Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

La dictature du temps abstrait

Sur la crise commune du travail et des loisirs

Robert Kurz

*

   Depuis le siècle des Lumières, la modernité capitaliste se considère comme le fer de lance du progrès. Le passé pré-moderne était soi-disant dominé par la faim, la misère, l’esclavage et les travaux forcés. La vérité, cependant, est précisément le contraire : c’est la modernité capitaliste elle-même qui, depuis le XVIe siècle, a étendu la journée de travail jusqu’aux limites du physiquement supportable. Ce n’est que progressivement, et au prix de luttes sociales acharnées, que la journée de travail a été à nouveau réduite à partir de la fin du XIXe siècle.

   De nombreuses sociétés pré-modernes n’avaient pas conscience de l’abstraction du « travail », ou bien le terme désignait une activité dans un état de dépendance ou de non-émancipation. Métaphoriquement, le travail était donc synonyme de souffrance et de misère. En revanche, il n’existait pas de désignation générale pour les activités concrètes du « processus de métabolisme avec la nature » (Marx), de la production agricole à l’art. L’argent a cessé d’être un simple moyen pour devenir une fin abstraite en soi (transformation de l’argent en davantage d’argent). Comme toutes les activités de production en sont venues à se référer à cette abstraction commune qu’est l’argent, la catégorie moderne du travail est apparue comme une généralisation sociale abstraite à laquelle la totalité de la vie était subordonnée. La transmutation automatique de l’argent en plus d’argent exigeait la transformation du travail en plus de travail. Ce caractère insatiable du « sujet automate » (Marx) rend impossible la traduction des forces productives croissantes en moins de travail (ce qui a aussi fait échouer des théories comme celle de Jean Fourastier).

   L’abstraction des activités concrètes au profit de l’abstraction de l’argent a également rendu abstrait le temps de ce nouveau « travail ». Cette dictature du temps abstrait, renforcée par la concurrence anonyme, a transformé les activités du « processus de métabolisme avec la nature » en espace fonctionnel abstrait, c’est-à-dire en capital séparé du reste de la vie. Ainsi, « travail » et habitat, « travail » et vie privée, « travail » et culture, etc. ont été dissociés. C’est ainsi qu’est née la séparation et le dualisme modernes entre « travail » et « loisirs ».  Dans les sociétés pré-modernes, même avec des ressources rares, le but de la production n’était pas un but abstrait en soi, mais plutôt le plaisir et l’otium (loisir). Nous ne pouvons pas confondre cette notion antique et médiévale de l’otium avec le loisir moderne. L’otium n’était pas une fraction de la vie isolée du processus d’activité pour le profit, mais était présent même dans les pores et les niches de l’activité productive elle-même. En termes modernes, c’est pour cette raison que la journée de « travail » était non seulement plus courte, mais également moins dense.

   La famille bourgeoise devient un espace fonctionnel complémentaire à la vie intime, créant la toile de fond des sphères capitalistes. D’une part, cet espace personnel est considéré comme la sphère privée de la tendresse et de l’intimité, mais, d’autre part, il est également de peu de valeur et secondaire, précisément parce qu’il n’est pas l’espace social dans lequel « l’argent est gagné ».  Dans le processus de modernisation, la moitié féminine de l’humanité s’est vu attribuer cet espace ambigu dans la société, et obligatoirement, toutes les activités qui s’y déroulent. Les femmes étaient responsables du foyer et de la famille et des « activités » immatérielles telles que l’« amour », le « dévouement », etc. Déjà au cours du XXe siècle, le phénomène de la double charge s’est produit : comme les hommes, les femmes doivent désormais « gagner de l’argent » et, en même temps, prendre en charge la sphère personnelle du foyer. Ainsi, à l’exception des femmes de la classe supérieure et de quelques professionnels, la participation des femmes aux loisirs capitalistes est restée extrêmement modeste.

   L’utopie d’une réduction continue de la journée de travail et d’une augmentation du temps libre a échoué à plusieurs égards. Même dans les métropoles occidentales, la journée de travail effective n’a été réduite que dans une certaine mesure, bien loin des gains de productivité. Mais l’utopie des loisirs a surtout échoué sur le plan de son propre contenu.  Dans la mesure où ce simple reste de vie a effectivement augmenté, il a été immédiatement occupé par la finalité propre du capital : l’industrie culturelle et l’industrie des loisirs sont venues occuper et coloniser le temps péniblement conquis et accordé en dehors de l’espace fonctionnel abstrait. Puisque le « travail » manque, a priori, d’émancipation, le « loisir » doit aussi être dépendant. Il ne consiste pas en un temps libéré, puisqu’il devient un espace fonctionnel secondaire du capital. Il ne s’agit donc pas de loisirs libres, dans son sens ancien, mais de temps fonctionnel pour la consommation permanente de marchandises. Ironiquement, les loisirs sont devenus pour le consommateur la continuation du travail par d’autres moyens. Non seulement lorsqu’il « gagne » de l’argent, mais aussi lorsqu’il le dépense, l’homme capitaliste est un « travailleur ». La dictature du temps abstrait a également occupé les loisirs.

Robert Kurz

Texte publié dans la Folha de Sao Paulo, octobre 1999. Présenté au Vème Congrès mondial des loisirs, São Paulo, 1999. Synthèse partielle du texte Die Dikatur der abstrakten Zeit in Feierabend ! Elf Attacken gegen die Arbeit, Hambourg 1999.

Tag(s) : #Textes contre le travail
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :