Le « discours capitaliste » nous aide-t-il à comprendre le capitalisme ?
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Sandrine Aumercier
« Le signifiant, c’est ce qui a introduit dans le monde l´Un et il suffit qu’y ait de l´Un pour que ça commande à S2, c’est-à-dire au signifiant qui vient après. Après que l’Un fonctionne : il obéit. Ce qu’il y a de merveilleux, c’est que pour obéir, il faut qu’il sache quelque chose. Le propre de l’esclave, comme s’exprimait Hegel, c’est de savoir quelque chose. S’il ne savait rien, on ne prendrait même pas la peine de le commander, quoi que ce soit. Mais par ce seul privilège, cette seule primarité, cette seule existence inaugurale qui fait le signifiant, du fait qu’il y a le langage, le discours du maître ça marche. C’est tout ce qu’il lui faut d’ailleurs au maître, c’est que ça marche (…) Maintenant c’est trop tard. La crise, non pas du discours du maître, mais du discours du capitaliste qui en est le substitut, est ouverte. C’est pas du tout que je vous dise que le discours capitaliste ce soit moche, c’est au contraire quelque chose de follement astucieux, hein ? De follement astucieux, mais de voué à la crevaison. Enfin c’est après tout ce qu’on a fait de plus astucieux comme discours. Ça n’en est pas moins voué à la crevaison. C’est que c’est intenable. (…) le discours capitaliste est là, vous le voyez… une toute petite inversion entre le S1 et le S barré qui est le sujet… ça suffit á ce que ça marche comme sur des roulettes, ça ne peut pas marcher mieux, mais justement ça marche trop vite, ça se consomme, ça se consomme si bien que ça se consume. Maintenant vous êtes embarqués… mais il y a peu de chances qu’il se passe quoi que ce soit de sérieux au fil du discours analytique sauf comme ça, bon, au hasard. A la vérité je crois qu’on ne parlera pas du psychanalyste dans la descendance, si je puis dire, de mon discours, mon discours analytique. Quelque chose d’autre apparaîtra qui, bien sûr, doit maintenir la position du semblant (…) mais ça s’appellera peut-être le discours PS. Un PS et puis un T, ça sera d’ailleurs tout à fait conforme à la façon dont on énonce que Freud voyait l’importation du discours psychanalytique en Amérique. Ça sera le discours PST. Ajoutez un E, ça fait PESTE. Un discours qui serait vraiment enfin pesteux, tout entier, voué, enfin, au service du discours capitaliste. Ça pourra peut-être un jour servir à quelque chose, si, bien sûr, toute l’affaire ne lâche pas totalement, avant. »
Jacques Lacan, « Du discours psychanalytique. 12 mai 1972 », dans Lacan en Italie, La Salamandra, p. 35-36.
Il faut commencer par entrer dans la théorie du signifiant et la théorie des discours chez Lacan pour aborder ensuite la question plutôt marginale chez lui du « discours capitaliste ». Lacan reprend à Saussure la notion de signifiant, mais lui fait subit une modification importante [1]. Chez Saussure, le signifiant (image acoustique du mot) et le signifié (représentation mentale de la chose) constituent ensemble le signe linguistique. Ils sont dans un rapport inséparable mais arbitraire. Lacan va séparer ces deux parties du signe linguistique en affirmant l’autonomie de la chaîne signifiante, qui précède toute énonciation.
La théorie des quatre discours est avancée dans le séminaire intitulé L’envers de la psychanalyse, qui s’inscrit dans la foulée de Mai 68 — avant que Lacan ne passe à la topologie. La notion lacanienne de discours se distingue de celle de Foucault. Foucault définit le « discours » comme un ensemble de procédures de contrôle, de sélection, d’organisation et de redistribution de la parole [2] et s’efforce de faire une typologie des opérations de partage et d’exclusion qui sont propres à ces dispositifs.
L’existence du discours implique par contre pour Lacan une logique signifiante [3]. « Le discours, c’est ce qui, dans l’ordre… de ce qui peut se produire par l’existence du langage, fait fonction de lien social [4]. » Le signifiant n’est pas une idéalité linguistique, il est pour Lacan indissociable du corps. En ceci, Lacan se distingue de l’idéologie textualiste du linguistic turn, pour laquelle il n’y a rien en dehors du texte. Le discours au sens lacanien n’a pas le sens restreint de ce qui est communiqué (un message), ni de ce qu’un sujet voudrait exprimer, ni même le sens d’un locuteur personnifié ou d’un sujet a priori (par exemple le « maître »), mais le sens d’un lien social défini par les positions permises dans ce que Lacan appelle la matrice du signifiant. Le « maître », ce n’est donc pas une personne définie, c’est une position occupée par celui qui se prend pour un maître. On reconnaît là un héritage de la méthode structuraliste, même si dans ces années-là, Lacan affirme qu’il ne « voudrait pas paraître se rallier à cette salade qu’on appelle le structuralisme [5] » (ce qui est du reste un lieu commun des post-structuralistes). La réalité du lien social est constituée selon lui de quatre discours, auquel il va ajouter, mais de manière seulement allusive, un possible cinquième discours, le discours capitaliste.
Les quatre discours de Lacan sont développés à partir de la place dominante de l’agent du discours, en haut à gauche. Dans la théorie lacanienne du signifiant, il est noté S1. Celui qui parle s’adresse à un autre, S2. La structure de cette adresse est impliquée par le type de discours. Cette structure minimale correspond à l’affirmation plus ancienne de Lacan : « Le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant ». Ceci est une définition du signifiant et non du sujet [6]. Traduit dans la matrice des discours, cela donne « S1 représente un sujet pour S2 ». Le sujet, ce n’est pas cette personne-là, celle qui parle, mais ce qui est représenté dans un acte de discours. Si l’état civil nous dit que Paul est Paul, la théorie du signifiant dit que Paul est seulement représenté pour un autre signifiant. Le sujet court sous la chaîne signifiante, mais il n’est pas le sujet consistant de la philosophie du sujet ni la monade psychologique du moi [7].
Deux conceptions du sujet s’articulent dans la théorie lacanienne du discours : le sujet parlant, agent du discours, qui ouvre la chaîne signifiante (que Lacan a préféré nommer parlêtre pour le distinguer du sujet de l’inconscient) et le sujet divisé qui court sous la chaîne signifiante. Le sujet divisé est le sujet de l’inconscient proprement dit ; bien qu’il se court après, il ne se rattrape jamais lui-même, c’est comme s’il courait après son ombre. L’agent du discours est en position, lorsqu’il parle, d’ouvrir la chaine signifiante par laquelle il se fait représenter comme sujet auprès d’un autre signifiant. Mais cela veut dire aussi qu’à la question : qui suis-je ? il n’y a aucune réponse, à part celle de faire exister « du sujet » pour un autre, ce qui implique de parler, de sortir de son quant-à-soi et de quitter le théâtre privé des pensées. Même si parler paraît être du bavardage, l’expérience pratique de sortir de la cogitation privée a de lourdes conséquences. C’est quand même la définition minimale d’une cure analytique…
Revenons aux quatre discours de Lacan. Tous les discours découlent du « discours du maître ». Selon Lacan, dès qu’il y a langage, la question de la vérité est posée ; pour cette raison il inscrit la place de la vérité en dessous de la place du signifiant maître S1 : c’est ce qui le divise, car il n’a jamais accès à toute la vérité (et notamment la vérité de ce qu’il est). A cela, Lacan ajoute la place de l’autre S2 à qui s’adresse le signifiant maître ainsi que la place de la production, du reste, qu’il inscrit en dessous de S2. Il y a donc quatre places : le signifiant S1, le signifiant S2, la vérité comme sujet barré, la production d’un objet par le signifiant S2. En psychanalyse, cet objet produit est un effet dans le corps. Une chose importante est que dans le circuit de ce schéma il n’y a jamais de corrélation entre la vérité et ce qui est produit. L’objet ne nous donne pas la vérité ; il se contente d’être produit et de manifester par sa production même le fait qu’il ne colle pas à la vérité. C’est ce qui ouvre la voie à une théorie du symptôme (aussi bien individuel que collectif). Le symptôme parle de ce hiatus entre la vérité et l’objet produit.
Les quatre discours vont être définis selon la variété combinatoire de ces places qui constituent la « matrice du discours ». Le modèle de Lacan pour le « discours du maître » est la célèbre dialectique du maître et du serviteur, popularisée en France par Kojève. Dans la Phénoménologie de l´Esprit, Hegel renverse la conception aristotélicienne du travail en développant une figure paradoxale du rapport entre le maître et le serviteur. Ce dernier, en transformant la nature par son travail, est celui qui maîtrise la nature, alors que le maître reste, contre toute apparence, assujetti à la nature parce qu’il ne maîtrise pas sa transformation. Le serviteur détient ainsi par son travail le moyen de renverser le rapport de domination. L’idée fondamentale est qu’il n’y a pas de liberté donnée ou naturelle ; la liberté est un processus actif — et historique — d’arrachement à l’aliénation qui passe par la maîtrise de sa propre activité de production.
Si cette conception du travail paraît « moderne » — puisqu’elle fait la promotion du travail dans le processus d’accomplissement de la liberté — elle est en même temps profondément prémarxienne en ceci qu’elle ne contient aucune notion d’une contradiction entre le travail vivant et le travail mort. Toute l’équivoque de cette « maîtrise » de l’activité de production habite aussi la promesse marxiste d’une « réappropriation des moyens de production » : or la « maîtrise » du serviteur à laquelle pensait Hegel n’a rien à voir avec le travail de l’ouvrier à l’heure du développement de la manufacture et de la grande industrie. Il serait anachronique d’en faire le reproche à Hegel ; il y a en revanche un vrai problème dans la reprise telle quelle de la dialectique du maître et du serviteur, lorsqu’elle enjambe la contradiction capitaliste développée par Marx dans sa conception du « travail abstrait ». Le travail dans le capitalisme se distingue en ce sens de toute « activité de transformation de la nature » que Marx appelle pour sa part « métabolisme de l’homme avec la nature ».
Il est particulièrement ironique que Hegel conçoive une libération par le travail précisément à l’époque qui voit diverger au gré de la « contradiction en procès » les deux aspects de la nouvelle aliénation du travail : travail des machines d’une part (qui va être faussement perçu comme libérateur dans le marxisme alors qu’il dépossède les ouvriers de leurs savoirs), et travail ouvrier d’autre part, qui parachève la rupture entre le travailleur et ses moyens de production. Voir dans la dialectique du maître et du serviteur un ancêtre de la lutte des classes et un prototype de la fameuse « réappropriation des moyens de production » est une méconnaissance de la « contradiction en procès » dont parle Marx. La modernité de Hegel consiste plutôt dans son eschatologie du travail (qui n’est pas sans rapport avec ce que Weber a décrit sous le nom d’éthique protestante du capitalisme) mais encore plantée dans une métaphysique préindustrielle. Quant à la contradiction fondamentale développée par Marx, elle ne concerne pas les antagonismes de classe, mais la contradiction inexorable qu’implique la création de « survaleur relative » dans le mode de production capitaliste posé sur ses propres bases — et uniquement dans ce mode de production-là — laquelle entraîne une forme de domination impersonnelle distincte des servitudes passées. La lecture par Kojève de Hegel a contribué en ce sens à un brouillage théorique majeur, car Kojève transforme la phénoménologie de Hegel en anthropologie générale [8].
Même si Lacan est marqué par l’interprétation kojévienne de Hegel et part explicitement de là, il faut dire que son inflexion structuraliste le conduit à dépsychologiser sa propre lecture du « discours du maître ». Il transforme l’anthropologie kojévienne en analyse logique de positions induites par les structures du discours. Lacan accorde une certaine historicité au discours du maître en ceci qu’il distingue la répression ancienne de l’impératif de jouir moderne, où l’impératif sadien prend la place du devoir kantien [9].
Pour Lacan, tous les discours dérivent du « discours du maître » à laquelle il confère donc une structure fondamentale. S1 (l’agent en position de maître) met au travail S2 (l’agent en position de serviteur), moyennant quoi le maître commande mais ne sait pas de quoi il retourne, c’est pourquoi la vérité (S divisé) tombe en dessous pendant que S2 (le serviteur) produit un surplus de jouissance (noté : a) : lui sait dans son corps de quoi il retourne. Cette structure va servir de matrice aux quatre discours, qui s’impliquent et se mobilisent les uns les autres. C’est ainsi qu’on obtient le « discours de l’universitaire » : S2, représentant le savoir du serviteur dans le schéma précédent, y occupe cette fois la position d’agent. (N’oublions pas que Lacan s’exprime à un moment de grave crise de l’université et règle ses comptes avec elle.) S2, en position de parler, est maintenant orienté vers l’objet de la science dont il attend sa vérité. C’est aussi ce que Lacan appellera ailleurs le « discours de la science ». Le signifiant-maître S1 tombe en dessous, à la place de la vérité. Le sujet divisé (ou encore le sujet de l’inconscient) est le produit ou le reste de cette opération. C’est ce qui fait dire inlassablement à Lacan qu’il n’y a pas de « sujet de l’inconscient » sans le « sujet de la science ». En ce sens, on ne peut pas mobiliser l’un contre l’autre ; ils se conditionnent mutuellement. Ayant ravalé la position du maître, le discours de l’universitaire institue l’objectivation du savoir comme une nouvelle forme de maîtrise illusoire, laquelle est également coupée de sa vérité et productrice d’un reste que la psychanalyse prend en charge.
Qu’est-ce alors que le « discours de l’hystérique » ? Dans cette modalité du discours, l’agent est le sujet divisé, celui qui veut savoir quelque chose. L’hystérique n’attend pas ce savoir d’un objet qui le compléterait (comme dans la science), mais attend ce savoir d’un maître qui le lui donnerait. Dans cette position d’énonciation, on va voir Freud (ou toute autre figure de transfert) pour apprendre quelque chose sur soi-même. C’est cette modalité du discours qui permet à Lacan de parler de « sujet supposé savoir » : le psychanalyste est dans la position de celui à qui est supposé un savoir de l’inconscient, supposition qui va soutenir le processus de la cure. La psychanalyse fait opérer cette supposition. Lorsqu’un psychiatre prescrit une pilule à une personne en souffrance, il répond à une demande de transfert par un objet qui relève du discours de la science, avec une molécule qui est sensée correspondre à un diagnostic.
Le « discours de l’analyste » est précisément celui qui se refuse à cette imposture, celle de répondre au « discours de l’hystérique » par un objet qui prétend combler la demande et qui fait faussement correspondre un objet à une définition chosifiée du sujet (par exemple un diagnostic). Rappelons-nous que Lacan récuse entièrement qu’il y ait correspondance entre la vérité et l’objet. Dans cette configuration, l’objet a, que Lacan appelle aussi « objet cause du désir », occupe la place dominante en haut à gauche. Le signifiant-maître S1 chute en bas à droite, en position de reste. Cela veut dire que l’analyste ne se prend pas pour l’analyste, il ne se prend pas pour quelqu’un qui sait, ni même pour quelqu’un du tout (c’est pour cela notamment qu’il a été analysé). Il ne cherche pas à rétablir les droits du signifiants-maître, ni dans sa personne ni dans le cours du processus. L’analyste se contente d’occuper dans le dispositif analytique la place fonctionnelle qui permet au « discours de l’hystérique » d’advenir, c’est à dire le sujet divisé, le sujet de l’inconscient. Le « discours de l’hystérique », qui n’est pas à comprendre comme un diagnostic psychopathologique, est un paradigme du sujet de l’inconscient mis à jour par Freud. Bien que ce soit l’analysant qui fasse la demande d’analyse, il n’y a pas d’analyse sans une position particulière incarnée par l’analyste. Le soin, le conseil, le dialogue en tant que tels ne sont pas de la psychanalyse, mais des variantes du « discours du maître » où quelqu’un se met en position de fournir ce qui manque.
C’est aussi cela qui fera dire à Lacan : « avec de l’offre j’ai créé la demande ». Soit dit autrement : avec de l’offre d’analyse, j’ai créé de la demande de savoir. La référence économique est assumée ; en effet la psychanalyse ne prend sens que dans le monde moderne, celui où une certaine offre d’objet vient suturer toute recherche de sens. C’est précisément ce à quoi la psychanalyse oppose une autre éthique, en faisant une offre différente : elle n’épargnera pas à quelqu’un les apories et les difficultés de sa question, ni de s’égarer en chemin. C’est pour cette raison aussi que les psychanalystes insistent si souvent sur le fait que l’analyste doit « tenir sa place », ce qui, bien compris, n’a rien à voir avec une rigidité technique ou doctrinale. Cela a simplement à voir avec le refus de répondre à la demande de l’analysant par un objet de satisfaction qui interromprait le processus d’analyse. Rien à voir non plus avec la prétendue « neutralité » : il ne viendrait à personne l’idée de dire qu’un chanteur pratique la « neutralité » si, pendant son récital, il n’est pas en train de faire de la randonnée ou de la cuisine. On admet toutefois qu’il peut effectuer son activité de chanteur avec toute sa subjectivité et son talent particulier. Il n’en va pas autrement avec l’analyste. Il n’est pas là pour édifier, enseigner, prescrire, conseiller, réconforter ou satisfaire : ce n’est pas son but. Mais il doit tout à fait intervenir avec une très large gamme de créativité, afin que le processus d’analyse puisse avoir lieu. Le psychanalyste est bien sûr lui aussi un sujet divisé ; la place d’agent dans le schéma du « discours de l’analyste » ne définit qu’une position en fonction et non pas du tout l’être du psychanalyste. Elle est ni plus ni moins créative et ni plus ni moins rigide que celle d’un musicien ou d’un menuisier quand il est en train de faire de la musique ou de la menuiserie ! Cette position peut devenir cynique et ravageuse si le psychanalyste se prend au jeu de sa position et se transforme en citadelle arrogante.
Qu’en est-il maintenant du « discours capitaliste » ? Tout d’abord, ce discours n’apparaît pas dans l’Envers de la psychanalyse, où les discours restent au nombre de quatre. Mais dans la conférence de Milan en 1972, Lacan en introduit un cinquième… en répétant cependant qu’il n’y en a que quatre. Le cinquième discours, celui du capitaliste, serait obtenu à partir d’une infime modification. II partage avec celui de l’hystérique la place de l’agent. Mais contrairement à l’hystérique qui cherche un maître, le capitaliste ne s’adresse à personne (d’où l’absence de vecteur sur la ligne du haut). N’importe quel S2, tout un chacun, peut produire l’objet, n’importe quel objet, impersonnel et anonyme. L’agent du « discours capitaliste » se croit délivré de toute dépendance ; c’est quasiment un non-discours, puisqu’il ne s’adresse à personne. Il n’a pas besoin de sortir de sa propre tautologie. À la place de la vérité, il y a le signifiant-maître S1, qui partage cette place avec le « discours de l’université ». Certains lacaniens font ainsi remarquer que le « discours capitaliste » n’est qu’une variante du « discours de l’université », ce qui confirmerait que Lacan n’en voyait que quatre. Lacan, pour sa part, déclare dans cette conférence de Milan que le « discours capitaliste » est un « substitut » du discours du maître, une « toute petite inversion entre S1 et S barré » [10]. Lacan dit à cette occasion que le discours capitaliste est « follement astucieux mais voué à la crevaison » et se moque des révolutionnaires qui ne veulent rien savoir du fait « qu’il n’y a pas de discours du maître plus vache qu’à l’endroit où on a fait la révolution [11] ». Lacan prend acte de l’échec retentissant de toutes les révolutions modernes et de la persistance de la servitude volontaire : c’est l’esclave qui jouit, « contrairement à ce que dit Hegel (…) puisque c’est bien pour ça qu’il s’est laissé faire par le maître [12]. » Encore une fois, le maître n’est pas ici un maître personnel mais une position dans le discours dont Lacan semble indiquer, à regret, qu’elle est indécrottable. Désabusé, il affirme ainsi en 1974 que l’individu « n’a nul discours de quoi faire lien social ». S’agit-il de la force dissolvante de ce discours qui pour ainsi dire n’en est pas un — le discours capitaliste ?
Peut-être Lacan vise-t-il avec le « discours capitaliste » un discours du maître, mais dépossédé de son discours, au point que même l’identification à l’une des places du discours n’est plus possible. Mais Marx est crédité d’avoir contribué à ce que tout reste en place du fait d’avoir méconnu les effets de servitude impliqués par le langage, par où Lacan court-circuite complètement la logique spécifique du capital, qui ne saurait être attribuée au « langage » sans autre forme de procès. Il cède à cet endroit à la facilité d’une réduction conceptuelle qu’il dénonce pourtant ailleurs.
La théorie des discours comprend un certain nombre de présupposés qu’il faut expliciter et souligner si on veut en évaluer l’apport. Il y a d’abord l’idée fondamentale chez Lacan que la psychanalyse ne prend sens que comme un effet historique de l’accumulation scientifique, laquelle implique la question moderne du sujet en tant que quelque chose dans le sujet de l’inconscient échappe radicalement à cette accumulation — la boucle ne se referme pas, voire la fissure s’approfondit. « De même que toute la psychologie moderne est faite pour expliquer comment un être humain peut se conduire en structure capitaliste, de même le vrai nerf de la recherche sur l’identité du sujet est de savoir comment un sujet se soutient devant l’accumulation du savoir. C’est précisément cet état, cet état extrême que la découverte de Freud bouleverse ; découverte qui veut dire et qui dit qu’il y a un je pense qui est savoir sans le savoir ; que le lien est écartelé mais du même coup bascule, de ce rapport du je pense au je suis ; l’un de l’autre est entzweiet. Là où je pense, je ne sais pas ce que je sais, et ce n’est pas là où je discours, là où j’articule, que se produit cette annonce qui est celle de mon être, du je suis d’être, c’est dans les achoppements, dans les intervalles de ce discours que je trouve mon statut de sujet. » [13] Cette division constitutive du sujet moderne ne saurait être levée par la prise de conscience, laquelle retombe toujours dans l’unité imaginaire de la pensée. La psychanalyse n’est donc pas une démarche de prise de conscience ; elle est au contraire une expérience de cette division subjective.
Une autre idée fondamentale qui soutient la théorie des discours est la lecture que fait Lacan de Marx à cette époque de son enseignement. « Marx part de la fonction du marché. Sa nouveauté est la place dont il y situe le travail. Ce n’est pas que le travail soit nouveau qui lui permet sa découverte, c’est qu’il soit acheté, qu’il y ait un marché du travail. (…) L’identité du discours avec ses conditions, voilà qui trouvera éclairage, je l’espère, de ce que je vais dire maintenant de la démarche analytique. Pas plus que le travail n’était nouveau dans la production de la marchandise, pas plus la renonciation à la jouissance, dont je n’ai pas ici plus à définir la relation au travail, n’est nouvelle. Dès l’abord en effet, et contrairement à ce que dit ou semble dire, Hegel, c’est elle qui constitue le maître, lequel entend bien en faire le principe de son pouvoir. Ce qui est nouveau, c’est qu’il y ait un discours qui l’articule, cette renonciation, et qui y fait apparaître ce que j’appellerai la fonction du plus-de-jouir. C’est là l’essence du discours analytique. Cette fonction apparaît par le fait du discours. Elle démontre dans la renonciation à la jouissance un effet du discours lui-même. Pour marquer les choses, il faut en effet supposer qu’au champ de l’Autre il y a le marché, qui totalise les mérites, les valeurs, qui assure l’organisation des choix, des préférences, et qui implique une structure ordinale, voire cardinale. Le discours détient les moyens de jouir en tant qu’il implique le sujet. Il n’y aurait aucune raison de sujet, au sens où l’on peut dire raison d’État, s’il n’y avait au marché de l’Autre ce corrélatif, qu’un plus de jouir s’établisse qui est capté par certains. » [14]
Donc : le capitalisme prend place selon Lacan dans une structure du discours qui est celle du discours du maître qui le précède [15]. (Lacan semble hésiter constamment à définir le « discours du maître » comme révolu ou comme toujours actuel.) Il est notable que Lacan comprend le capitalisme comme « l’absolutisation du marché au point qu’il englobe le travail lui-même », chose « qui peut difficilement être séparée du développement de certains effets de langage » [16]. Cette conception évolutionniste comprend le capitalisme comme une expansion historique et cumulative du « marché », sans appréhension d’une rupture logique [17]. Du moins l’absolutisation mériterait-elle d’être mise en rapport avec les développements de Marx sur la « subsomption formelle » et la « subsomption réelle », qui ne saurait être comprise de manière seulement chronologique. C’est un peu comme lorsqu’on comprend la formation de la psyché sur le mode des stades du développement infantiles : cette conception a été fermement récusée par Lacan et on ne voit pas pourquoi elle devrait être maintenue lorsqu’il s’agit de la grande Histoire. Par ailleurs, Lacan associe cette évolution à des « effets de langage », ce qui contribue à une inflation idéaliste. On est induit à penser que le monde et l’histoire sont produits par le langage même si Lacan dit seulement ici qu’ils sont « inséparables de certains effets de langage ».
Ce faisant, il inscrit de manière transhistorique le travail et la production de marchandise dans une structure d’exploitation antérieure, à la suite de Marx qui définit le mode de production capitaliste dans le prolongement de modes de production précédents, tels que le servage et l’esclavage. La renonciation à la jouissance du travail ne serait pas nouvelle non plus, puisqu’elle caractérise toutes les formes historiques d’exploitation selon Lacan. Il faut noter que dans d’autres passages, Lacan affirme au contraire la nouveauté du rapport à la jouissance sous le capitalisme [18]. Cette renonciation séculaire caractérise la position du maître, qui renonce à jouir du processus de travail (et donc du savoir qu’il implique). La nouveauté capitaliste serait le discours qui introduit l’idée qu’il y a une plus-value qui est captée par les capitalistes, et qui, en tant que telle, selon Lacan, constitue conjointement un marché et un sujet. Auparavant, on s’arrangeait avec la domination ; désormais, on en veut sa part. Ce sujet va, dans le mouvement ouvrier, lutter pour obtenir une partie de cette plus-value, ce dont Lacan souligne à maintes reprises combien une telle réclamation n’est pas émancipatrice, voire a conduit effectivement au despotisme. Il propose de cette manière une généalogie commune de la constitution du sujet moderne et du marché capitaliste qui va donner lieu à sa thèse célèbre d’une homologie structurale ou d’un corrélatif entre la plus-value, côté marché, et le plus-de-jouir, côté sujet [19]. Il propose ainsi une théorisation de l’échec de tout le mouvement ouvrier ; en effet, il est clair pour Lacan que, tant que le prolétaire réclame sa part de « plus-value », il ne sort pas de ce système de domination.
Ce qu’il importe de relever pour l’instant, c’est le problème suivant : dans une discrète reprise des thèses de Max Weber, Lacan situe la renonciation du côté du maître, et en l’occurrence de son substitut moderne incarné dans la figure du capitaliste. Mais ce n’est pas, ou pas seulement, comme chez Weber, une éthique de la renonciation à jouir immédiatement des profits (renonciation qu’implique la nécessité de les réinvestir constamment pour se maintenir dans les conditions du capitalisme), c’est chez Lacan une renonciation au savoir impliquée par les actes de production eux-mêmes. A cet endroit, Lacan opère un glissement conceptuel qui semble passer inaperçu chez de nombreux lecteurs : c’est à partir d’une thèse sur la renonciation au savoir située du côté du maître (dans un sens kojévien), que Lacan comprend la revendication du prolétaire pour se réapproprier cette partie perdue qui serait incarnée dans la plus-value captée par le capitaliste. Mais plus-value de quoi ? De richesse matérielle représentée dans les profits ou de savoir-faire spoliés par la propriété capitaliste des moyens de production ? Dans les deux cas, on a perdu en route la théorie marxienne de la valeur.
Mais attardons-nous d’abord sur cette question : de quelle « plus-value » parle ici Lacan ? Il y a deux strates de renonciation et non pas une seule : 1/ soit le capitaliste, comme le maître, renonce au savoir en confiant à l’ouvrier la tâche de la production, conformément à la lecture kojévienne de Hegel par Lacan ; 2/ soit le capitaliste renonce, dans une lecture davantage weberienne, non pas au savoir, mais à la jouissance immédiate du profit réalisé sur la plus-value soutirée du surtravail des ouvriers [20]. Historiquement, elles ont pris la forme de luttes différentes. Si les luddites luttaient pour conserver leurs métiers et une certaine indépendance de leurs savoir-faire, les luttes ouvrières vont se centrer de plus en plus au cours du XXe siècle sur la redistribution des richesses matérielles. Les deux formes de luttes avaient en commun de s’inscrire sur une base capitaliste bien établie, où l’idée de travail rémunéré n’était déjà plus remise en cause. Seule la captation de quelque chose par les capitalistes personnifiés va être objet de conflits sociaux et de revendications politiques, comme si le cadre général en était désormais accepté. Mais il s’agit de deux thèses différentes sur l’objet de la « renonciation » qui se télescopent chez Lacan. Lorsque la question se pose à lui, avance une analogie au conditionnel [21]. Et lorsqu’il parle d’une « curieuse copulation de la science » [22] avec le discours du maître ou bien du fait que la réalité capitaliste « s’accommode » [23] de la science, il n’explicite en rien le rapport interne entre développement scientifique et développement capitaliste, qui fait pourtant l’objet de longs chapitres chez Marx.
Mais ce problème en implique immédiatement un autre : il y a deux positions de renonciation, et non pas une seule. Le capitaliste n’est pas le seul à « renoncer » (à jouir des profits), puisque l’impératif de valorisation le force à réinvestir les profits dans le procès de production, ce qui contraint structurellement les ouvriers à « renoncer » eux aussi à une partie de la plus-value, puisqu’ils ont également intérêt à ce que les profits soient réinvestis dans l’amélioration permanente des standards de productivité qui leur assurent la continuité du poste de travail (même si ce productivisme sape le travail vivant à long terme).
L’intérêt immédiat serait d’empocher directement les bénéfices, comme le veulent certaines revendications ; l’intérêt secondaire serait de conserver son poste de travail mais au prix d’une poursuite du processus de valorisation qui implique de toujours remettre à demain le moment de jouir des bénéfices, ce que veulent aussi d’autres revendications contre la suppression de postes de travail ; l’intérêt ultime serait d’abolir ce mode de production qui ne peut pas réussir à terme, puisqu’il sape lui-même sa propre base. On ne peut pas comprendre le capitalisme sans mettre au jour cette dialectique qui inscrit le prolétaire au cœur de contradictions objectives et insurmontables. Or ces contradictions pourraient précisément ouvrir la voie à une théorie de la valeur, mais comme Lacan en reste à la plus-value (comprise au sens d’un surplus) et au problème de sa captation, il se ferme la porte d’une analyse structurelle (bien qu’il déclare son développement sous le patronage du structuralisme). En d’autres termes, il faut trancher entre une conception de l’exploitation comme spoliation imaginaire d’une perte réelle(ce qui implique une théorie critique de la valeur) ou comme spoliation dans la réalité (qui correspond à la théorie classique des mouvements ouvriers, réclamant leur quote-part de richesse dans l’ignorance des processus contradictoires dans lesquels ils sont impliqués eux-mêmes et dans l’idée que « la richesse est là, à portée de mains »). Cette confusion vient du fait de comprendre la « plus-value » au sens d’un « surplus », et non au sens du procès contradictoire de la valorisation dans laquelle l’idée d’un surplus capté par certains joue le rôle psychologique d’identifier les fauteurs du processus. La théorie des trois registres par Lacan —R, S, I — aurait dû permettre d’effectuer correctement ces distinctions.
Lacan navigue entre ces différents niveaux faute de distinguer entre 1/ renoncement (ou dépossession radicale) du savoir dans la production capitaliste et renoncement à la jouissance des fruits du travail ou à « jouir de la vie » pour se mettre au service d’un mouvement de valorisation insatiable ; et 2/ renoncement à « jouir de la vie » de la part de chacun des protagonistes du procès de production selon sa place particulière (le prolétaire étant réputé pratiquer un plus gros renoncement que le capitaliste, bien que l’amélioration de sa condition se fasse toujours sur le dos d’un autres prolétaire, quelque part ailleurs) et renoncement ontologique à la jouissance dans le capitalisme au nom d’un impératif de valorisation et d’une richesse abstraite qui conduit ce mode de production vers la pénurie généralisée (nonobstant la pléthore de richesses apparentes). En l’absence d’une théorie de la valeur, on risque de passer en permanence, sans les distinguer, du niveau empirique (captation de richesses par certains sur le dos des autres) au niveau logique — qui était tout de même celui visé par Lacan — de même qu’on risque de mettre la dépossession moderne des savoirs sur le compte de la propriété privée des moyens de production et non sur le procès d’automatisation intrinsèque au capitalisme. On va, pour finir, confondre les modes de dominations personnels avec la domination impersonnelle du capital. Ces confusions ne permettent plus de rendre compte de la forme capitaliste achevée qui constitue pourtant le point de départ de la conceptualisation.
Lacan remarque bien que les luttes de réappropriation n’ont servi qu’à installer les pires formes politiques parce qu’elles n’ont rien d’autre en vue que leur participation à la jouissance promise — et toujours repoussée — par le capitalisme (et non pas son abolition). Mais ses télescopages conceptuels constituent une reprise acritique de ce qui a cours dans le marxisme traditionnel lui-même. Par la généralisation de la propriété privée des moyens de production et des processus scientifiques à l’origine de l’augmentation de productivité, le capitalisme fait clairement passer le « savoir » dans un registre entièrement différent des périodes historiques précédentes. Jamais le savoir en effet n’a été orienté vers sa propre accumulation [24]. S’il s’était « accumulé » auparavant, c’est par des effets aléatoires de stratification historique, mais jamais du fait d’une contrainte interne. Sous le capitalisme, la classe dominante croit peut-être le maîtriser parce qu’elle dispose des moyens et infrastructures matérielles, mais il est patent que le processus fondamental lui échappe aussi radicalement qu’à tous les autres protagonistes du « système ». L’ouvrier n’est plus qu’un exécutant d’un immense processus de travail social combiné où il perd entièrement la main sur son outil [25] et le capitaliste s’identifie au gigantesque processus de développement technoscientifique qui, lui seul, semble capable de maintenir la machine capitaliste en mouvement. Le thème classique de la « réappropriation des moyens de production » constitue le point aveugle de ce processus, parce qu’il ignore qu’il n’est plus, depuis belle lurette, entre les mains de quiconque. Il n’est donc en aucune manière « réappropriable ». Le mouvement ouvrier a revendiqué la « réappropriation des moyens de production » comme réappropriation à la fois des savoirs et des richesses produites par le capitalisme, la grande idée étant que le capitalisme prépare sans le savoir l’avènement d’une société communiste. Or si l’on abandonne toute idée d’une réappropriation subjective, la fin du capitalisme signifierait la chute des moyens techniques développés par le capital et aussi des richesses matérielles obtenues par ces moyens. Conclusion que tout marxiste rechigne à tirer, préférant imaginer qu’on pourrait reprendre les moyens développés par le capitalisme pour les placer « entre de bonnes mains ».
Le capitalisme signifie une perte irrémédiable de maîtrise, doublée d’une forme sans précédent d’autonomie technique parcellarisée et automatisée, une hypermaîtrise sans maître dont l’IA est la réalisation la plus avancée. Le « discours capitaliste » de Lacan tente de rendre compte de cette émergence et de critiquer toute idée de réappropriation (nommée par lui plus-de-jouir, soit la quête indéfinie, du côté du sujet, de récupérer quelque chose de fondamentalement perdu au champ de l´Autre, c’est-à-dire ici le marché capitaliste). Mais ce mouvement subjectif, au-delà de l’homologie proposée par Lacan, n’a en fait rien à voir avec la plus-value comme captation subjective, mais avec le mouvement objectif de la valeur lui-même, auquel se soumettent tous les sujets du capitalisme [26]. La plus-value est en ce sens le nom du symptôme qui voit dans un « surplus » imaginairement capté par d’autres quelque chose à récupérer dont Lacan indique à raison que la renonciation en est beaucoup plus fondamentale que ne le laisse croire le discours de réappropriation. Mais Lacan ne va pas au bout de cette analyse en ne proposant rien au-delà du simple constat de « renonciation ». Le capitalisme est une renonciation à la jouissance, oui, mais quelle est la condition qui détermine cette renonciation (et le discours prolétarien de réappropriation) ? Ce n’est pas la plus-value qui en constitue la condition réelle au sens où Lacan cherche la condition du discours, car la plus-value n’est elle-même qu’un moment dialectique du mouvement de la valeur et l’objet du fantasme de réappropriation.
Les bénéfices secondaires que tirent les sujets du capitalisme — constitution de l’homo oeconomicus à travers la quête de profit, l’espoir prolétarien d’une participation à ces profits, le rêve d’une prise de pouvoir, l’essor de la consommation « pour tous », etc. — ne constituent pas le fond de l’analyse, mais une psychologie du capitalisme. Ce sont des symptômes qui appellent à une théorie critique de la valeur sous peine de rechuter dans la psychologie. De la même façon qu’il est impossible de comprendre un symptôme névrotique sans une théorie de la pulsion et du refoulement, de la même façon il est impossible de comprendre les symptômes capitalistes sans une théorie de la valeur.
La théorie lacanienne des discours doit être comprise comme une théorie matérialiste de l’idéologie (« l’identité du discours avec ses conditions » [27]), mais qui reste tâtonnante sur la question de sa propre émergence historique et sa parenté structurelle avec le capitalisme, bien qu’elle ne cesse de tourner autour de cette question. Une analyse philologique de ce que Lacan essaye de dire avec le « discours capitaliste » n’est donc pas très importante, car il ne semble pas y tenir beaucoup lui-même et se situe dans une hésitation et même une confusion à ce niveau. De manière intéressante, cette hésitation porte sur le fait que le « discours capitaliste » semble opérer une minuscule permutation qui pervertit les autres discours et retient pour ainsi dire une fonction de chacun d’eux… sauf le « discours de l’analyste ». Le « discours capitaliste » pourrait être celui qui agrège ou récapitule les trois variantes de la maîtrise, mais en laissant bizarrement la psychanalyse fonctionner en face des autres. Car il semble y avoir chez Lacan l’idée que le « discours du maître » engendre les autres discours jusqu’à la psychanalyse, qui est à la fois le produit de cette histoire et le porteur de sa vérité refoulée. Cela peut conduire Lacan, en 1968, à mettre en scène pour l’avenir une sorte de face-à-face apocalyptique entre le réel et la psychanalyse — l’échec de l’une signifiant le succès de l’autre, ou inversement. Mais peut-être a-t-il perçu entre temps l’absurdité de mettre la psychanalyse dans cette position grandiose. À Milan, en 1972, il en appelle plutôt à un nouveau discours qui succéderait au discours analytique, un discours « vraiment pesteux ». Celui-ci, donc, transcenderait la limitation du discours analytique [28].
Il nous reste sur les bras la question des ordres de causalité historiques. La condition moderne est-elle une lointaine retombée de l’assujettissement au signifiant (une condition anthropologique que la modernité porterait à sa forme la plus épurée, bien des passages de Lacan semblant indiquer cette interprétation) ou bien faut-il plutôt postuler un « choix » historique (au sens où Freud parle de « choix inconscient » et Lacan de position dans le discours), lequel n’aurait alors rien d’ontologiquement fatal ? D’où la psychanalyse peut-elle rendre compte d’une chose telle que la condition langagière, qui est plutôt reçue par l’humain comme un inconditionné que comme une condition ? La psychanalyse est-elle la vérité d’une histoire contingente (un « choix inconscient ») ou bien celle d’une évolution nécessaire (inhérente à la « condition langagière ») ?
Une chose est sûre, il est plus conforme aux concepts de la psychanalyse elle-même d’analyser la situation présente à partir de l’hypothèse d’un choix collectif qu’à partir d’un historicisme déterministe qui serait renvoyé à l’hominisation. La psychanalyse n’est pas déterministe ou bien elle ne l’est que post ante, en tant qu’elle produit après-coup la nécessité de ce qui a été, jamais de ce qui doit être. Poser le langage en position « méta » contredit l’affirmation répétée de Lacan selon laquelle il n’y a pas de métalangage, ce qui implique qu’il n’y a pas de vérité ultime sur le langage non plus. Englués que nous sommes dans le langage, nous ne le sommes pas tant dans le « langage en général » (chose à tout le moins indémontrable en l’absence de position « méta », fût-ce à l’aide d’une logicisation intégrale), mais bien dans un discours articulé, qui doit être historicisé. Lacan s’explique là-dessus en disant que « tout discours scientifique sur la langue se présente par réduction de son matériel » par quoi « on opère donc un clivage discursif » [29].
De la même façon qu’on ne peut pas définir un humain par ses « besoins », on ne peut donc le définir par le seul « fait du langage ». Ce sont deux abstractions qui sont en rapport d’opposition dialectique dans la modernité partagée entre un idéalisme et un matérialisme tous deux également réductionnistes. Et ceci même s’il reste indubitable qu’il n’y pas d’humain hors du langage et pas non plus sans besoins physiologiques. Il est tout aussi absurde de se référer directement, sans médiation, à un substrat matériel ou idéel pour expliquer les phénomènes sociaux. Comme le dit la citation en ouverture, Lacan essaye d’expliquer pourquoi « le discours du maître, ça marche » et pas pourquoi la domination, dans les affaires humaines, serait une chose directement induite par le langage (pas plus d’ailleurs qu’elle ne peut être expliquée par les gènes ou les hormones, ou par l’éthologie). Il ne fait pas une généalogie de la domination mais il met en évidence son étayage — le mot étayage étant employé ici au sens freudien — sur la logique du signifiant. L’assujettissement du sujet aux signifiants ne fonde pas en nature ni ne justifie la domination (notamment politique ou patriarcale) [30] et lorsque Lacan parle de « maître », il parle d’une position de commandement dans le discours et non d’un maître objectif qu’il ne resterait plus qu’à entériner — ou renverser — comme effet d’une « loi du langage ». Commandement n’est pas nécessairement à entendre comme un ordre donné par un maître [31], mais comme une dissymétrie obligeante qui s’institue du fait de parler — dissymétrie qui crée un assujettissement au signifiant. C’est quelque chose qui se remarque tous les jours. Qu’est-ce qui explique la propagation d’un mot d’ordre, d’une mode, d’une publicité, d’une pédagogie, etc. ? Qu’est-ce qui oblige quelqu’un à qui on dit bonjour de répondre la même chose ? Mais si le personnage en place de « maître », les révolutions modernes n’arrivent pas à le renverser justement, c’est bien parce que la structure de la domination a été radicalement modifiée et que nous ne sommes plus dans le discours du maître classique. Détrôner le roi ou le tsar ne fait pas cesser ce nouveau système de domination, mais contribue au contraire à l’installer.
Le geste de Lacan se présente comme une réponse à l’objectification naturaliste du « discours de la science ». Il souligne combien la science n’est pas auto-consistante et combien elle procède elle-même d’une réduction qui produit un reste. Mais il n’est pas sûr que Lacan aurait agréé la formidable inflation du recours à l’expression des « lois du langage » qui affleure dans son propre discours. Lacan n’a cessé d’insister sur l’engendrement d’un discours par l’autre, ce qui interdit finalement d’hypostasier l’un d’entre eux. Cela interdit aussi de comprendre le « discours du maître » comme une idéalité synonyme de « loi du signifiant » ou de « langage » in abstracto. Que le « discours du maître » soit défini comme une incidence du signifiant sur le sujet parlant, ne peut pas être isolé du lien social effectivement examiné. Il y a une tentative par Lacan de penser la matérialité du signifiant en ne cessant jamais de penser sa jonction avec le corps et la jouissance, impliquant sa contingence et son historicité. De ceci témoigne justement sa notion de discours.
Selon la manière dont cette question est abordée, on comprend que la psychanalyse pourra être portée vers l’héroïsme ou l’insignifiance. Si, de manière symptomatique, Lacan oscille sans arrêt entre ces deux registres — entre inflation et déflation du rôle de la psychanalyse dans la civilisation, entre historicisation et ontologisation — il nous reste aujourd’hui à poser cette question beaucoup plus frontalement, notamment pour la tirer définitivement d’un certain renversement réactionnaire où elle s’est enlisée dans ce qu’on peut appeler le discours lacanien. Si selon Lacan « le langage est la condition de l’inconscient [32] », c’est le sujet de la science et lui seul qui fait advenir le sujet de l’inconscient : en ceci le niveau logique et le niveau historique peuvent être dialectisés, même si Lacan navigue de façon confuse entre les deux. Soyons donc enfin aussi pesteux que Lacan y invite dans la conférence de Milan en radicalisant l’exigence de rendre compte du fonctionnement logique du capital lorsqu’on prétend en parler de manière psychanalytique, sous peine de retomber dans la psychologie des rapports de domination intersubjectifs.
Sandrine Aumercier, 12 octobre 2022
Ce texte est la version développée de l’intervention faite le 15 octobre 2022 au Café Plume (Berlin) dans le cadre du séminaire « Psychanalyse et capitalisme ».
Origine : Grundrisse. Psychanalyse et capitalisme
[1] Voir Michel Arrivé, « Signifiant saussurien et signifiant lacanien », dans Langages, 1985, n°77.
[2] Voir Michel Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 10.
[3] Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 81 : « Dès qu’on tient un discours, ce qui surgit, ce sont les lois de la logique, à savoir une cohérence fine, liée à la nature de ce qui s’appelle articulation signifiante. »
[4] Lacan in Italia. 1953-1978, La Salamandra, p. 37.
[5] Ibid., p.34.
[6] Ibid., p. 20-21 : « Quand je dis qu’il faut définir le signifiant comme ce qui représente un sujet pour un autre signifiant, cela veut dire que personne n’en saura rien, sauf l’autre signifiant. »
[7] Je pense à ce petit livre pour enfant de Mira Lobe et Susi Weigel, Das Kleine Ich bin Ich.
[8] Ceci est très clair dès le début de l’Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947, où Kojève parle sans arrêt de l´ « Homme » quand l’expression n’apparaît pas dans le texte hégélien. Hegel établit une phénoménologie de la perception et non une psychologie de l’acte perceptif. Kojève transforme le Je hégélien (défini comme contenu du rapport et acte de se rapporter dans le chapitre IV de la Phénoménologie) en opposition existentielle entre le sujet et l’objet. Voir Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p. 50.
[9] Voir Jacques Lacan, « Kant avec Sade », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966.
[10] Lacan in Italia. 1953-1978, op. cit., p. 36.
[11] Ibid., p. 35.
[12] Jacques Lacan, « La troisième », 1974.
[13] Jacques Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, inédit, 9 juin 1965.
[14] Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 17-18.
[15] Voici la définition de la structure par Lacan : « La structure est à prendre au sens où c’est le plus réel, où c’est le réel même. (…) Ça se détermine en général par convergence vers une impossibilité. C’est par ça que c’est réel. (…) Ce que vise le discours, c’est la cause du discours lui-même. Que quelqu’un motive le discours autrement, comme expression ou comme rapport à un contenu pour quoi on invente la forme, libre à lui. Mais je remarque alors qu’il est impensable en cette position que vous y inscriviez à quel titre que ce soit la pratique de la psychanalyse, et même pas comme charlatanisme. Entendez que la psychanalyse, la question est de savoir si elle existe. Voilà ce qui est en jeu. Mais d’autre part, il y a quelque chose par quoi elle s’affirme indiscutablement. C’est qu’elle est symptôme du point du temps où nous sommes parvenus dans ce que j’appellerai de ce mot provisoire, la civilisation. » Ibid., p. 30-32. Le développement qui suit sur l’énergétique est très intéressant et mérite aussi un commentaire à part.
[16] Ibid., p. 37.
[17] Voir sur ce point : https://grundrissedotblog.wordpress.com/2022/04/10/refoulement-originaire-et-accumulation-primitive/
[18] Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 332-334.
[19] Lacan affirme même par endroit une identité entre les deux : Cf. L´Envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1001, p. 123. L’examen de cette thèse, qui ne peut être réalisé en quelques mots, fera ultérieurement l’objet d’une ou plusieurs séances de séminaire.
[20] Voir Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 109-110 : « l’entreprise capitaliste, pour la désigner en propres termes, ne met pas le moyen de production au service du plaisir. »
[21]Ibid., p. 353-354 : « L’imputation que le travail de l’exploité est supposé dans la jouissance de l’exploiteur, est-ce qu’elle ne trouve pas quelque chose comme son analogue à l’entrée du savoir ? — en ceci que les moyens qu’il constitue feraient de ceux qui les possèdent, ces moyens, ceux qui profitent de ceux qui gagnent ce savoir à la sueur de leur vérité. Sans doute l’analogie tomberait-elle à côté de se jouer dans des domaines si distincts, si le savoir ne s’était montré depuis quelque temps tellement complice sur le terrain du mode d’exploitation qualifié de capitaliste. » Voir aussi Ibid., p. 39 : « Le savoir, à l’extrême, c’est ce que nous appelons le prix. Le prix s’incarne quelque fois dans de l’argent, mais le savoir aussi, ça vaut de l’argent, et de plus en plus. C’est ce qui devrait nous éclairer. Ce prix est le prix de quoi ? C’est clair — c’est le prix de la renonciation à la jouissance. […] Le savoir n’a rien à faire avec le travail. »
[22] Voir Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 126.
[23] Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 38.
[24] Voir Guillaume Carnino, L’invention de la science, Paris, Seuil, 2015.
[25] Voir la description saisissante de Marx dans le Capital.
[26] Fernando Tapia Castillo a développé cette idée dans sa conférence « Le voile fétichiste de notre civilisation : Marx avec Lacan », Université Paul Valéry Montpellier III, 30 avril 2022.
[27] Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 17.
[28] Ce serait justement un discours capable de « s’égaler à la structure qui le détermine ». Voir Jacques Lacan, « La méprise du sujet supposé savoir », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001 [1967], p. 338.
[29] Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 34.
[30] Le psychanalyste Jean Clavreul est celui qui a particulièrement dénoncé ce renversement post-lacanien.
[31] Jacques Lacan, L´Envers de la psychanalyse, op. cit., p. 121.
[32] Jacques Lacan, « Radiophonie », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 406.