichisme du capital n’absout pas les acteurs qui l’exécutent.
Alors que certains sont obsédés par la recherche de boucs émissaires, on trouve à l’autre bout du spectre une théorie de l’impuissance au sein des systèmes qui disculpe les acteurs actuels du monde des affaires et de la politique. Dans cette optique, on a l’impression que les responsables ne sont plus identifiables à cause des contraintes du système et des lois structurelles objectives. Les auteurs concrets disparaissent derrière l’action destructrice du sujet automate de la dynamique en crise de la valorisation du capital.
Robert Kurz a déjà expliqué au début du XXIe siècle que le fétichisme de la société capitaliste, où les actions des sujets du marché, médiatisées par le marché, s’opposent à ces derniers comme une force étrangère et quasi-objective, ne conduit en aucun cas à une disculpation des actes des auteurs :
« Si aujourd’hui le rapport de forme commun du travail abstrait, de la forme-marchandise, de la citoyenneté, etc. se trouve dans le champ de vision de la critique, où est la responsabilité ? Peut-on rendre un lien structurel aveugle, le sujet automatique, responsable de quoi que ce soit, même du plus grand des crimes ? Et inversement : si la barbarie capitaliste est en fin de compte inhérente aux contraintes muettes de la concurrence, etc., les actes barbares des managers hideux, des politiciens crasseux, des gestionnaires bureaucratiques de la crise, des bouchers sanguinaires de l’état d’exception ne sont-ils pas en quelque sorte excusés, car toujours conditionnés et en fait causés par les lois structurelles sans sujet de la ‘‘seconde nature’’ ?
Un tel raisonnement oublie que le concept de sujet automate est une métaphore paradoxale pour décrire un rapport social lui-même paradoxal. Le sujet automate n’est pas une entité distincte qui se cache quelque part à l’extérieur, mais c’est le sort social sous lequel les hommes soumettent leurs propres actions à l’automatisme de l’argent capitalisé.
Mais ceux qui agissent, ce sont toujours les individus eux-mêmes. La concurrence, la lutte pour la survie générée artificiellement, les crises, etc. font naître le potentiel de la barbarie, mais dans la pratique, cette barbarie doit être exécutée par les personnes qui agissent, donc aussi à travers leur conscience. Et c’est pourquoi les individus sont aussi subjectivement responsables de leurs actes, le vilain manager et le politicien véreux tout autant que, d’autre part, le chômeur raciste et la mère célibataire antisémite.
Les menaces potentielles que fait peser cette société, et l’immense anxiété qui les accompagne, doivent être gérées au quotidien, et à chaque instant, les individus prennent des décisions qui ne sont jamais totalement dépourvues d’alternatives, que ce soit à petite échelle quotidienne ou à grande échelle socio-historique. Personne n’est simplement une marionnette sans volonté, mais tous doivent exprimer eux-mêmes les contradictions effarantes, les angoisses et les souffrances de cet envoûtement.
C’est pourquoi il n’est pas absurde de diriger la critique nécessaire de la société vers le niveau des structures socialement globales, vers le travail abstrait et le sujet automate, tout en rendant les individus qui agissent responsables de leurs actes, même si leur masque de caractère social leur suggère un état d’irresponsabilité »[5].
Un Donald Trump ou un Jeff Bezos sont responsables de leurs actes en tant que sujets qui exécutent l’automatisme contradictoire de l’accumulation du capital au niveau politique et économique. C’est également vrai pour un Wolfgang Schäuble, qui est entièrement responsable de tout ce qu’il a fait subir à la Grèce et à l’Europe du Sud pendant la crise de l’euro ; mais c’est aussi vrai du petit troll de forum méchant, responsable de toute la haine qu’il répand sur le net ‒ même si ces actions ne font qu’exécuter la dynamique de crise systémique au niveau politique ou idéologique.
Bien sûr, la culpabilité historique d’un égomaniaque comme Trump ou d’un sadique de l’austérité comme Schäuble pèse bien plus lourd que les lamentables sécrétions d’un seul borderline politique de la Nouvelle Droite sur les forums des journaux ou les réseaux sociaux.
La grande question de la culpabilité par rapport à la domination sans sujet du capital peut maintenant être précisée en ce qui concerne la dynamique de la crise et l’idéologie sécrétée par la crise : la crise en tant que processus historique est la conséquence des contradictions internes croissantes du capitalisme, qui se présentent aux sujets comme des « contraintes » de plus en plus féroces.
Concrètement, il s’agit de la tendance du capital à se débarrasser de sa propre substance, le travail salarié créateur de valeur, en automatisant le processus de production. Cela s’applique non seulement à la crise économique, mais aussi à la crise écologique du capital, qui, dans sa compulsion fétichiste de croissance, doit brûler les bases naturelles de la vie de l’humanité à un rythme toujours plus élevé en augmentant la production.
C’est pourquoi il faut tout simplement constater qu’absolument personne n’est à blâmer pour la crise du capital. Et la crise n’a surtout pas été « orchestrée » par de quelconques conspirateurs. La crise a éclaté précisément parce que les sujets monétarisés font de plus en plus efficacement exactement ce que le système exige d’eux : exploiter le travail salarié dans le but d’une accumulation illimitée de capital. Plus le travail salarié est exploité efficacement, plus la pression est grande, plus la corde se resserre autour du cou de tous les sujets de la marchandise par l’intermédiaire du marché.
La première fausse question, qui mène à l’aveuglement idéologique et qui s’impose comme une évidence à la conscience réifiée lorsque la crise éclate, est celle de la recherche d’un coupable pour la crise. Mais en réalité la chaussure est sur l’autre pied : la culpabilité personnelle doit être recherchée dans le « quotidien » de la valorisation du capital, dans l’« exécution normale » du tapis roulant capitaliste : dans l’exploitation économique concrète, l’oppression politique et la production d’idéologies qui maintiennent l’automatisme du système en marche.
Ainsi, alors que personne n’est « à blâmer » pour l’éclatement de la crise systémique, dont la dynamique se déploie quasiment « dans le dos des producteurs » (Marx), c’est précisément le fonctionnement quotidien du système ‒ l’oppression, l’exploitation et la production d’idéologies médiatisées par le marché ‒ qui est à l’origine de la culpabilité de tous les individus qui, en tant que masques de caractère de leurs fonctions capitalistes, exécutent consciemment les contraintes du système. Plus encore : en interaction avec la dynamique de la crise, c’est précisément l’exploitation, l’oppression, la production de mensonges du système qui sont poussées jusqu’à l’absurde.
Si l’exploitation des salariés ne cesse d’augmenter, comme ce fut le cas pendant la décennie néolibérale, cela indique un processus de crise systémique qui se perpétue sur le dos des salariés. Et cela est d’autant plus vrai si une « relation de travail normale » devient l’exception et si, d’un point de vue global, de plus en plus de personnes ne peuvent en fait plus être exploitées par le capital, car elles sont justement superflues et ne sont donc rien d’autre que des « bouches inutiles ».
5. La lutte des classes comme lutte pour la répartition
L’augmentation de l’exploitation, de la paupérisation et de la précarité décrite ci-dessus, même dans les centres du système-monde capitaliste, doit donc être comprise comme une réaction du système à un processus historique profond de crise. Celui-ci s’est produit dans les années 1980 en réaction à la fin du boom d’après-guerre dans les années 1970 et à la période de crise de la stagflation. Par conséquent, le néolibéralisme n’a prévalu que parce que le keynésianisme était à bout de souffle. Dans cette mesure, le néolibéralisme n’était pas non plus une sorte de « coup d’État » contre l’État-providence prétendument sain, comme beaucoup de gens de gauche aiment à le laisser entendre.
C’est précisément la division apparemment absurde entre les riches et les pauvres, entre les masses de salariés précaires et appauvris et les millions de capitaux largement fictifs que semblent détenir quelques milliardaires, qui doit être renvoyée à la crise systémique. Une crise qui s’accompagne également d’un manque de possibilités d’investissement rentables dans l’économie marchande réelle et un transfert correspondant vers des activités spéculatives dans la sphère financière (la dite « financiarisation du capitalisme »).
Ces mêmes conséquences de la crise se présentent à tous les acteurs comme des contradictions ou des « contraintes » objectives croissantes. Les sujets y réagissent de manière immanente au système par une intensification de la concurrence : les politiciens et les États qui imposent des coupes sociales dans le cadre de la concurrence entre les sites de production et de distribution, les entreprises qui mettent en œuvre des formes d’exploitation toujours plus brutales, des journalistes salariés dans les médias de masse, dont l’opportunisme dans la production d’idéologies ne semble pas connaître de limites, et des salariés qui ont de plus en plus recours au harcèlement moral sur le premier « collaborateur » venu.
Médiatisée par le marché, la contrainte muette des conditions toujours plus « dures » oblige les masques de caractère de leurs fonctions sociales respectives à exécuter cette contrainte sous peine de leur propre perte. Le capitaliste qui, dans le contexte d’une concurrence croissante sur des marchés plus « resserrés », n’est pas en mesure d’intensifier l’exploitation de son « matériel humain » périra. Il en va de même pour les économies capitalistes en tant que « sites » nationaux de la valorisation, qui se trouvent également engagées dans une course vers le bas en raison de la crise.
Les réformes Hartz en Allemagne, avec leur stratégie délibérée de précarisation et d’orientation vers les exportations, ont donc été une « réussite » dans la mesure où elles ont pu jusqu’à présent transmettre les conséquences de la crise à d’autres pays en exportant de la dette. Il en va de même pour l’opinion publique : la tendance à l’opportunisme dans la politique et les médias augmente, et la pensée d’opposition est marginalisée, surtout à « gauche ».
Au vu de ce qui précède, il semble désormais possible de mieux comprendre la lutte des classes. Il s’agit donc d’une lutte de répartition au sein du processus réduit du capital, dont l’intensité est déterminée par le développement concret et historique de la contradiction. Dans les périodes de forte expansion économique, comme pendant le boom d’après-guerre jusqu’aux années 1970, des formes de « compromis social » peuvent émerger entre les élites fonctionnelles du capital (les capitalistes) et les syndicats en tant que représentants des salariés (syndicats représentant le « capital variable », pour reprendre l’expression de Marx).
Tant que les marchés sont en forte expansion, il est possible de concilier des profits élevés avec des salaires qui transforment les salariés en consommateurs. Cela change relativement vite en période de crise, lorsqu’il s’agit avant tout pour chaque capitaliste de perpétuer la fin en soi irrationnelle de l’accumulation du capital, si nécessaire aux dépens de ses propres salariés.
La lutte des classes en tant que lutte pour la répartition n’a donc pas de potentiel de transformation objectif inhérent. C’est une lutte pour capter des parts de la production réelle de valeur ‒ qui elle-même est en train de fondre à cause de la crise ‒ sans toutefois remettre en question cette forme irrationnelle de reproduction sociale. La lutte des classes (et c’est aussi vrai historiquement pour la lutte des classes des temps passés) se déplace donc à l’intérieur des formes de socialisation capitaliste (valeur, travail, capital, État) et cherche l’émancipation et la reconnaissance à l’intérieur de ces mêmes catégories, plutôt que leur abolition.
Le militantisme au travers lequel cette « guerre de classe » (Warren Buffet) qui s’intensifie en raison de la crise, est propagée, masque en réalité son manque de radicalité, car les causes de la crise et la forme fétichiste de la reproduction sociale sous le capitalisme, exposée ci-dessus, ne sont pas réfléchies.
Les conditions sociales actuelles semblent également ressembler au paupérisme d’antan parce que la « phase ascendante » historique de la classe ouvrière aux XVIIIe et XIXe siècles présente des parallèles sociaux avec la phase descendante actuelle du capital et de la classe ouvrière. La misère qui s’étend actuellement au sein de la classe des salariés en érosion dans les centres du système-monde reflète donc la misère de son émergence historique.
Pour le dire clairement : Le fondement sur lequel les acteurs de classe opèrent, la dépense du travail salarié dans la production de marchandises, se désagrège de plus en plus. La rhétorique unilatérale de la lutte des classes occulte surtout le fait que les classes elles-mêmes sont en train de se dissoudre en raison de la crise. Le prolétariat se décompose en une couche de personnes économiquement « superflues » qui fuient désespérément vers les régions centrales du système-monde capitaliste.
6. Que faire ?
Être radical, c’est saisir un problème à sa racine afin de trouver une solution adéquate. C’est précisément ce que ne fait pas la pensée marxiste de la lutte des classes. Ce n’est pas la répartition de la richesse sous forme de marchandises qui est au cœur de la crise, mais la forme contradictoire dans laquelle la richesse est produite au nom de l’objectif irrationnel de l’accumulation sans fin du capital – c’est-à-dire la forme-marchandise elle-même. Comme nous l’avons expliqué, la division sociale criante et de plus en plus aiguë des sociétés capitalistes tardives est précisément la conséquence de l’escalade des contradictions internes et externes de la compulsion de croissance du capital.
La crise ne peut donc pas être résolue par une redistribution sociale-démocrate. Ce n’est pas la prise de « contrôle » de la machine d’accumulation capitaliste qui peut être un objectif radical (si possible sous la direction d’un parti dictatorial d’Etat et de cadres), mais sa transformation fondamentale, afin de libérer enfin la production de biens de consommation de sa forme de marchandise, de la fin en soi fétichiste de la valorisation de la valeur.
Même la « démocratisation » des entreprises capitalistes, telle qu’elle est actuellement discutée dans les cercles de la gauche libérale aux États-Unis sous la forme d’un contrôle direct par les travailleurs, continuerait à exposer ces coopératives aux contraintes des marchés qui se rétrécissent en raison de la crise, et ne changerait donc pas grand-chose. La crise du capital, qui se heurte à ses limites internes et externes, ne peut donc être surmontée qu’en surmontant la dynamique fétichiste propre au processus d’accumulation ‒ car c’est précisément cette dynamique de valorisation, générée inconsciemment par les sujets du marché, qui ravage les sociétés humaines impuissantes et l’écosystème global.
En fin de compte, il s’agit de simplifier la reproduction sociale en l’organisant directement, par le biais d’un processus global de concertation à l’échelle de la société, au lieu de la réduire, comme c’est le cas actuellement, à un simple stade de transition d’un processus de combustion aveugle et frénétique du monde. Le postcapitalisme signifie donc, en substance, l’organisation consciente du processus de reproduction sociale par les membres de la société ‒ ceci, comme nous l’avons expliqué, par opposition à la situation actuelle dans laquelle les êtres humains sont soumis à une dynamique quasi-objective et fétichiste.
La remarque apparemment énigmatique de Karl Marx, selon laquelle le dépassement du capitalisme conclurait « la préhistoire de la société humaine », acquiert ainsi toute sa clarté. Toute l’histoire humaine s’est déroulée jusqu’à présent de manière inconsciente, dans le cadre de systèmes sociaux fétichistes : du fétichisme religieux des premiers temps et du Moyen-Âge à la religion sécularisée du capital.
And here is the thing : la crise est également un processus irréversible et fétichiste. Elle suivra son cours, et il n’y a aucune possibilité de stabiliser le système à long terme, car l’endettement perpétuel finira par atteindre ses limites, même dans les centres. Il ne s’agit pas d’une vision d’avenir, mais d’une réalité ‒ surtout dans les périphéries.
Le système, étouffé par ses contradictions, produit déjà une humanité économiquement superflue et des régions en voie d’effondrement qualifiées d’« États défaillants », comme l’a montré de manière évidente la crise des réfugiés. Il en va de même pour la crise climatique provoquée par la folie de la croissance capitaliste et ses conséquences monstrueuses.
La question de savoir si le système qui s’effondre sera dépassé n’est donc pas une question de « volonté » subjective des membres de la société. Il s’agit d’une simple question de survie de la civilisation humaine, et en fin de compte de l’existence humaine, de savoir de quelle manière le processus de transformation à venir se déroulera : sous la forme d’une désintégration chaotique, de l’instauration d’une dictature de crise brutale et meurtrière, ou bien dans une direction progressive qui ouvrirait à l’humanité de nouvelles perspectives d’émancipation en dépit de tous les bouleversements à venir dus au climat.
Qui plus est, ce processus de transformation est déjà en cours ‒ et les conflits politiques, idéologiques et même militaires croissants sont précisément l’expression de ce bouleversement qui s’opère inconsciemment sur l’humanité, comme l’expliquait déjà le sociologue et théoricien des systèmes-monde Immanuel Wallerstein au début du XXIe siècle :
« Nous vivons une phase de transition de notre système mondial existant, l’économie capitaliste, vers un autre système ou d’autres systèmes. Nous ne savons pas si ce sera pour le meilleur ou pour le pire. Nous ne le saurons que lorsque nous y serons parvenus, ce qui pourrait prendre encore 50 ans. Nous savons toutefois que la période de transition sera très difficile pour tous ceux qui y vivent. [...] Ce sera une période de conflits et de perturbations importantes . [...] Ce sera aussi, ce qui n’est pas paradoxal, une période où le facteur du libre arbitre sera porté à son maximum, ce qui signifie que chaque action individuelle et collective aura un impact plus important dans la reconstruction de l’avenir qu’en temps normal, c’est-à-dire pendant la perpétuation d’un système historique.[6] »
Civilisation ou barbarie, tels sont les pôles extrêmes de cette « phase de transition » historique, la Nouvelle Droite ouvrant un large boulevard à la barbarie avec son extrémisme centriste qui entend s’accrocher à des formes de socialisation en décomposition (nation, capital « créateur », État).
Ce sont précisément les réseaux et groupes extrêmes de la Nouvelle Droite qui se préparent parfois consciemment à la crise ‒ qu’ils imaginent comme le résultat d’un complot contre l’Allemagne ‒ avec des listes de morts et des plans de coup d’État. Une dictature envisagée pour la prochaine poussée de crise doit servir à « faire enfin le ménage » dans la gauche par des meurtres de masse. Le néofascisme est donc une sorte d’accélérateur de la barbarie en temps de crise.
Il existe une maxime de la pratique politique que les mouvements, groupes ou même partis de gauche devraient suivre au XXIe siècle s’ils veulent encore agir en tant que forces sociales progressistes dans l’époque de bouleversement et de crise actuelle. Le capitalisme doit être renvoyé dans la poubelle de l’histoire aussi rapidement que possible, le rapport capitaliste en tant que totalité sociale doit être consciemment aboli ‒ toutes les actions pratiques, toutes les tactiques, toutes les propositions de réforme, toutes les stratégies plus larges devraient être orientées vers cet impératif catégorique.
Il ne s’agit pas de l’expression d’un « radicalisme » de gauche, mais de la formulation du minimum civilisationnel raisonnable, sans la réalisation duquel le processus de civilisation du XXIe siècle basculerait dans la barbarie, et serait finalement conduit à disparaître. C’est précisément parce que le capital s’effondre qu’il doit être dépassé. Le progrès ne peut être réalisé qu’au-delà du capital, dans la lutte pour la transformation d’une formation sociale postcapitaliste.
Un mouvement progressiste, porté par la prise de conscience de la nécessité de la transformation du système, lutterait donc pour créer des conditions qui orienteraient cette dynamique de transformation dans une direction émancipatrice. La maxime d’une telle post-politique consisterait, d’une part, à s’efforcer de maintenir et de développer le processus de civilisation et, d’autre part, à lutter pour surmonter le fétichisme. Cette transformation devrait être menée ouvertement, en faisant comprendre aux gens de manière offensive la nécessité d’une transformation émancipatrice du système dans le cadre de luttes pratiques.
L’objectif d’un mouvement de transformation progressiste consisterait donc à organiser consciemment le processus de civilisation, qui se déroule de manière fétichiste par le biais des hommes impuissants, dans le cadre d’un processus de compréhension de l’ensemble de la société. Les formes sous lesquelles un mouvement de transformation conscient de lui-même s’organise dans le cadre des confrontations sociales croissantes dues à la crise deviendraient ainsi éventuellement les formes germinales d’une société postcapitaliste.
La politique bourgeoise, les actions des sujets politiques, sont donc à nouveau « importantes », elles ont du poids. Non pas parce qu’elles peuvent résoudre la crise, mais parce qu’elles déterminent le déroulement de la crise. Un exemple peut illustrer cela : qu’un Schäuble mette l’Europe au régime de famine néolibéral (austérité) après l’éclatement de la crise de l’euro ou que le processus de crise se développe dans le cadre d’une politique conjoncturelle et sociale paneuropéenne, cela a une grande importance pour la suite du développement de la crise, comme l’illustre la montée des mouvements nationalistes et d’extrême droite dans l’Europe « allemande » frappée par l’austérité.
Les luttes sociales croissantes contre le démantèlement de l’État-providence, contre le démantèlement de la démocratie et les tendances à l’État policier, pour une véritable politique climatique, devraient donc être comprises comme des champs sur lesquels les sujets sociaux luttent littéralement pour le déroulement du processus de transformation qui se déroule objectivement.
Et c’est là que la lutte des classes ‒ dans la mesure où elle est consciente de son rôle en tant que moyen dans une lutte pour la transformation ‒ joue un rôle important. La lutte des classes fait partie de la lutte pour le déroulement concret du processus de transformation.
7. Quelle société pour la transformation ?
Pour cela, la lutte des classes doit regarder au-delà d’elle-même et ne plus viser en premier lieu la reconnaissance ou les gratifications sociales dans un capitalisme agonisant, comme l’a fait le mouvement ouvrier historique. L’expansion historique du capitalisme et du salariat en était la condition, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui avec la crise.
Pour être plus concret : Concevoir la crise comme une maxime de la pratique émancipatrice signifie ici se demander quelle société capitaliste tardive entrera dans le processus de transformation inévitable. S’agira-t-il d’une oligarchie autoritaire, raciste, administrée par l’État policier, avec des dérives sociales absurdes, ou d’une communauté plus égalitaire, bourgeoise et démocratique, dans laquelle des marges de manœuvre pour une critique et une pratique radicales continueront d’exister ?
En surface, une gauche émancipatrice qui se veut progressiste dans le capitalisme tardif ressemble donc à un personnage existentialiste, comparable au Sisyphe d’Albert Camus, qui se consacre consciemment à une pratique apparemment absurde. La lutte pour des améliorations sociales contre le démantèlement de la démocratie, pour l’égalité des minorités, pour le Green New Deal est menée en pleine conscience de la futilité de cette lutte au niveau du capitalisme intérieur ‒ face à l’escalade de la crise systémique économique et écologique.
Mais l’analogie s’arrête là. La conscience et la rhétorique avec lesquelles cette « lutte pour l’eau du thé » est menée sont décisives. Il s’agit de dire clairement aux gens ce qu’il en est, que le vieux monde capitaliste est en train de mourir, que le nouveau n’est pas encore né ‒ et qu’il s’agit d’une lutte contre le démantèlement social, pour la redistribution, contre le racisme, la destruction du climat et l’incitation à la guerre, d’une lutte pour obtenir des conditions de départ optimales pour la transformation inéluctable du système.
Cette ouverture, qui ne fait en fait qu’expliciter ce qui est inconsciemment sédimenté depuis longtemps dans la société sous la forme d’un agenda de crise ennuyeux ‒ couplée à la recherche de formes d’organisation post-capitalistes au sein de ce mouvement ‒ permettrait également de surmonter la fausse immédiateté qui a souvent fait sombrer les mouvements progressistes dans le faux tout du capitalisme tardif.
Par fausse immédiateté, il faut comprendre ici la tendance des mouvements sociaux à rester inconsciemment dans des formes de pensée qui correspondent aux conditions et aux contradictions sociales contre lesquelles ils sont en fait dirigés.
Les luttes syndicales contre les suppressions d’emplois, que les acteurs concernés doivent tout simplement mener pour leur survie sociale, en sont un exemple parfait ‒ mais sans conscience de la crise correspondante, elles reproduisent les formes de pensée existantes ‒ ici la pensée en termes d’« emplois » comme seule option de reproduction individuelle ‒ même en temps de crise chez les acteurs.
Il en va de même pour les protestations contre l’inflation, un phénomène qui est souvent réduit à l’avidité des capitalistes - et qui, sans une conscience radicale de la crise, doivent se terminer par l’impuissance. Il serait décisif de poser de manière offensive la question du système lors des débats à venir sur la crise, précisément parce que le capital se meurt de ses propres contradictions. La protestation concrète doit être menée à visage découvert comme une partie de la lutte pour la transformation du système, comme une lutte pour la transformation.
De telles luttes sociales nécessaires devraient donc être couplées à une critique émancipatrice radicale des formes d’existence et de pensée capitalistes en voie de décomposition, comme l’expliquait déjà Robert Kurz :
« La tâche consiste donc à formuler la critique émancipatrice des formes d’existence ou de pensée objectivées et socialement envahissantes et à la faire valoir de l’intérieur dans la lutte sociale, afin de briser consciemment cette prison catégorielle. [...] Ce qui importe, c’est de développer une volonté contre la forme dominante de la volonté et de rendre conscient son caractère fétichiste ».
Tomasz Konicz
Ce texte est une version actualisée d’un article publié en 2019 dans le magazine Telepolis
Aux éditions Crise & Critique :
[1] Robert Kurz, « Domination sans sujet. Pour le dépassement d’une critique sociale tronquée », dans Raison sanglante. Essais pour une critique émancipatrice de la modernité capitaliste et des Lumières bourgeoises, Albi, Crise & Critique, 2021.
[2] Ibid., p. 243.
[3] Karl Marx, Le Capital, Livre I, Paris, PUF, 1993, p. 172.
[4] Ibid.
[5] Robert Kurz, Lire Marx, Paris, Les Balustres, 2012.
[6] Immanuel Wallerstein, Utopisme.