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A propos de Le Fétiche de la lutte des classes

Andy Serin

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Ce texte de 1989, coécrit par Robert Kurz et Ernst Lohoff, est représentatif des productions du premier groupe Krisis, dont le mouvement de pensée est celui d’une critique de la valeur (Wertkritik) et de la valeur-dissociation (Wert-abspaltungskritik). À partir de la relecture du Capital, il s’agit à la fois de renouveler la critique du capitalisme, lequel a considérablement muté depuis le XIXe siècle, et de faire la critique de l’idéologie du marxisme traditionnel et du vieux mouvement ouvrier. Pourquoi la critique du capitalisme par le marxisme traditionnel est-elle idéologique et obsolète ? C’est ce que montrent les neuf « thèses » développées dans cet ouvrage. Selon les auteurs, la « lutte des classes » est le fétiche du marxisme traditionnel. Plus qu’un trait d’ironie, il y a là une subversion profonde de la théorie marxiste dans la terminologie marxienne, dans la mesure où le « fétichisme de la marchandise » n'est autre qu’un passage célèbre du premier chapitre du Capital. En annexe, « Le Manifeste du parti communiste au prisme du double Marx », écrit par Robert Kurz en 1998, ne reformule pas seulement cette double critique du capitalisme et du marxisme dans un langage plus ordinaire que la terminologie marxienne, mais il l’inscrit au cœur d’une tension subtile et inhérente à l’œuvre de Marx.

2Dans le style du Marx de L’Idéologie allemande, Robert Kurz et Ernst Lohoff font le reproche au marxisme traditionnel de réduire la critique du capitalisme à un sociologisme de la lutte des classes (thèses 1 à 4). Mais surtout, le marxisme traditionnel met le rapport entre les deux catégories de la lutte des classes et du fétichisme de la marchandise « sur la tête » (p. 12). À nouveau, les auteurs reprennent une expression connue de Marx, pour décrire le mécanisme d’inversion du réel qui est celui de l’idéologie. Selon eux, le marxisme traditionnel se méprend sur le fétichisme de la marchandise, à savoir la structure de transformation du travail en valeur dans la forme-marchandise et la forme-argent, qui n’est pas un phénomène de surface dissimulant peu ou prou la lutte des classes, mais son processus constitutif. Par conséquent, en réduisant la critique du capitalisme à la subjectivité d’intérêts de classe (la soif de profit du capitaliste qui s’accapare la survaleur du travail abstrait et socialisé) le marxisme traditionnel manque la critique radicale du « contexte de constitution des classes elles-mêmes » (p. 18) car l’intérêt de classe prolétarien fait partie, notamment sous la forme-argent (le salaire) de l’automouvement du capital. Kurz et Lohoff soulèvent alors le paradoxe que l’intérêt de classe du prolétarien et du capitaliste ne sont nullement inconciliables, puisque ce sont des intérêts certes divergents mais pareillement concurrentiels au sein de la forme-marchandise. La reconnaissance de la classe ouvrière en tant qu’intérêt concurrent officiel s’inscrit en réalité dans le développement historique du capitalisme, qui avait besoin que le prolétariat s’affirme en classe pour dépasser le vieux modèle corporatiste du travail et disposer ainsi d’un capital variable. Il fallait intégrer définitivement et totalement le prolétariat à la forme-marchandise. C’est pourquoi les auteurs estiment que le marxisme traditionnel ne fait qu’une critique « tronquée » (p. 26) : une critique de la survaleur accaparée sans aller jusqu’à la critique de la valeur et de la fétichisation du travail dans la forme-marchandise.

3À partir de la thèse 5, les auteurs montrent qu’il faut dès lors réviser la théorie de la révolution. Selon eux, le marxisme traditionnel n’a pas compris que l’auto-affirmation du prolétariat ne saurait être révolutionnaire, parce que l’éveil d’une « conscience de classe » est un moment du venir-à-soi du capitalisme. La prise de conscience des ouvriers de leur propre intérêt de classe fait partie intégrante de la forme-marchandise. Selon Robert Kurz et Ernst Lohoff, cela tient au fait que le marxisme traditionnel reste encore, sans le savoir, dans le cadre conceptuel de la philosophie affirmative du droit hégélienne, dont Marx est un héritier critique (p. 41-44). Sur ce point, le texte en annexe de Robert Kurz apporte des éclaircissements précieux : le marxisme traditionnel n’a pas échappé à une tension inhérente à l’œuvre de Marx qui n’est pas une unité close, mais qui oscille constamment entre un Marx n° 1, exotérique de la lutte des classes, et un Marx n° 2 du fétichisme de la marchandise (p. 97). Kurz précise bien que ces deux Marx ne correspondent pas forcément à un Marx de jeunesse, puis de maturité. Si le Manifeste du parti communiste ne fait plus aujourd’hui écho, c’est parce que le temps de la lutte des classes est révolu et qu’elle a fait son œuvre pour le développement historique du capitalisme ; il est désormais l’heure du Marx n° 2 bien plus radical. En conséquence, il n’y aura de véritable révolution qu’avec l’abolition du contexte de constitution des intérêts de classe (la forme-marchandise), supposant l’auto-négation de la classe prolétarienne. In concreto, cela consiste à dire « adieu au prolétariat » sans la moindre nostalgie, à se dépouiller de toute fierté de classe et à ne plus vouloir être ouvrier. Pour le marxisme traditionnel, la fin du prolétariat est cependant impensable. De même, il manifeste une vive réticence contre la théorie des crises et de l’effondrement du capitalisme, parce que le prolétariat n’y est plus l’acteur révolutionnaire et que le scénario de l’effondrement est censé mettre fin à toutes les classes, y compris celle du prolétariat (thèses 6 et 7).

4Quand la véritable révolution adviendra-t-elle ? Dans les toutes dernières thèses 8 et 9, les auteurs en esquissent les conditions programmatiques. Il faut déceler que la crise du travail n’est que la crise du capital qui parvient à sa limite absolue : le capitalisme se heurte à la contradiction d’enfermer le travail dans la forme-marchandise, tout en tendant à supprimer le travailleur par sa mise en concurrence avec le processus techno-scientifique du travail. Point de véritable révolution du capitalisme sans rompre avec la forme-marchandise, jusqu’au mode d’existence du travailleur salarié qu’elle constitue ! C’est le développement historique du capitalisme lui-même qui est propice à une telle négation radicale de la catégorie de travail. Par exemple, le progrès technologique qui remplace l’humain au travail aussi bien que le rapport décomplexé de l’individu à la diversité des sources de revenus font que le travail cesse d’être une « forme de vie identificatrice » (p .87). Pour Robert Kurz et Ernst Lohoff, c’est le sens de la révolution communiste qui est moins celle d’une classe prolétarienne, que d’être « contre le travail prolétarien, contre la valeur » (p. 89). La véritable révolution dépend ainsi de l’émergence d’une « anti-classe », dont la conscience de classe négative la différencie absolument d’une contre-classe telle que le prolétariat. Par conséquent, « la critique du fétiche de la lutte des classes est le prélude [nécessaire, ajoutons-nous] à l’analyse des conditions d’émergence de l’anti-classe » (p. 84).

5Dans ce texte, il n’y a donc pas un mais deux « fétiches » : le fétichisme de la marchandise (la critique de la forme-marchandise du Marx n° 2, ou critique de la valeur d’après l’interprétation du groupe Krisis) et le fétiche de la lutte des classes (la tendance au sociologisme de la lutte des classes du marxisme traditionnel, mais qui était aussi celle du Marx n° 1). Mais, aussi étonnant que cela puisse paraître, Kurz et Lohoff explicitent très peu ce qu’il faut entendre par « fétiche ». Au terme de la lecture, cela soulève plusieurs questions. Le fétiche n’est-il qu’une métaphore subversive ou bien les auteurs conçoivent-ils une structure-fétiche réelle ? Certes, ils caractérisent deux fois l’adjectif « fétichiste » comme une structure agissant « dans le dos » (p. 69 et p. 100), mais ils parlent du fétichisme de la marchandise. Y a-t-il une structure-fétichiste commune au fétichisme de la marchandise et au fétiche de la lutte des classes ? D’autre part, pourquoi les auteurs ont-ils choisi le terme « fétiche » plutôt que celui d’« idéologie » de la lutte des classes ? Enfin, que vient faire ici un vocabulaire religieux dans le cadre d’une « critique de l’économie politique » ? Dans quelle mesure la forme-marchandise est-elle religieuse ? Quel rapport entre religion et économie cela invite-t-il à penser ? Dans Le fétiche de la lutte des classes de Robert Kurz et Ernst Lohoff, ce n’est donc plus la lutte des classes mais le fétiche qui attend sa critique…

Source : Liens Socio

Sur la question du fétichisme évoquée par l'auteur on pourra lire :

- Robert Kurz, « Domination sans sujet. Pour le dépassement d'une critique sociale tronquée », dans Raison sanglante, Albi, Crise & Critique, 2021. 

- Anselm Jappe, « Un concept difficile : le fétichisme chez Marx », dans Jaggernaut n°1, Albi, Crise & Critique, 2019. 

- Anselm Jappe, « Le fétichisme chez Adorno et Lukacs », dans Sous le Soleil noir du capital, Albi, Crise & Critique, 2021. 

- Robert Kurz, La Substance du capital, Paris, L'Echappée, 2019. 

 

Tag(s) : #Recensions & Notes de lectures
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