Pour un dérivationnisme de la forme-sujet capitaliste
Emilio Exposto et Gabriel Rodríguez Varela
*
Le texte ci-dessous propose une façon intéressante de lier la critique de la forme-sujet à la critique de la valeur. Nous le traduisons et le publions avec l’aimable accord des deux auteurs [1]. Les auteurs s’inspirent de la théorie de la dérivation qui constitue, dans les années 70, un débat allemand sur l’État, assez méconnu en France, et mené principalement par les représentants de la Neue-Marx-Lektüre. La question centrale était d’expliquer le fait que la forme sociale capitaliste se partage en deux sphères apparemment autonomes, la sphère économique et la sphère politique. Exposto et Varela proposent de transposer ce débat sur le problème des rapports entre la forme-sujet et le « sujet automate ». La proposition stimulante de ce texte touche un point d’achoppement de la relation historique entre marxisme et psychanalyse et laisse donc espérer des possibilités de renouvellement théorique, même si pour notre part, nous ne savons pas encore comment situer et évaluer cette proposition de « dérivation » dialectique de la forme-sujet capitaliste, qui renvoie au difficile problème de la médiation entre subjectivité et objectivité, plus délicat que celui du rapport entre les sphères fonctionnelles du capital — puisque chacun (et le théoricien aussi) est à la fois sujet et objet de son analyse, agent et patient du capital, comme le soulignent bien les auteurs. Le sujet de l´inconscient au sens freudien n´est pas identique à l´inconscience de la forme-sujet ; c´est d´une manière singularisée et non générale qu´il fait obstacle à la critique de la forme.
Grundrisse. Psychanalyse et Capitalisme
O.
L’hypothèse de ce texte est que la forme-sujet historiquement spécifique de la modernité capitaliste est logiquement dérivable, en tant que forme simple et abstraite de constitution de l’individu social, de la forme-marchandise. La forme-sujet fonctionne comme la limite impersonnelle dans l’immanence de laquelle s’organise l’expérience concrète et complexe des acteurs particuliers et des agents collectifs dans les relations sociales capitalistes. Dans le cadre des lignes directrices méthodologiques qui parcourent le programme dérivationniste de l’État compilé dans le livre Estado y capital (2017) [2] écrit par Adrián Piva et Alberto Bonnet, nous nous contenterons de quelques notes qui servent de contribution à une théorie de la dérivation dialectique de la forme-sujet capitaliste.
1.
De prime abord, on pourrait dire que l’on ne trouve pas chez Karl Marx une notion sophistiquée du sujet. D’où, par exemple, les innombrables efforts d’intersection entre le marxisme et la psychanalyse à la recherche d’une conception rigoureuse du sujet moderne et de la production historique de la subjectivité. Néanmoins, la question du sujet est centrale dans la théorie critique de la modernité de Marx. De manière schématique, nous trouvons : a) la critique marxienne du capital social global comme « sujet automate » du métabolisme social moderne ; b) la critique du fétichisme et de la marchandise comme sujet des relations sociales d’échange ; c) la considération de la classe ouvrière comme « sujet révolutionnaire » ; et d) la conception de la pratique concrète de l’être humain comme « sujet de l’histoire ». A partir de ces oscillations marxiennes, il est possible de discerner, en termes généraux, certaines formes complexes du marxisme dans lesquelles s’accentue l’une ou l’autre position sur le problème du sujet ; classiquement réduites aux moules du soi-disant « économisme », « politisme » ou « volontarisme ».
2.
Des recherches de la première génération de l’école de Francfort sur la rationalité instrumentale (Adorno et Horkheimer) ou l’« homme unidimensionnel » (Marcuse) aux explorations existentielles de Sartre au cœur de la dialectique matérialiste et du matérialisme historique, en passant par les recherches d’Althusser sur l’idéologie ou l’interrogation lacanienne de Žižek ou Jameson aujourd’hui, le problème du sujet est au cœur des théories critiques d’origine marxiste. Reich, Engels lui-même ou Lukács se sont interrogés sur la forme de la constitution subjective comme problème crucial de la révolution sociale, culturelle et politique. Elías Palti dans Une archéologie du politique [3] soutient que le XIXe siècle est le siècle de l’Histoire, le XXe siècle est le siècle de la Forme et le XXIe siècle est le siècle du Sujet, compris comme un problème épistémologique. Une dérivation de la forme-sujet, dans ce cadre, est une tâche actuelle incontournable pour une théorie critique d’origine marxiste.
3.
Le sujet a une genèse et une formation historique ; le sujet n’est pas originaire. Ce que nous appelons habituellement le sujet est une fonction éminemment moderne. Ce n’est que dans la modernité capitaliste que le lien social est structuré au moyen de relations de domination impersonnelle dans lesquelles émerge la fonction qui rend le sujet-expérience de la conscience libre du producteur indépendant de marchandises, par laquelle les personnes sont individuées comme aliénées au capital. L’assujettissement au capital, résultant de l’expropriation des moyens de production et de la séparation des producteurs sociaux de leurs moyens d’existence, constitue le sujet de l’agir/pâtir comme aliéné au rapport social capitaliste. L’individu, indépendant de la sujétion personnelle, se constitue en sujet libre dans et par la sujétion anonyme au capital. L’« individu social » (Marx) est configuré comme divisé : nous sommes des agents-objets inconscients du capital qui, dans la même portion de matière sociale, ne peuvent s’empêcher de faire l’expérience d’être le sujet de l’agir/pâtir dans les pratiques concrètes dans lesquelles nous nous constituons.
4.
L’expérience de l’être-sujet n’a rien à voir avec un universel métahistorique et anthropologique, et encore moins avec les figures relatives du particulier (citoyen, personne, etc.). Le sujet ne coïncide donc pas avec l’être humain, ni avec le « je ». La forme logique de l’expérience du sujet est un dérivé résultant d’une organisation donnée des rapports sociaux de production (et d’un régime donné de production sociale des relations), et jamais une hypothèse, quelque chose de substantiel, un donné qui précéderait la performativité des pratiques capitalistes. Notre hypothèse est qu’il n’y a pas de sujet sans capital. Dans le capitalisme, l’« être humain » s’affirme ainsi comme subjectum, inversant l’ordre historique des déterminations sociales (il est l’agent inconscient du capital), et, par conséquent, s’éprouvant lui-même comme fondement des représentations et des actes ; opérant aussi comme entité privilégiée de l’exploitation de la nature.
5.
Le fil conducteur d’un dérivationnisme de la forme-sujet est le suivant : à partir des pratiques sociales impliquées dans la production inconsciente du fétichisme de la marchandise, il est possible de dériver les limites formelles du champ d’expérimentation de l’individu social capitaliste. Les formes sociales de la médiation capitaliste, selon Moishe Postone dans Temps, travail et domination sociale (2006), sont bifaces : elles façonnent des formes abstraites et concrètes, différentiées et équivalentes ; elles instituent des formes d’objectivation et de subjectivation. Strictement parlant : la forme-sujet est dérivable de la forme marchandise. La marchandise est l’objet, l’affaire, l’a priori du sujet capitaliste.
6.
Tout individu social ne peut être un agent concret d’une pratique sociale dans une relation historique que s’il prend la forme d’un sujet. La forme-sujet, dans les termes d’Althusser, est en effet la forme d’existence historique de tout individu social capitaliste en tant qu’agent des pratiques sociales dominantes. La forme-sujet, à proprement parler, est une forme d’existence des relations sociales capitalistes. En effet, les rapports sociaux de production et de reproduction comprennent nécessairement les rapports sociaux juridiques, désirants, discursifs et idéologiques qui, pour fonctionner, imposent à chaque individu la disposition de la forme-sujet. Les individus agissent donc toujours en tant que sujets, étant également des agents de l’auto-valorisation de la valeur (le capital social mondial comme sujet de domination).
7.
« Le terme de forme-sujet indique une forme a priori – mais qui est limitée à une phase historique — dans laquelle doit se ˝mouler˝ tout comportement et toute conscience afin que l’individu soit reconnu comme un ˝sujet˝. » [4] Ce que l’on appelle habituellement le sujet est, en principe, une instance formelle et fonctionnelle dérivable, dans sa forme abstraite et simple, du rapport social de base du capitalisme : la marchandise. L’individualité trouve dans la forme-sujet précisément la forme limite du champ d’expérimentation. Mais le sujet-expérience n’est pas une illusion, bien que le sujet ne soit pas non plus une substance. Il s’agit d’un type délimité de rapport social. C’est une forme-processus, car cette forme (dans son abstraction anonyme) n’est pas toujours identique à elle-même. Le caractère subjectivant de la forme-valeur est alors révélé lorsque le rapport entre les marchandises agit en préformant la relation subjective « inter » et « intra » : les liens entre les personnes tendent à recevoir, directement ou indirectement, la forme de marchandises.
8.
Façonnés par la forme-valeur, nous, les humains, suivons les besoins de la production de marchandises, car nous en sommes les exécutants inconscients. À travers le dérivationnisme, nous ne cherchons rien d’autre que d’élaborer « une critique de la forme-sujet, sans salut ontologique » [5]. Celle-ci gravite autour d’une perspective qui consiste à critiquer le sujet « comme une forme d’existence capitaliste » [6] . Si l’individualité en tant que forme-sujet est une réalité moderne, historiquement organisée et socialement produite, alors elle ne peut être que finie, transformable et finalement éliminable. Comme la marchandise, la forme-sujet trouve son secret dans le processus historique de production qui l’informe. Or, le dérivationnisme n’est possible que dans une société où la forme-marchandise est la forme générale que prend le produit du travail, et où, par conséquent, le rapport fétichiste est la limite anonyme et objective de l’expérience.
9.
« Le sujet est aussi le lieu du débat historique, et en lui se vérifie la vérité du système qui le traverse. » [7] Les personnes particulières, dans la mesure où elles personnifient une marchandise, une classe sociale et une organisation de rapports sociaux particuliers, n’existent pas avec antériorité (substantialisme) et extériorité (réalisme) par rapport à l’élaboration et à la vérification des limites réelles de l’individu en tant que forme-sujet de pratiques concrètes. Il n’y a pas de terme qui ne soit pas tendanciellement déterminé, dans sa forme simple et abstraite, par la médiation objective du travail abstrait et la détermination subjective de la valeur dans les rapports sociaux.
10.
La totalisation de la forme-marchandise engendre la forme des sujets qui la produisent. En s’occupant des contradictions immanentes à la forme d’apparition des objets et des rapports sociaux (marchandises), il est possible d’établir un « processus de dérivation de certaines formes [forme-sujet] à partir d’autres [forme-marchandise] » [8]. Les marchandises ne dissimulent pas les véritables rapports sociaux entre les humains, mais organisent plutôt les pratiques d’une société donnée, fonctionnant comme un nœud de médiation sociale qui opère comme une limite de l’expérience concrète. La marchandise et l’individu social configuré en tant que sujet ne constituent rien d’autre que des formes différenciées et dérivées des rapports sociaux qui les produisent, et les produisent toutes les deux de manière égale.
11.
Le cœur du problème consiste à faire une critique de la forme-sujet commune à tous les membres vivant dans la société capitaliste, même si cela ne signifie pas que le « contenu » de la forme est exactement le même pour tous. Marx appelait la valeur le « sujet automate » du capitalisme, ce qui semble être à l’opposé de l’autonomie et de la liberté avec lesquelles le concept et les pratiques de constitution subjective sont habituellement associés. Le sujet (capital) et la forme-sujet sont donc ce dont il faut s’émanciper, et non ce avec quoi il faut s’émanciper. Le dépassement révolutionnaire du capitalisme ne peut consister dans le triomphe d’un sujet produit par l’assujettissement au capital. La valorisation positive du sujet dans les théories traditionnelles présuppose que le sujet est la base de la suppression du capitalisme et qu’il est nécessaire de « libérer le sujet réprimé/capturé » afin de développer son potentiel. Mais le sujet est une forme de domination capitaliste.
12.
Le fétichisme de la marchandise est une théorie critique de la naissance historique de la subjectivité et de l’objectivité en tant que formes sociales aliénées dans la logique de la valeur. Le fétichisme n’est pas une distorsion qui provient de la mystification ou de l’imagination isolée des individus, mais dépend de l’abstraction réelle aliénée des rapports sociaux capitalistes. Pour Marx, la forme n’est pas un produit de la pensée pure. C’est le mode d’existence aliéné des rapports sociaux. C’est pourquoi la clé d’une compréhension critique de la forme-sujet est la forme elle-même. Le fétichisme implique un rapport social réellement objectif qui nous constitue, car il se réfère à une abstraction réelle et sociale qui affecte de manière constitutive les personnes de chair et de sang. Le fétichisme est l’inconscient de la conscience libre du producteur libre de marchandises. Et cela parce que le problème n’est pas le contenu concret de la conscience mais la forme limite de la conscience : l’objectivation de l’abstraction impersonnelle qui la domine de manière semi-automatique. La forme abstraite et objectivée qui façonne l’individualité capitaliste se distingue de l’abstraction anhistorique, car elle n’est pas non plus séparée d’un matériau politique historiquement déterminé. Ainsi, la forme-sujet est l’a priori politico-matériel qui façonne l’expérience des rapports capitalistes.
13.
Il existe un rapport d’ « identité formelle » entre la forme-marchandise et l’individu social en tant que forme-sujet. Il est ici possible d’effectuer une réécriture catégorielle de ce que Léon Rozitchner appelle les systèmes de distanciation de l’individualisme bourgeois, en tant que forme véritablement clivée et réifiée du sujet (distance par rapport à lui-même, par rapport aux autres, par rapport à la société, etc.). La marchandise est la catégorie réelle qui produit la limite sociale de l’expérience de l’individualisme bourgeois en tant que détermination objective pré-individuelle de la fonction de sujet dans le capitalisme. Ceci est également inséparable du caractère bifide du travail capitaliste (abstrait et concret). En effet, les pratiques sociales fétichistes et inconscientes façonnent les technologies modernes d’objectivation et de subjectivation.
14.
La soumission au capital est le processus inconscient du devenir-sujet et du devenir-subordonné aux compulsions aveugles des rapports marchands. La soumission au capital, à ne pas confondre avec une domestication fataliste ou un vulgaire déterminisme mécaniste, est la condition de possibilité de la formation conflictuelle du sujet. Un tel mécanisme psychique du capital est constitutif de la production de la forme processuelle du sujet dans l’automatisme de la valorisation capitaliste. La sujétion, qui est produite de manière continue et précaire dans les pratiques actuelles, constitue le processus inconscient du devenir-sujet. Le sujet est formé dans une « soumission primaire » ou une « subordination fondatrice » [9] au capital, dont le capital est l’effet pragmatique. Mais le capital-machine n’agit pas seulement sur l’individu, il agit sur et est agi par le sujet de l’agir/pâtir dans l’immanence des pratiques concrètes. Cette double opacité et ambivalence fondatrice qui forme le sujet dans la servitude involontaire au capital est historiquement déterminante dans la configuration inconsciente de l’individuation à l’intérieur des rapports sociaux dominants.
15.
Pour reprendre les termes de Léon Rozitchner, le sujet est un noyau de vérité historique (nid de vipères), puisque dans chaque corps s’élaborent et se débattent en conflit les contradictions inhérentes au mode de production historique. Dans les formes sociales de la médiation capitaliste, comprises comme des rapports objectifs et subjectifs, l’antagonisme entre le capital (classe capitaliste) et le travail (classe ouvrière) se coagule. La forme sociale des objets est congruente avec la forme sociale des sujets immanents à la lutte des classes. Cependant, la forme d’être de l’individu social et des classes sociales trouve en face d’elle (et « en elle ») des formes correspondantes d’objets sociaux : les marchandises. La marchandise a la même forme réelle et contradictoire que les individus et les classes qui la consomment, la produisent et l’échangent dans le système qui les a produits tous les deux. Le processus d’individuation (individuelle et collective) implique l’établissement de « l’empire d’une forme contradictoire objective [la forme-marchandise] (…) dans notre propre manière d’être. » [10] La forme sociale des objets est, dans un sens logique, cohérente avec la forme sociale des sujets.
16.
La limite logique du champ d’expérimentation est déterminée par la structure divisée et réifiée de la forme-sujet. La marchandise n’est rien d’autre qu’une chose sensible et suprasensible. La forme-sujet, quant à elle, a une structure comme la marchandise elle-même : physiquement métaphysique (corps et esprit). La marchandise est un objet dont la forme reproduit une scission fondamentale dans son mode d’apparition : la valeur et la valeur d’usage ; qui est inséparable du double caractère du travail effectué par l’individu capitaliste : travail concret et travail abstrait. Ces formes de domination impersonnelle dans le travail, la valeur et la marchandise trouvent donc leur ratification dans la forme-sujet.
17.
Le fétichisme de la marchandise est précisément une forme a priori, un rapport abstrait de constitution inconsciente antérieure à toute forme concrète d’action et de pensée, relativement indépendante de la volonté et de la représentation humaines. Le capitalisme n’est pas un système qui opprime de l’extérieur des sujets humains substantiellement distincts du système lui-même. Le capitalisme crée des sujets qui considèrent le monde entier comme de simples moyens pour réaliser leurs propres intérêts [11]. C’est pourquoi ce qui « commence par le plus objectif, les objets-marchandises, se termine par le plus subjectif, les sujets-fétiches. » [12] Ainsi, la forme-sujet, en raison de l’efficacité inconsciente du fétichisme de la marchandise, prend la forme autoréférentielle d’une individualité sociale fétichisée et fétichisante. Le fétichisme et le narcissisme de la forme-sujet, son caractère égocentrique et destructeur, ne répondent pas à une représentation idéologique, à une déformation perceptive, à un épiphénomène imaginaire ou à une production pathologique, mais sont enracinés dans un rapport social productif du capitalisme. Cela tend à conduire à un paralogisme qui forme la matrice des limites logiques de la fonction sujet : une partie fétiche qui se présente comme l’équivalent général du champ d’expérimentation. Ce paralogisme consiste en une extrapolation : faire d’une partie séparable un tout séparé. Dans ce cas, la partie relative, l’être expérimenté sujet de l’agir/pâtir, est présentée comme absolue.
18.
La forme a priori du sujet capitaliste configure les limites qui reproduisent et distribuent les « valeurs » de ceux qui circulent comme « sujets » et de ceux qui circulent comme « non-sujets ». Ces derniers sont exploités et mis en place pour reproduire les conditions matérielles de production du sujet (pour le Sujet). Le capitalisme, en tant qu’ordre social institutionnalisé, entraîne selon Nancy Fraser [13] l’établissement inégalitaire de frontières historiques instables qui constituent des formes concrètes de domination particulière associées à la domination masculine, à l’oppression coloniale, etc. Le sujet est configuré dans le partage hiérarchique entre des rapports de production masculinisés (travail productif reconnu comme sujet, « libre » et salarié) et des rapports de reproduction féminisés (travail reproductif et obligatoire, non reconnu comme sujet, mal rémunéré, ou non salarié), où s’institue un patriarcat capitaliste cis-hétérosexuel, inséparable des frontières qui dissocient violemment « valeur et non-valeur » [14], l’humain du non-humain, l’économique du politique, l’exploitation de l’expropriation racialisée et coloniale.
19.
La forme-sujet, dans la mesure où elle constitue la limite logique des contenus empiriques vécus, conduit à la subordination de tous ceux qui n’assument pas la forme du travail abstrait producteur de valeur (et des « valeurs symboliques et imaginaires » qui lui sont associées : compétition, calcul, agressivité, etc.). Le sujet capitaliste se forme sur le modèle de la relation hiérarchique entre l’âme et le corps, l’esprit et la nature, la forme et la matière. Cette relation hiérarchique et cette division inégale correspondent à la domination particulière entre hommes/femmes, blancheur/noirceur, etc. Ainsi, de même que les valeurs d’usage des marchandises sont déterminées par la forme sociale indistincte de la valeur, de même les particuliers et leurs usages (du plaisir, des douleurs, des connaissances, des corps, etc.) sont produits sous la domination abstraite-impersonnelle de la forme-sujet. Cela ne veut pas dire que cette dernière n’est pas inégalement incarnée dans le domaine empirique, vivifiée en particulier par les individus, mais qu’ils sont depuis toujours déjà aliénés par cette forme indifférente et générale appelée forme-sujet.
20.
La forme-sujet universelle (cet universalisme vide, aveugle et abstrait) ne constitue pas une faille dans un processus transhistorique, un reste ou un excès présumé de la subjectivation capitaliste, ou une structure transcendantale inhérente à tout temps et à tout espace. L’expérience de fonctionner en tant que sujet d’agir/pâtir dans les rapports sociaux, à l’inverse de notre statut d’objet-agent de valorisation de la valeur, est une nécessité déterminée du capital en tant que Sujet dominant de la vie matérielle moderne. En ce sens, nous conjecturons qu’il existe un « développement combiné » entre la subsomption réelle du travail au capital, et la subsomption logique et tendancielle des individus à la forme-sujet. Car la subsomption formelle (Descartes), matérielle (Kant) et totale (Hegel) des individus au sujet capitaliste est un fait tendanciellement universel où la valeur devient une logique inconsciente qui détermine les processus de subjectivation qui ont lieu dans l’immanence des rapports sociaux du capitalisme moderne.
21.
L’individu n’est pas capturé par la « colonisation externe » du capital-vampire, car l’individu n’est pas une substance prospère ou une essence générique de l’humain prête à être libérée après avoir fait exploser la forme-marchandise. La forme-sujet, constitutive de chacun de nous en tant qu’individu social capitaliste aliéné au capital, est l’autre face de la forme-marchandise en tant que « chose sociale » capitaliste. C’est pourquoi une critique radicale de la forme-sujet capitaliste devrait pouvoir contourner les apories de la pensée contemporaine qui tombe soit dans une métaphysique du sujet, soit dans une philosophie idéaliste (de l’histoire, du langage, etc.). Dans le premier cas, qui nous intéresse dans ce texte, on postule des instances telles que la puissance plurivoque, le désir, la vitalité de l’imagination, la performativité des pratiques concrètes de la parole, ou l’expérience corporelle immédiate, qui tendent toutes à essayer d’identifier une matrice non contaminée de la subjectivité qui serait le moteur de la résistance ou du processus émancipateur, au sens où elles contourneraient l’efficacité constitutive des rapports dominants. Mais la question des pratiques de la constitution du sujet, dans une société réellement dominée par le Sujet automate (la valorisation de la valeur), plutôt que de fabriquer pseudo-métaphysiquement des « sujets politiques révolutionnaires » donnés d’avance, ou de s’arrêter unilatéralement aux « pratiques de soin » des personnes vis-à-vis d’elles-mêmes et des autres, devrait essayer d’opérer à partir d’une critique de la forme-sujet qui nous constitue comme aliénés au capital social. Il n’est pas nécessaire de libérer le sujet d’une forme extérieure qui l’opprime : il est nécessaire d’abolir la forme-sujet capitaliste.
Emilio Exposto et Gabriel Rodríguez Varela
(Traduction par Sandrine Aumercier)
Paru sur Grundrisse. Psychanalyse et capitalisme
Aux éditions Crise & Critique sur la critique de la forme-sujet capitaliste :
[1] Emilio Exposto et Gabriel Rodríguez Varela, « Para un derivacionismo de la forma-sujeto capitalista », dans Alpha, n°53, 2021. En ligne : https://dialnet.unirioja.es/servlet/articulo?codigo=8464323
[2] Alberto Bonnet, Adrián Piva, Estado y Capital. El debate alemán sobre la Derivación, Herramienta, 2017.
[3] Elías Palti, Una arqueología de lo político, Fondo de Cultura Económica, 2018.
[4] Anselm Jappe, La société autophage, Paris, La Découverte, 2017, p. 23, note 2.
[5] Robert Kurz, « La era del capitalismo pasó: la izquierda y la dialéctica sujeto-objeto del fetichismo moderno », Entretien sur Marxismo critico, 13/07/2016. En ligne : https://marxismocritico.com/2016/07/13/la-era-del-capitalismo-paso/
[6] Ibid.
[7] León Rozitchner, Las desventuras del sujeto político, Elcieloporasalto, 1996, p. 28.
[8] Alberto Bonnet, Adrián Piva, op. cit., p. 40.
[9] Judith Butler, La vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories, Léo scheer, 2002.
[10] León Rozitchner, Freud y el problema del poder, Losada, 2008, p. 79.
[11] Anselm Jappe, op. cit.
[12] León Rozitchner, Freud y el problema del poder, op. cit., p. 101.
[13] Nancy Fraser, « Behind Marx’s Hidden Abode », New Left review, n°86, 2014.
[14] Roswitha Scholz, « Das warenproduzierende Patriarchat. Thesen zu Kapitalismus und Geschlechterverhältnis », dans Utta Isop und al. (sous la dir.), Spielregeln der Gewalt, transcript, 2009. Traduit en français « Le patriarcat producteur de marchandises. Thèses sur "capitalisme et rapport de genre" », dans la revue Jaggernaut n°1, Crise & Critique, 2019.